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Un parcours d'intégration par la création d'entreprise

Interview de Cédric CARMEL

Illustration représentant un individu travaillant sur un ordinateur

<< Quand on vit en banlieue, on sait très vite que la vie va être difficile. On a pleinement conscience des réalités. Alors on a la rage et cette rage, c’est à chacun de décider ce qu’il souhaite en faire >>.

Un exemple de parcours d'intégration et de réussite sociale et économique d'un jeune issu de quartiers difficiles avec Cédric Carmel.

Comment la rage peut-elle se transformer en projet constructif ?

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Date : 30/11/2007

Vous êtes un jeune créateur d’entreprise, pouvez-vous nous décrire votre activité ?

En octobre 2007, nous avons ouvert, cours Lafayette à Lyon, un magasin spécialisé dans la culture urbaine et afro caribéenne. Nous vendons des produits issus du marché de l’indépendance, principalement des CD, DVD et des vêtements liés à la culture des Antilles - Guyane, Guadeloupe, Martinique – de la Réunion, d’Afrique et liés à la culture urbaine, celle du Hip-Hop et du RAP. Nos produits proviennent de différents pays et notamment du Ghana et du Niger.

L’activité fonctionne depuis un mois et demi, doucement les premiers jours et maintenant à un rythme qui nous satisfait. Nos produits répondent à une demande de la communauté Afro et notamment d’Afrique du nord et des Antilles, je pense notamment aux nombreux étudiants Antillais de Lyon. Nous sommes deux, mon frère et moi. Il est vendeur, et moi, en tant que gérant, je me charge de la gestion de toute l’activité. Mon frère est celui que l’on met en avant, une marque de fabrique en quelque sorte tant il a une très forte connotation avec la réussite urbaine. Il est le premier artiste solo que l’on a mis en valeur et maintenant il est reconnu au niveau national sous son nom de scène KNAI. Pour lancer notre activité, nous n’avons pas fait de publicité particulière, c’est le bouche-à-oreille qui a fonctionné et qui fonctionne encore. Il faut dire que nous connaissons pas mal de monde dans les banlieues de notre agglomération.

 

D’où vous vient cette connaissance des banlieues lyonnaises ?

En 2003, nous avons créé une association, Lez Majesté, dont l’objectif était de développer l’offre culturelle auprès des artistes et créateurs urbains. Dans ce cadre, nous avons organisé des concerts et surtout des tremplins à l’instar de « Buzz booster ». Ces tremplins mettent en relation des structures sociales et économiques comme L’original et le Centre Culturel Œcuménique de Villeurbanne et s’opèrent dans divers lieux de la région (Grenoble, Saint Etienne, Annecy, Vienne…).

Aujourd’hui, les tremplins rayonnent à l’échelle nationale et donnent une visibilité aux artistes qui souhaitent se faire connaître et accéder à des scènes comme celle du Ninkasi. Pour aller plus loin dans cet objectif de promotion de jeunes artistes urbains, nous avons créé une deuxième association, 800 Industrie, pour offrir aux plus déterminés des possibilités d’enregistrer et de faire partie d’un support discographique. Ainsi, nous avons fait le tour de toutes les banlieues de l’agglomération, Vénissieux, Vaulx-en-Velin, Saint-Genis-Laval, la Duchère, et bien sûr Saint-Priest d’où nous sommes originaires. Nous allions directement au contact des jeunes artistes pour repérer les plus motivés. Nous avons ainsi conduit huit projets discographiques avec quinze groupes différents par projets. Plusieurs centaines de personnes ont ainsi fait partie de l’aventure. Aujourd’hui, ce sont nos clients et avant tout nos collaborateurs, notre famille.

 

Quelles sont vos plus grandes réussites ?

Tout d’abord, celle d’avoir crée des rencontres considérées comme impossibles. On a en effet réussi à faire en sorte que des jeunes de quartiers différents, qui ordinairement s’opposent, se rencontrent pour partager un projet commun autour de la musique. Ensuite, c’est le plaisir de voir divers talents s’exprimer et d’avoir pu en révéler des grands. Je pense notamment à Trépann’, auteur et interprète, qui est un personnage fabuleux, un pur produit de la mixité culturelle. Il est blanc, c’est-à-dire français de souche, mais il a su se colorer des différentes cultures qu’il a côtoyées et construire sa personnalité sur cette multi culturalité. Ces textes sont des messages d’espoirs et portent en eux la richesse de la diversité de la société.

 

Comment financiez-vous cet accompagnement de jeunes artistes ?

Nous avons créé une gamme de vêtements pour financer ces projets. Et puisque l’Olympique Lyonnais commençait à gagner et que l’identité lyonnaise se développait, nous avons voulu associer nos créations à ce mouvement identitaire. C’est pourquoi nous avons recherché un terme bien lyonnais, en lien avec l’urbain et que nous avons trouvé : la trique. L’expression remonte au temps des Romains, « mener les hommes à la trique » puis, elle a été utilisée, entre autre, pour signifier une sanction pour bannir les rebus de la société. Les forçats aussi l’utilisaient et par exemple, Givors était considéré comme un lieu de trique. Nous avons urbanisé le terme et modernisé l’orthographe et notre gamme de vêtements s’est appelée 69 la Trik. Depuis trois ans, on fabrique nos produits à Saint-Priest et on les distribue le plus largement possible. Chaque année, sous forme de concours, nous demandons à différents designers un nouveau logo. Cette année c’est Antoine Younan qui nous a proposé le meilleur logo.

 

Vous aviez 21 ans quand vous vous êtes lancé de ces aventures de Lez Majesté et de 800 Industrie, qu’est-ce qui vous motivait ?

J’ai toujours voulu sortir du milieu dans lequel je me sentais enfermé. Et, il y a dix ans, le RAP était le seul moyen de sortir, d’appartenir à un groupe, à un mouvement dans lequel on trouve quelque chose qui nous ressemble. Je me suis pleinement investi pour participer à ce mouvement. On se retrouvait, entre nous, dans les caves pour écrire. C’était comme un jeu, un challenge, il nous fallait être meilleurs que les autres du quartier, puis des autres quartiers. Il y avait à la fois un enjeu identitaire fort et une quête de reconnaissance. Je n’étais vraiment pas le meilleur, mon frère notamment était, et est toujours, bien plus doué. C’est sûrement ce qui m’a conduit à me lancer plus dans l’organisation de challenges et dans la promotion d’artistes. Il y a de la continuité, Lez Majesté, puis 800 Industrie et maintenant, comme un aboutissement de ces expériences, la boutique Buzz Mag.

 

Pourquoi créer son entreprise ?

Quand on vit en banlieue, on sait très vite que la vie va être dure. Et, soit ça vous détruit, soit ça vous forge le caractère. Je crois que j’ai opté pour la deuxième voie. En banlieue, la seule échappatoire qu’on nous propose, c’est la réussite scolaire. Faire des études supérieures doit nous permettre de progresser, nous garantir une vie meilleure. C’est faux, mais je ne le savais pas. Alors, même si je n’étais pas un élève très brillant et régulier, j’ai passé mon bac et j’ai ensuite fait un BTS vente. Après mon BTS, j’ai voulu entrer à l’IDRAC où j’étais accepté, mais il n’existe pas d’aide financière (ou je ne les connais pas) pour intégrer une telle école. Ce que j’ai ressenti à ce moment-là a été intense, j’étais profondément dégoûté. Après tous ces efforts, pour sortir, pour m’en sortir, on me refusait d’entrer dans cette école, non pas à cause de mes compétences mais à cause de mon niveau social. Ce coup a été la goutte d’eau… Puisque la réussite scolaire m’étais désormais refusée, j’allais prendre une autre voie, une que l’on n’apprend pas à l’école, celle de la création de ma propre entreprise. Mon objectif primordial était d’être autonome. Je voulais gagner de l’argent légalement (d’autres voies bien plus faciles existent, mais elles ne m’intéressent pas) et ne devoir compter sur personne.

C’est le véritable paradoxe de l’Education Nationale : elle prône les études générales supérieures dont souvent les seules issues sont de partir à l’étranger ou de créer sa propre activité, et dénigre les filières professionnelles et technologiques qui offrent plus de débouchés. J’ai encouragé mon frère à suivre une autre filière que la mienne et à obtenir un bac professionnel.

 

Comment votre projet a-t-il pu se réaliser ?

Nous avions déjà fait pas mal d’activités à travers les associations que nous avons créées. Nous connaissions différents partenaires, mais il était difficile d’obtenir des subventions et pour nous, le régime associatif n’était qu’une étape pour aller vers l’entreprise. Pour continuer notre activité d’aide et de promotion d’artistes, il nous fallait trouver de l’argent par nous-mêmes. 

Tout d’abord, nous sommes allés à l’ANPE nous présenter et présenter le projet. Au cours des mois qui ont suivi, nous avons été invités à différents entretiens mais aucun n’a débouché sur un axe concret. L’ANPE ne pouvait finalement pas répondre à notre demande. Heureusement, dans un organisme partenaire de l’ANPE, nous avons rencontré une personne qui a eu l’ouverture d’esprit pour faire la connexion entre notre projet et le stage que proposait l’association Sport dans la ville, en partenariat avec EM Lyon. Ce stage s’adressait à des jeunes issus de quartiers d’habitat social, porteurs d’un projet de création d’entreprise. Il était pour nous. Nous sommes très vite allés présenter notre projet, nous avons été sélectionnés et nous avons donc intégré ce stage d’une durée de six mois à raison d’un jour par semaine. Chaque journée abordait un domaine particulier, juridique, commercial, financier… Les intervenants étaient des hommes expérimentés du monde de l’entreprise.

Ils nous ont permis de structurer nos idées. Ainsi, tout en travaillant à côté et en affinant notre projet grâce au stage, nous avons commencé à chercher un local. Nous avons trouvé cette belle opportunité cours Lafayette, un local avec un rez-de-chaussée qui était vide et des bureaux à l’étage occupés seulement en partie par l’association Sankofa-Back to roots, qui valorise et soutient les cultures africaines traditionnelles.

 

Sans ces relais, pensez-vous que vous auriez pu conduire votre projet à terme ?

Oui, nous aurions pu le concrétiser, mais pas dans d’aussi bonnes conditions. Le stage à EM Lyon nous a permis de voir autrement, de mieux réfléchir et de sortir de notre cadre. À l’occasion de ce stage, nous avons vraiment mesuré la fracture sociale : d’un côté, des outils performants et des réseaux et de l’autre, la mission locale où lorsque l’on souhaite créer une entreprise, on nous demande d’abord de combien on dispose et si l’on ne préfèrerait pas suivre une formation de serrurier !

Entre la mission locale, et plus globalement les dispositifs d’emploi de l’Etat, et nous, il y a le sentiment d’une confiance trahie. Ces dispositifs ne sont plus appropriés, ne savent pas mettre les gens en réseau, créer des connexions. Ils sont enfermés dans des pratiques antiques des années 1980, où il faut constituer des dossiers et encore des dossiers. Aujourd’hui, il faut faciliter les liens directs entre les jeunes et les entreprises, dans des situations concrètes. C’est ainsi que le jeune bénéficiera d’une vraie formation. Lorsque nous avons été mis en relation avec Sport dans la ville, nous nous sommes interrogés sur son rôle et pourquoi EM Lyon n’entrait pas directement en contact avec les porteurs de projets. Mais, aujourd’hui il nous semble indispensable que de tels relais existent pour créer des passerelles, pour ouvrir et élargir les réseaux.

 

C’est pour constituer de nouveaux réseaux dans ce souci d’entraide efficace que vous avez créé l’association des jeunes entrepreneurs urbains ?

Tout à fait, nous souhaitons constituer un réseau dans un esprit de fédération. Il s’appellera FEU, Fédération des Entrepreneurs Urbains. L’objectif est de s’entre aider entre personnes qui ont envie de créer mais aussi de dire qu’il est possible de se lancer et de sortir du milieu de la banlieue. La mobilité, c’est vital, il faut aller voir ailleurs ce qui se passe, confronter les expériences, s’ouvrir l’esprit, rencontrer d’autres mondes, celui des entreprises, des grandes écoles…

D’ailleurs, la nouvelle génération, les 15/18 ans d’aujourd’hui, l’ont bien compris. Ils ne sont pas dupes. Grâce à Internet et aux gratuits où l’information est moins verrouillée que sur TF1, grâce aux émissions décalées comme les Guignols, les jeunes ont accès à une plus large information, à des points de vue plus divers. Il y a moins de sujets tabous, à l’exception de la religion.

 

La création de ce réseau d’entrepreneurs repose-t-elle sur l’idée que la France est profondément cloisonnée ?

La France est effectivement cloisonnée et la banlieue constitue une communauté à part entière. Aujourd’hui cette communauté est sociale avant tout, celle des précaires. Dans les banlieues, ce n’est plus du communautarisme ethnique et encore moins religieux qui est à l’œuvre, mais un communautarisme social. Ce dernier est de fait territorial, celui des banlieues d’habitat social où sont regroupés les pauvres qu’ils soient noirs, bancs, jaunes ou gris. D’ailleurs entre nous, il n’y a pas de racisme sauf quand, dans une altercation entre deux personnes, il faut bien trouver un objet de conflit. Car évidemment, comme dans toute communauté humaine, il y a des conflits, mais ils ne portent pas sur la couleur ni sur la religion.

 

D’une manière générale, quel est votre sentiment sur l’attention que portent les adultes sur la jeunesse d’aujourd’hui ?

Lorsque l’on parle des adultes, il faut distinguer les parents et les autres. Les parents sont très inquiets. Aujourd’hui par la formation, les enfants peuvent être maîtres de leur destin et vouloir sortir des schémas établis : fils d’ouvrier, tu seras ouvrier. Mais les parents n’ont pas forcément les moyens de répondre aux demandes de leurs enfants, sur le plan économique mais aussi culturel. La crise commence là.

En fait, je pense que nous sommes dans un contexte de crise économique réelle et profonde mais aussi sociale. Or, on n’avait pas prévu l’évolution de la famille vers plus de familles monoparentales ou recomposées. Les politiques n’y étaient pas préparés. Et, tout en sachant qu’il faut conserver la masse intellectuelle en France, ils ont un discours qui va à l’inverse. Les jeunes qui font des études partent à l’étranger. Ceux qui investissent le font dans leur pays d’origine. Ceux qui n’ont pas les moyens d’investir ou de partir n’ont pas envie non plus de défendre la France. Il n’y a plus de patriotisme car la société ne considère pas ses jeunes comme une priorité. Or, l’avenir d’un pays est dans sa jeunesse, il faudrait les charmer, les inciter à rester, à s’investir dans le pays et les motiver pour être fiers de participer au développement de la France. La France n’a pas su accueillir nos parents avec l’estime qu’elle disait avoir.

Notre génération a cependant essayé de s’intégrer, de jouer le jeu de l’éducation notamment. Cette démarche n’est pas prise en compte. De fait, il y a une forte tendance des jeunes de banlieue à chercher du côté des racines ou de l’ailleurs de nouveaux horizons. C’est vraiment dommage car il y a tout à faire ici, et c’est ce que la nouvelle génération qui arrive entend faire et dire.

 

Votre petit mot de conclusion ?

Ce sera un mot d’encouragement. Comme je l’ai dit, quand on vit en banlieue, on sait très vite que la vie va être difficile. On a pleinement conscience des réalités. Alors on a la rage et cette rage, c’est à chacun de décider ce qu’il souhaite en faire, l’utiliser comme carburant pour avancer, pour construire, pour s’en sortir, ou bien l’endosser en la vivant comme une rage psychotique, dévastatrice qui nous conduit à nous détruire, ou encore la transformer en haine et en agressivité envers les autres et le milieu dans lequel on vit. La première voie n’est pas facile mais, à l’évidence c’est la meilleure, à chacun de choisir…

 

Qu’est-ce qui vous a poussé vous à opter pour la voie la plus constructive ?

Si j’ai choisi cette voie c’est parce que j’avais une forte volonté d’autosatisfaction et de réussite sociale. Dans nos milieux, nous n’avons pas eu la chance d’avoir des exemples de réussite sociale et je voulais en être un. De plus, je pense profondément que c’est à notre génération de faire le nécessaire pour la génération à venir.