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Changements des modèles de travail et souffrance au travail

Interview de Philippe BERNOUX

<< Aujourd’hui, le travail devient une manière de gagner sa vie, et non de construire le monde, ce qui influe sur le sens donné au travail et du coup sur la santé. >>.

Philippe Bernoux, chercheur au CNRS, fondateur du GLYSI (Groupe LYonnais de Sociologie Industrielle), est spécialiste de sociologie des organisations. Il relie fortement le phénomène de souffrance au travail aux changements des modèles de travail et à la déperdition de sens social qu’ils suscitent.

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Date : 01/08/2006

La plupart des travaux qui abordent la question de la relation entre santé et travail s’accordent sur la dégradation des conditions de travail : qu’en pensez-vous ?

Pour une petite partie de la population, peu qualifiée, il y a effectivement dégradation des conditions de travail. Pour les autres, c’est plus contestable. Les tendances sont à l’accroissement simultané de l’autonomie et du stress. Le travail est de plus en plus haché, fractionné dans la durée et soumis à des changements incessants : on vous fait interrompre une tâche en vous disant qu’une autre est plus urgente. Ceci étant, si vous allez visiter une mine de charbon, vous serez saisi par les contraintes que vivaient les mineurs. En matière de souffrance au travail, nos générations ne sont plus habituées à faire un effort prolongé, sont plus fragiles que celles du passé.

 

Le discours très prégnant dans les sciences sociales et les médias sur la souffrance liée au travail mériterait-t-il d’être réinterrogé ?

Sur le plan du ressenti individuel et collectif, il est indéniable qu’il y a un accroissement de la souffrance. Mais le discours sur la souffrance est une construction sociétale, qu’il faudrait pouvoir interroger. Personne ne la remet en cause. En 1981, lorsque le gouvernement français a réouvert les mines de fer, aucun Français n’a voulu y travailler. Des immigrés Marocains ont accepté ce travail que les Français ne veulent plus, parce qu’il est trop pénible et trop risqué. Cette question est abordée dans le débat sur l’immigration, mais jamais sous l’angle de l’acceptation de la souffrance.

 

Travail et plaisir, deux notions définitivement inconciliables ?

Durant ma vie, j’ai observé un basculement. Au temps de la reconstruction, après la deuxième Guerre mondiale, la beauté du travail était magnifiée. A l’époque, nous vivions dans une société de la contrainte, mais c’était accepté car la perspective était celle de la construction d’une société meilleure. Si l’on était marxiste, on construisait par le travail la société de demain, et si l’on était chrétien, on accomplissait le plan de Dieu. Aujourd’hui, le travail devient une manière de gagner sa vie, et non de construire le monde, ce qui influe sur le sens donné au travail et du coup sur la santé. Observez à quel point le travail est beaucoup plus facilement associé à la souffrance qu’à des émotions ou des valeurs positives. Plus personne n’oserait tenir un discours sur la « beauté du travail ». Je relierais donc la question du sens du travail à celle du sens que l’on donne plus globalement à l’avenir de nos sociétés. J’ai entendu un homme politique affirmer qu’il se conformera, une fois élu, aux « attentes des Français ». Avec une telle conception de la politique, il n’est pas possible de construire ce sens. Pour réintroduire du sens, il faut réintroduire du rêve. Le modèle social européen qui prend corps progressivement pourrait être un élément de la solution. L’Europe serait en mesure d’infléchir des logiques à l’heure actuelle essentiellement économiques.

 

En restant au niveau du ressenti, voyez-vous d’autres causes à cette souffrance au travail ?

Pour répondre à votre question, je continuerais à me demander ce qui a fait perdre du sens au travail. Récemment, dans les entreprises, le passage du « pouvoir des dirigeants » au « pouvoir des actionnaires » a contribué à faire perdre du sens au travail. Auparavant, ce que l’économiste Galbraith appelait la « technostructure » défendait l’entreprise comme groupe humain producteur. Dans le modèle financier, ne reste que l’intérêt pour la rentabilité, le plus souvent à court terme ; on joue avec les hommes.

 

Le travail contribue-t-il toujours à donner un sentiment de dignité et d’utilité, ou bien cela peut-il être apporté par un revenu minimum de substitution, comme le RMI en France ?

Au Canada, les Indiens Inuits ont reçu, individuellement et en leur qualité d’Indiens, un revenu minimum. Le niveau de suicide et l’alcoolisme qui s’en sont ensuivis montrent que le travail, quel qu’il soit, garde une utilité sociale. Sans travail, nous ne nous sentons pas utile. Le grand danger actuel, c’est que si le travail est perçu comme un jeu financier, ce que tend à en faire le modèle économique dominant, son utilité disparaît. Et si l’on n’arrive pas à relier le travail à un sens donné au travail, du coup la santé se dégrade.

 

Il y-a-t-il des sociétés où les changements de rythmes dans l’organisation du travail et la flexibilité n’engendrent pas de souffrance spécifique ?

Aux Etats-Unis, les individus acceptent sans trop de souffrances de vivre des ruptures au cours de leurs vies. Il est admis que l’on change de job s’il le faut. En France, en raison de notre modèle d’Etat Providence, nous avons des difficultés à admettre que le licenciement se justifie si l’entreprise va mal. Des personnalités politiques proposent même d’interdire les licenciements quand une entreprise fait des bénéfices, ce qui est une aberration. Il nous faut réinventer un autre modèle.

 

Quelles évolutions pourraient contribuer à la reconstruction d’un modèle social ?

Lorsque les individus n’ont plus de prise sur leur environnement, cela engendre de la souffrance. Ceux qui ont des ressources culturelles et techniques, cadres, techniciens, voire ouvriers qualifiés, cherchent à prendre leur avenir en main et quittent de plus en plus leur entreprise en fonction de l’intérêt du travail. Attachés à un projet professionnel et non plus à l’entreprise, ils y travaillent 4 ou 5 ans, puis la quittent pour une autre, ou pour se mettre en free lance. Cette manière de « penser par projet » présente à mon avis de l’intérêt car le projet professionnel peut donner un appétit, un sens au travail. Elle n’est pas encore très répandue en France, ne correspondant pas à notre mentalité où la référence reste le travail dans la même entreprise ou administration, tout au long de sa vie. Ce fonctionnement par projet a des antécédents. Il y a 20 ans, au GLYSI, nous avons réalisé une étude sur la connaissance des ouvriers sur leurs machines, dans des entreprises moyennes de la région lyonnaise. Notre équipe avait sélectionné des variables comme la formation de base, l’âge, ou l’ancienneté dans l’entreprise. En cours d’enquête, nous avons réalisé qu’une variable fondamentale avait été oubliée : le projet individuel. Selon le projet professionnel de l’ouvrier, ses connaissances variaient considérablement. On retrouvait les « Sublimes » du 19ème siècle, ces ouvriers qualifiés qui évoluaient du statut de salarié au statut d’indépendant, tirant profit de leur propre compétence. Une autre étude réalisée à Berliet (Vénissieux) dans une chaîne de montage d’une vingtaine d’ouvriers, a montré qu’une partie d’entre eux, sans projet professionnel, réalisaient le travail qu’on leur demandait, mais sans vraiment s’y intéresser, et donc sans innover. L’autre groupe, celui des ouvriers avec projet professionnel, était celui des « emmerdeurs », dans le registre de la participation contestataire. Ils interpellaient la direction sur la qualité des objets technique (« vous avez vu avec quelle machine on travaille ? ») et sur l’organisation du travail. Je ne sais pas s’ils étaient plus heureux que les autres, mais en tout cas, ils étaient plus dynamiques et porteurs d’innovations.

 

Une autre piste ?

Je trouve très intéressante l’idée de flexisécurité : c’est l’idée que ce sont les mécanismes de la société qui garantissent la sécurité du travailleur, et non ceux de l’entreprise. Dans ce modèle de flexisécurité, être licencié à 40 ans peut être la chance de sa vie ! La société propose une formation, et nous oriente vers un métier. En pratique, ce ne sera pas toujours aussi idyllique, mais j’y vois une voie d’avancée, à condition que l’on mette la sécurité en avant, et la flexibilité derrière.