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Les rôles respectifs de la médecine et de la pharmacie dans le développement de l'industrie textile et chimique à Lyon

Interview de Erik Langlinay

Illustration représentant un papillon de nuit

<< En ce début de XXIe siècle, la chimie de Lyon se caractérise surtout par l’appui sur une région industrielle diversifiée, sa reconversion vers la pharmacie et l’excellence de sa formation technicienne >>.

Les étapes principales du développement de l'industrie de la chimie et du textile à Lyon avec les rôles respectifs de la médecine et de la pharmacie.

Entretien avec Erik Langlinay, Professeur agrégé d’histoire et doctorant en histoire de la chimie à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS).

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Date : 27/07/2007

Comment se sont structurées les industries de chimie et du textile à Lyon au XIXe et au XXe siècles ?

Tout d’abord, il faut noter que l’industrie chimique lyonnaise est fille de l’industrie textile. En effet, ce n’est qu’à partir de l’industrie textile que la chimie industrielle a pu se développer à Lyon. L’industrie textile nécessite de l’acide sulfurique et du chlore pour blanchir les textiles et des colorants pour les teindre. La puissance de l’industrie lyonnaise au XVIIIe et au début du XIXe siècle réside dans la fabrication de la soie selon un modèle original. En effet, les manufacturiers lyonnais travaillent très différemment des manufacturiers anglais, avec qui ils sont en concurrence directe.

Les Lyonnais ont, en effet, mis en place un système très flexible. Ils travaillent sur un échantillon qu’ils envoient à travers l’Europe par un réseau de représentants de commerce, c’est ce qu’a démontré Bernard Cottereau dans l’ouvrage de C.Sabel et N. Zeitlin, World of possibilities. Si le motif ainsi développé plaît, tous les fabricants indépendants se mettent à le produire. Ainsi, le marché est satisfait de façon très rapide par l’industrie textile lyonnaise. Après les révoltes des canuts – les ouvriers soyeux – en 1831 et 1834, l’ouvrier effraie. C’est pour cette raison que dans l’industrie textile lyonnaise, on divise le travail dans les Monts lyonnais jusqu’à 80 kilomètres autour. On facilite le travail à la maison avec l’aménagement des métiers à tisser dans les campagnes pour éviter à tout prix une trop forte concentration ouvrière. L’extension vers la chimie de la part du patronat textile participe du souhait de dominer la filière amont.

L’industrie chimique, quant à elle, n’existe pas à proprement parler avant le dernier quart du XVIIIe siècle. En France, elle se développe à partir du moment où le manufacturier anglais John Holker est autorisé à s’installer à Rouen qui est aussi une grande cité textile. Il crée une industrie textile et acquiert le privilège en 1766 de fabriquer de l’acide sulfurique. Son objectif est de créer un complexe industriel sur la rive sud de Rouen, à Saint-Sever. John Holker cherche à essaimer et à rattraper le retard par rapport à l’Angleterre. Les produits chimiques fabriqués vont permettre de blanchir les textiles et même de les attaquer. Cette opération est un préalable à la teinte. Holker installe d’énormes chambres d’acide sulfurique à Rouen, fait venir du soufre de Sicile et le transforme en acide sulfurique. Holker a là un énorme privilège car lui seul a le droit de faire de l’acide sulfurique. Ce privilège est contesté dès les années 1780 par les entrepreneurs lyonnais.

Mais en 1789, le système s’effondre et il n’y a plus de privilège. Les entrepreneurs de textile vont récupérer la fabrication de l’acide sulfurique et le fabriquer eux-mêmes. On voit donc bien que l’industrie chimique n’existe dans un premier temps qu’à travers le développement de l’industrie textile et les incitations de l’État.

 

Cela voudrait dire que d’autres domaines comme la médecine, la pharmacie, etc., n’ont pas eu à ce stade-là besoin de la chimie ? 

Ce n’est pas tout à fait vrai. Il y a un autre domaine qui se développe avec la chimie, c’est celui du verre. Par exemple, Saint-Gobain est une manufacture royale créée en 1667. Pour fabriquer le verre, on a besoin également de soude. Quant à l’industrie pharmaceutique, ce n’est qu’à partir des années 1880 qu’elle connaît un grand essor avec la découverte de l’aspirine, puis les antisyphilitiques au tournant du siècle qui sont mis au point par l’industrie chimique allemande, la BASF notamment. Ces médicaments sont issus de la chimie organique et sont parents des colorants.

Mais, la chimie est à la fois un savoir et une pratique. C’est à la fois connaître des réactions chimiques et savoir comment on fabrique le produit. C’est une industrie de tour de main… Dans les archives, on voit bien que les ouvriers agissent sur les matériaux en fonction de la couleur de la flamme ou de la couleur du produit. La chimie est un art. C’est un savoir qui se transmet de maître à compagnon ou d’ouvriers à ouvrier et qui ne se limite pas au laboratoire. Les industriels, les ouvriers ont aussi une part dans l’invention chimique. C’est le cas des Gillet à Lyon, entrepreneurs de textile qui développent des colorants et des mordants pour teindre les tissus de soie qu’ils produisent à partir des années 1830-40.

 

Quelles sont les étapes principales du développement de l’industrie chimique au XIXe siècle ? 

La grande période de la chimie lyonnaise se situe entre 1822 et 1870. Elle va manquer le tournant de la chimie organique à la fin du XIXe siècle mais va relever la tête au XXe avec l’industrie pharmaceutique. Je verrai trois grandes étapes principales.

La première serait l’installation en 1822 de la vitriolerie de Claude Perret sur les quais de Perrache. Cette usine deviendra le prototype de la grande usine de produits chimiques avec la fabrication de l’acide sulfurique en grand qui est un élément principal dans le développement de l’industrie chimique. L’acide sulfurique est le produit de base de la chimie. C’est un produit nécessaire à toute l’industrie : industries textiles, industrie des engrais, industrie métallurgique. Dans les années 1840, le chimiste Théophile Pelouze considère que la production d’acide sulfurique permet de mesurer l’activité économique d’un pays.

Ce développement de la chimie lyonnaise fait suite au relèvement par le Royaume de Naples en 1838 des prix du soufre de Sicile qui est nécessaire à la fabrication d’acide sulfurique. C’est à ce moment que les frères Perret comprennent que dans les mines de Sain-Bel, situés à une vingtaine de kilomètres de Lyon, ils peuvent trouver de la pyrite qui a une forte concentration cuivreuse et en soufre. Les Perret trouvent donc un moyen de récupérer le soufre contenu dans cette pierre par la construction d’un four capable de brûler la pyrite… Ils écrasent toute la concurrence. Ils achètent ces mines et développent une production d’acide sulfurique bien moins cher que partout ailleurs en France. Ainsi, ils créent un quasi-monopole sur l’acide sulfurique en France. À 500 km à la ronde, il n’y a aucun producteur moins cher qu’eux. 

À un niveau local, un complexe industriel et minier est créé avec la mise en relation des mines de Sain-Bel et des usines lyonnaises des Perret, à Pierre Bénite et Saint-Fons. Puis, ils revendent cet acide à toutes les industries qui utilisent ce produit de base.

 

Les frères Perret ont trouvé de la pyrite, mais c’est leur mérite n’est-il pas aussi d’avoir inventé le moyen de fabriquer l’acide sulfurique ?

Oui, c’est exact. C’est parce qu’ils ont mis au point ce four à pyrite qu’ils ont pu perfectionner la fabrication de l’acide sulfurique. C’est un savoir-faire inestimable. De plus, ils vont avoir le génie entrepreneurial d’acheter toutes les mines de pyrite de la région : Saint-Bel, Chessy et toutes celles qui se situent le long de la vallée du Rhône jusqu’à 200 à 300 km. L’aire d’expansion de Lyon devient très grande. Ce qui est important c’est que l’on est alors dans l’autonomisation de la grande industrie chimique. Les Perret n’avaient pas d’intérêts dans le textile. Cette grande entreprise lyonnaise fonctionne jusqu’en 1872 au moment où les frères Perret la vendent à Saint-Gobain qui est une entreprise parisienne. 

 

Quelles sont alors les deux autres périodes ? 

La deuxième période est à peu près contemporaine à cette première vague. Elle est symbolisée par la découverte en 1828 du bleu d’Outremer par Guimet. Cet ancien polytechnicien installe son usine à Fleurieu sur la Saône et lance ainsi la chimie des colorants. Plus tard Verguin, avec l’invention de Fuchsine dont il revend le procédé aux frères Renard, se lance dans la fabrication des colorants à partir des dérivés de houille. Ce moment, entre 1858 et 1870 marque à la fois l’apogée et la chute de la chimie lyonnaise. Les inventeurs de la Fuchsine tentent d’avoir le monopole dans ce secteur du marché des colorants, ce qu’ils obtiennent en France. La conséquence en est sans doute profitable pour eux un moment mais provoque la fuite – en Angleterre, en Suisse et en Allemagne des principaux concurrents français de la Fuchsine. Or, en 1870, la Fuchsine s’écroule et les Allemands prennent la suprématie. Les colorants allemands deviennent très peu chers et très performants jusqu’aux années 1920.

Au cours, de cette deuxième époque basée sur un capitalisme industriel et minier, l’industrie chimique sort des « mains lyonnaises ». Il est vrai qu’il existe des entreprises qui restent lyonnaises et qui continuent à se développer. Les Coignet, par exemple, fabricants de colle, restent à Lyon ainsi que les Gillet qui se diversifient vers la soie artificielle. La troisième période est plus tardive et est représentative du renouveau et se situe au début du XXe siècle. Lyon relève la tête grâce au développement de l’industrie pharmaceutique et de quelques niches comme la vanilline, la saccharine et les produits pharmaceutiques.

Tout ce qui relève des colorants étant dominé, au niveau mondial, par les Allemands, la Société Chimique des Usines du Rhône évite ce secteur pour se lancer dans des secteurs connexes car parents techniquement avec les colorants. Ils en sont pour ainsi dire des dérivés etc. : parfums, vanilline, médicaments. La chimiothérapie, par exemple, fonctionne avec les mêmes molécules que la chimie des colorants. Les deux firmes Poulenc et la Société Chimique des Usines du Rhône, se mettent alors à recruter des pharmaciens des hôpitaux et recherchent des antisyphilitiques, produisent un médicament qui ressemble à l’aspirine mais qu’elles ne nomment pas ainsi, car le produit est protégé par un brevet allemand. Ils travaillent avec de jeunes chimistes de l’École de Pharmacie de Lyon, de l’École de Pharmacie de Paris et des hôpitaux.

À partir de 1900, il y a beaucoup de doctorats qui sont soutenus à Lyon sur ces questions-là. On entre là dans une chimie qui n’a presque plus de rapport avec le territoire qui est une industrie de la recherche et de l’intelligence qui peut être faite partout et dont le point central est le laboratoire. Cependant au début du siècle, la SCUR n’est déjà plus tout à fait une société lyonnaise : elle a son siège à Paris ; des capitaux allemands et des banques parisiennes (la Société Générale) sont rentrés à l’intérieur.

 

C’est donc par une déterritorialisation de ces industries chimiques et un tournant vers la pharmacie que Lyon aborde le XXe siècle ? Qu’en est-il ensuite ?

La Première Guerre Mondiale (1914/1918) change complètement la donne. La chimie des colorants et la chimie des explosifs sont similaires. L’acide picrique est à la fois un colorant jaune et rentre dans la fabrication des obus. Lyon devient la base arrière de la chimie de guerre française. L’avantage de Lyon est que la ville est loin du front et que son industrie chimique joint toutes les dimensions de la chimie : chimie minérale (l’acide sulfurique) et chimie organique (les usines de matières colorantes françaises et allemandes, ces dernières étant placées sous séquestre), dimension civile et dimension militaire (les industries de colorants sont transformées en usines d’explosifs). Ainsi, de nouvelles usines sont créées.

À Péage-du-Roussillon à 80 km au sud de Lyon, la SCUR crée très rapidement une usine de production de phénol pour l’armée française, tandis que dans les Alpes se développent les productions de chlore à Pont de Claix, près de Grenoble par exemple. Tout est intégré. Seules deux régions fonctionnent ainsi : celle de Rouen et celle de Lyon. Il y a là un deuxième essor de la chimie lyonnaise caractérisée en 1928 par la fusion de Poulenc et de la Société Chimique du Rhône pour donner Rhône-Poulenc. 

 

Pourquoi alors cette chimie qui semble déterritorialisée reste tout de même en région lyonnaise, continue à s’y implanter et à s’y développer ? 

Il y a tout d’abord la pérennité des implantations industrielles qui ne peuvent pas bouger facilement. Les établissements sont énormes. L’espace d’une usine de produits chimiques peut atteindre 20 hectares ou plus. Après la première Guerre Mondiale, les usines d’explosifs sont transformées en industries civiles, c’est le cas de Péage-du-Roussillon où la SCUR va développer la fabrication de médicaments. Il y a donc une implantation physique dans la région et une histoire longue de l’industrie chimique. Mais quel est le rôle du capital lyonnais dans ces entreprises ? Quel est le rôle des élites lyonnaises dans les directions de ces groupes ? Ils sont, à mon sens, très diminués. Le siège de Rhône-Poulenc est d’ailleurs à Paris et non pas à Lyon.

On peut tout de même dire qu’il y a des spécialités, il y a de bonnes écoles de chimie nées après la guerre – l’Ecole de Chimie Industrielle de Lyon est refondée par les capitaux de la firme Gillet à partir de 1917. Mais Lyon en tant que place chimique qui décide de son destin n’existe plus au XXe. La prééminence est parisienne.

 

Mais l’industrie chimique lyonnaise arrive tout de même à évoluer et à continuer à se développer ? 

Oui, c’est exact. La chimie lyonnaise évolue différemment, elle ne possède plus le pouvoir de décision final mais elle s’intègre aux réseaux de décision. Imaginez tout de même qu’au XIXe siècle, Lyon avec la maîtrise des marchés d’acide sulfurique – chimie minérale– et avec ’un excellent départ dans le domaine des colorants synthétique – la chimie organique, était une place rayonnante de la chimie nationale et internationale. 

Rhône-Alpes reste aujourd’hui la principale région de la chimie française. Mais, aujourd’hui que voit-on ? Des fusions entre les groupes industriels transnationaux avec une volonté de créer des géants de l’industrie pharmaceutique – une industrie de forte création de valeur ajoutée (Sanofi-Aventis) et une fermeture progressive de l’industrie chimique lourde dans la vallée du Rhône et dans les Alpes qui subsiste de façon résiduelle notamment avec Rhodia.

Le point important est de voir qu’à Lyon, le génie technicien se double d’une grande volonté entrepreneuriale. En ce début de XXIe siècle, la chimie de Lyon se caractérise surtout par l’appui sur une région industrielle diversifiée, sa reconversion vers la pharmacie et l’excellence de sa formation technicienne.