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Le quatuor Debussy : une structure culturelle innovante

Interview de Christophe COLETTE et Marine BERTHET

<< :Si les étudiants étaient davantage préparés à mener leur "petite entreprise", ils seraient davantage en capacité de proposer des solutions nouvelles dans un environnement culturel complexe >>.

Le secteur culturel, affiche un taux de croissance plus élevé que la moyenne nationale, et chose rare pour être soulignée, on pense davantage à le lui reprocher qu’à s’en féliciter. C’est que l’on croit trop souvent qu’il ne dépend que de la subvention publique. Or les structures qui y réussissent sont souvent dynamiques du fait même qu’elles multiplient les sources de financement : l’argent public certes, mais aussi celui des festivals et des entreprises, la vente de produits dérivés et celle de leur savoir faire, etc. Ce milieu professionnel très concurrentiel est aussi un milieu qui cultive une solidarité paradoxale, car tous ses acteurs sont unis par un but commun : faire exister leurs œuvres plutôt que dégager des profits. Il s’en suit des parcours de réussite où collègues, entreprises amies, fonctionnaires passionnés jouent souvent un rôle déterminant dans la concrétisation des projets. Nous avons choisi d’interroger des responsables de structures de taille moyenne, représentatives à nos yeux de ce mélange d’esprit d’entreprise et de volonté de réussir… des œuvres.

Marine Berthet, administratrice du Quatuor Debussy et Christophe Collette son premier violon, expliquent tous deux comment ils ont investi leur temps, leur argent dans un quatuor qui est aujourd’hui sans doute l’un des plus en vue en France et dans le monde. 

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Date : 11/12/2007

Comment le Quatuor est-il né, quels ont été ses débuts ?
Marine Berthet : Le quatuor a démarré très vite, parce que très tôt après s’être formé, après 2 ou 3 ans de travail en commun, ses membres ont remporté le premier prix du concours international d’Evian, qui est l’un des concours les plus réputés au monde. Ce concours leur a permis d’obtenir une quarantaine d’engagements pour des concerts et un prix en numéraire. Mais plutôt que de répartir cet argent entre eux, les musiciens du quatuor ont préféré le consacrer à l’embauche d’une administratrice. D’abord à mi-temps, puis très vite à temps plein.
Avec Evian, vous faites une entrée remarquée dans le milieu feutré de la musique classique et vous être assuré de travailler pendant trois ou quatre ans. Mais les musiciens ont tout de suite envisagé la durée. Ils ne voulaient pas se satisfaire d’un gain immédiat, mais structurer une entité pour être capable de développer leur carrière. En cela, ils ont très vite, très tôt eu une vision entrepreneuriale du métier.

Quels ont été les personnages clés dans votre parcours ?
Christophe Collette : À l’origine, nous étions musiciens d’orchestre, nous avions une place à l’Opéra de Lyon. Mais il a toujours été clair que nous ne voulions pas nous limiter à ce seul espace de travail. Cette intuition a été confortée par de très nombreux professionnels qui nous ont encouragés, par nos professeurs et en particulier le violoniste Jacques Prat qui nous a beaucoup soutenus. Il a tout de suite perçu chez nous un son, une personnalité. Puis, nous avons passé des concours, mais sans brûler les étapes. Pour notre premier concours, notre objectif était de passer le premier tour, mais pas d’aller au-delà, car nous n’étions pas prêts. Ensuite, nous sommes allés en finale à Munich, mais "heureusement" sans gagner, car nous n’aurions pas pu assurer ce qui en aurait résulté, à savoir une carrière immédiatement internationale. Pour Évian par contre, il était décisif que nous l’emportions, car nous nous y étions préparés. Nous avons investi beaucoup de notre temps dans ce concours. Si nous avons pu le faire, c’est que nous y avons été aidé. Par exemple par la Société Générale, qui nous a accordé une bourse de travail. Le directeur du CNSMD, qui était alors le compositeur Gilbert Amy, a quasiment ouvert une classe de perfectionnement de quatuor pour nous, qui est devenu ensuite un post diplôme. Ce sont des interventions qui ont été déterminantes pour nous : nous avons été soutenus par des professionnels que nous estimions, qui nous ont fait confiance. C’est essentiel.
Nous avons donc pris une année sabbatique pour préparer Évian. En parallèle nous avons beaucoup joué en public. Nous avons donné de nombreux concerts au CNSMD. Et nous avons aussi travaillé en première partie d’un spectacle du violoniste Patrice Fontanarosa, ce qui nous a permis de roder tout le programme d’Évian. Nous sommes donc arrivés au concours dans les meilleures conditions de préparation. Et cela a été possible car beaucoup de musiciens nous ont tendu la main, nous ont donné les conditions matérielles de travail et nous ont permis de jouer en public, dans de très grandes salles. Cela a rendu la pression lors du concours supportable. J’ajoute que de nombreux grands maîtres du quatuor nous ont donné des leçons, nous ont écoutés, conseillés : c’est une aide qui n’a pas de prix et qui a été déterminante.

Pourquoi avoir choisi de développer une structure avec un administrateur  plutôt qu’avec un agent artistique ?
Christophe Collette : Pour nous, il était évident qu’il nous fallait quelqu’un qui nous suive et non pas simplement un agent chargé de nous trouver des dates. Nous voulions un administrateur, attaché au Quatuor, capable non seulement de gérer les concerts qui se présenteraient mais de rendre possible nos envies artistiques, qui n’étaient pas toutes centrées sur la musique de chambre dans sa forme classique ou traditionnelle. Très vite, j’ai eu l’intuition que le système de l’agent était dépassé ou en tout cas qu’il ne serait pas capable de rendre possible nos souhaits artistiques et qu’il nous fallait un administrateur. Nous l’avons recruté de manière très professionnelle, en réunissant un jury d’entretien presque pléthorique, mais qui était pour nous une manière de faire le bon choix puisque nous n’y connaissions en fait rien.

Marine Berthet : Un administrateur fait beaucoup plus qu’un agent : Il doit certes gérer les contrats et la logistique, mais surtout, il développe la structure, il trouve des partenariats et il doit être capable d’engager un dialogue de proximité avec les artistes et tout faire pour réaliser leurs envies artistiques. C’est aussi parce que le Quatuor s’est très vite structuré, parce qu’il a eu une administratrice, qu’il a pris un tel essor. Les instrumentistes doivent consacrer beaucoup de temps à leur pratique, ils peuvent avoir les idées de ce qu’ils souhaitent, mais ensuite, il faut une personne qui soit attachée à la réalisation de ces envies. C’est une répartition des rôles classiques entre un administrateur et des artistes.

Comment décrivez-vous la relation de travail entre l’artistique et l’administratif, cette distinction a-t-elle un sens ?
Marine Berthet : C’est un travail de collaboration très proche, presque symbiotique. C’est aussi un couple classique dans le secteur culturel, avec l’association d’un directeur artistique et d’un directeur administratif. Je suis là pour développer le projet, pour assurer sa viabilité, pour trouver les moyens de réaliser les envies. Les entreprises culturelles fonctionnent souvent avec un binôme quand un directeur artistique parvient à travailler en bonne intelligence avec un manager. Je ne sais pas si on peut modéliser ce système, mais je sais qu’il fonctionne sur un certain nombre de règles et notamment le respect mutuel des compétences de chacun. J’essaie toujours d’être à la hauteur des exigences artistiques des musiciens, je m’y applique dans toutes les tâches, même les plus quotidiennes. Et puis tout simplement aussi, j’y crois. Je crois à ce projet, je m’y suis engagée pleinement parce que j’ai toujours eu foi dans le potentiel du Quatuor Debussy.

Peut-on parler d’entreprise à propos d’une structure comme la vôtre ?
Marine Berthet : Dans le secteur culturel, il y a un tabou à parler d’entreprise et de management. Sur de très nombreux points, nous sommes une entreprise. Je me considère en effet comme un manager. J’estime par exemple que tout emploi doit apporter son propre financement. Actuellement, nous sommes trois à temps plein et je sais que chacun d’entre nous rapporte largement son salaire. Pour autant, ce qui nous distingue d’une entreprise classique, c’est notre relation au profit : ici, nous ne cherchons pas à faire de bénéfices, mais à équilibrer. Autrement dit, il me faut trouver les moyens financiers et matériels pour que l’artistique s’épanouisse. Quand les musiciens ont eu envie de faire un festival –Cordes en Ballade, dédié au quatuor–, j’ai mis en oeuvre les moyens nécessaires à la réalisation de ce projet. Plus largement, nous avons beaucoup de mal à parler d’argent dans nos milieux, or, ce que nous faisons a un coût et si nous ne trouvons pas de moyens, les projets ne se feront pas, tout simplement… Comme dans une entreprise, je suis très attentive à ne pas mettre en péril la structure, à dire non parfois, si un projet est démesuré ou prématuré.

Que pensez-vous des incitations au développement du mécénat ?
Marine Berthet : S’agissant du Quatuor, nous avons toujours été en prise avec le monde de l’entreprise. Dès les débuts, les instrumentistes ont bénéficié du Mécénat Musical de la Société Générale. Depuis nous n’avons cessé de développer nos relations avec l’entreprise. Mais il me semble que le secteur n’a pas encore fait sa révolution culturelle à l’égard du mécénat. Cependant, la situation évolue depuis la loi de 2003 et les préventions commencent à s’atténuer. Les professionnels de la culture réalisent qu’il faut envisager la relation avec l’entreprise sur le mode de l’échange et non plus seulement du don désintéressé. Pour mettre en place une relation de confiance avec l’entreprise, il faut que nous sachions nous mettre à l’écoute, afin de comprendre nos interlocuteurs, leurs demandes, et être en capacité de leur faire des propositions qui entrent dans le cadre du projet artistique. Et bien sûr savoir dire non, si le projet ne nous convient pas.Symétriquement, il est vrai aussi que les entreprises sont souvent frileuses, surtout les PME avec qui nous aimerions avoir davantage de liens. Aujourd’hui seules les grosses entreprises agissent vraiment. Mais bien souvent, elles se tournent vers les festivals installés ou les institutions, elles n’ont pas la volonté de prendre des risques sur des projets plus innovants.

Est-ce que votre parcours original dans le monde de la musique classique, votre goût pour l’innovation, les mises en scène, les installations musicales dans des lieux, est-ce que tout cela peut être associé à votre démarche d’entreprise?
Christophe Collette : Pour moi, un musicien ne peut pas se contenter des cadres ordinaires du concert. Il doit se poser des questions sur son environnement. Par exemple, j’ai eu très vite le sentiment que le public vieillissait, que nous ne pouvions nous contenter de jouer pour ces spectateurs aguerris, qu’il fallait que nous nous posions des questions sur notre manière de jouer, des questions sur les lieux où nous donnions des concerts, sur la forme même du concert classique etc. Il me semblait qu’il fallait revoir tout cela, que c’était de notre responsabilité d’artiste. De fait, les concerts "traditionnels" représentent tout de même les deux tiers de notre activité, mais les productions scéniques nous donnent un espace nouveau, un renouvellement artistique que nous n’obtiendrions pas en restant en formation à quatre. Et puis il est vrai aussi que cela contribue à nous identifier, cela nous distingue.
Nos collaborations avec des metteurs en scène ont été très importantes pour nous. C’est là que nous avons vraiment mis en œuvre cette relation entre la scène, le lieu et le public. Et pour cela, les metteurs en scène avec qui nous avons travaillé ont eu un rôle décisif. Par exemple, pour notre premier travail scénique, j’avais fait un découpage texte et musique sur Chostakovitch. Mais le projet a pris une toute autre ampleur lorsque Philippe Delaigue en a fait la mise en scène. Nous allons travailler à nouveau avec lui cette saison, pour « Le bonheur des uns » (du 8 au 10 avril 2008 au Théâtre de la Croix-Rousse).

Comment s’est mis en place votre collaboration avec l’école de la place du Commandant Arnaud ?
Marine Berthet : Elle s’est développée au moment où nous avons cherché des locaux. Pour cela, nous sommes allés voir le maire de l’époque, Michel Noir, qui ne nous a pas donné de subvention, mais qui a mis à notre disposition des locaux dans une école. C’était une intuition formidable, qui a déclenché ensuite de très nombreuses opportunités de travail et de collaboration avec les scolaires. Michel Noir était aussi sensible à la musique, violoncelliste lui-même, il a été un personnage clé dans le démarrage du Quatuor. Nous avons alors considéré que nous avions un "contrat moral" avec la ville. Certes, la mise à disposition est entièrement gracieuse, mais il nous a tout de suite semblé normal de travailler avec les scolaires. Nous avons été parmiles premiers à mettre "l’artiste à l’école".

Avez-vous l’impression que votre parcours atypique fait école ?
Marine Berthet : Pas autant que nous le souhaiterions… La formation dans les conservatoires et au CNSMD demeure très centrée sur la pratique musicale, les étudiants sont très peu, voire pas du tout initiés au monde du travail. Je reçois d’ailleurs très souvent des appels, ils viennent prendre icides conseils.

Christophe Collette : Pourtant, cette initiation pratique ne serait pas du luxe ! De notre côté, lors des master class de notre festival Cordes en Ballade, nous imposons aux étudiants des conférences « techniques », notamment celles données par François Lubrano qui dirige la Spedidam. D’une manière générale, il serait nécessaire de repenser l’enseignement de l’art, d’améliorer les relations entre élèves et étudiants en travaillant sur des séminaires, sur des relations de proximité, concentrées sur des périodes d’une semaine à 15 jours. Les élèves sont demandeurs et cela permettrait de mieux aborder les questions de la vie quotidienne du musicien professionnel et pas seulement l’apprentissage de la musique, car c’est une des choses qui à mon sens fait défaut dans l’enseignement actuel. Si les étudiants étaient davantage préparés à mener leur "petite entreprise", ils seraient davantage en capacité de réagir et de proposer des solutions nouvelles dans un environnement culturel complexe.

Marine Berthet : Très récemment, le réseau des entreprises en Rhône-Alpes nous a sollicité, pour qu’à notre tour nous puissions échanger avec de jeunes entrepreneurs, pour que présentions notre expérience. Ainsi, nous devenons les parrains d’autres initiatives, culturelles ou pas.