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Restauration et éducation au goût

Interview de Daniel SOUDAN

<< Il faut nous habituer à manger des choses très diverses avec des saveurs diverses. Le goût est vraiment une question d’ouverture à l’autre >>.

La Commanderie des Antonins est l'un des rares restaurants à Lyon ayant remis à l'honneur la cuisine au bois, et, qui depuis 1972, a donc ouvert la voie vers une nourriture plus naturelle et "bio".
Ce restaurant se distingue, en outre, par la recherche qu'il effectue au niveau du patrimoine gastronomique. D'une part il étudie dans des ouvrages anciens la cuisine d'autrefois, et il restitue ces connaissances à travers des repas "thématiques" comme celui des "soupes", ou par des formations au goût ouvertes aux collégiens et aux restaurateurs locaux. Cependant, cette dernière démarche se heurte à 3 difficultés essentielles : le manque de formations des chefs, la déformation du goût du public et la médiocrité des produits offerts par l'industrie agro-alimentaire. Localement, il reste beaucoup de choses à faire surtout au niveau des collèges en tant que lieu d'apprentissage du goût. 

Pour Daniel Soudan, Créateur du restaurant la « Commanderie des Antonins » ainsi que de l’association « Rencontres archéoculinaires », seul Alain Alexanian, à Lyon, est intéressé par cette recherche et en a fait une composante essentielle de sa cuisine dans son propre restaurant et aussi à l'Hôpital St Joseph, par exemple.Il apparaît donc urgent que les pouvoirs publics se mobilisent sur ce point.

Réalisée par :

Date : 29/03/2005

Pouvez-vous expliquer ce qu’est la Commanderie des Antonins, sa philosophie ainsi que les activités annexes qui l’accompagnent ?
La Commanderie des Antonins est un restaurant commercial que j’ai créé en 1972. L’idée fondatrice de ce restaurant est que nous sommes dans un lieu classé monument historique et qu’il fallait respecter ce lieu. Nous n’avions pas de locaux pour faire une cuisine moderne. Nous avons décidé de faire la cuisine dans la salle, devant le client. Nous avons décidé, mon épouse et moi, de faire une cuisine au bois. La cuisine au bois est très spéciale. Nous avons donc installé dans la grande salle une très grande cheminée et un four à pain. Le four est identique à ceux qu’il y avait dans les fermes et les châteaux d’antan. De fait, la cuisine au bois élimine d’emblée l’utilisation de conserves et de surgelés. Aussi, nous ne travaillons qu’avec des produits frais. Il y a des choses que nous ne pouvons pas faire – et encore la liste est très courte ! – en revanche, il y a des choses que nous pouvons faire et qui sont impossibles dans une cuisine moderne. C’est aujourd’hui mon fils Olivier qui s’occupe du restaurant, la Commanderie des Antonins. Mais, il y a quelques années, nous avons créé avec quelques amis une association qui se nomme « Rencontres archéoculinaires » qui est adossée à ce restaurant. Cette association rassemble des amateurs, des gourmands, des philosophes, des archéologues, des historiens, des ethnobotanistes ou encore des jardiniers.

Quelles sont vos activités ?
Nous avons essayé de comprendre ce qu’étaient les cuisines qui étaient faites au bois, jadis. Nous sommes passés par l’étude du XVIIIe et du XIXe siècles – qui ne sont pas intéressants dans le sens où la cuisine qui y est faite est celle qui est faite aujourd’hui. Le premier document qui a été déclencheur est un ouvrage intitulé « Ouverture de cuisine », édité en 1600 et écrit par Lancelot de Casteau. Ce dernier était entre 1575 et 1600, le cuisinier des Princes-évêques de Liège. Cette cour était, par ailleurs, très fastueuse, très raffinée et les princes étaient également électeurs de l’Empire. Cet ouvrage est le premier, bien écrit en langue française et surtout il était ouvertement destiné, non pas à des cuisiniers, mais à des « dames qui sont en cuisine » – qui sont bien souvent plus attentionnées et plus compétentes que les personnes qui se croient des grands chefs ! C’est un ouvrage qui a été réimprimé car il n’en existait qu’un seul exemplaire. Ce livre a été traduit en français actuel par Léo Moulin (historien de la cuisine) et imprimé à Anvers en très peu d’exemplaires. Cet ouvrage donne aussi des informations sur les notions de quantité et de temps. A partir de cet ouvrage, nous avons appris à travailler sur ces textes anciens. Nous avons appris à les comprendre. Par exemple, l’auteur est un des premiers a avoir utilisé le beurre. Mais il n’était jamais question de sel. Toutefois, dans certaines recettes il était question de beurre frais. Nous avons alors étudié la différence entre le beurre et le beurre frais. Il s’est avéré que le premier est salé l’autre non. Le temps de cuisson peut être « un pater et deux avé » ! C’est très surprenant et cela donne une certaine idée de ce qu’était la cuisine à cette époque. De là, nous sommes remontés dans le temps, jusqu’à Babylone et la Mésopotamie. Les textes mésopotamiens de cuisine ont été réécrits par Jean Bottero. Les tablettes sont à l’Université de Yale (USA) et ont été publiées par cette université américaine. Ces ouvrages sont pratiquement introuvables en France. Mais en étudiant ces textes on parvient à comprendre un certain nombre d’éléments. Certaines recettes sont incomplètes mais elles restent intéressantes car elles mettent en évidence certains produits et modes opératoires. Nous avons aussi travaillé sur le néolithique mais dans ce cas, nous n’avons pas de textes. Nous utilisons les résultats de l’archéologie. Nous arrivons à reconstituer des pains qui sont très agréables au goût.

Comment s’organise votre travail sur la cuisine ?
Nous avons un programme d’études annuel accompagné de 6 à 8 repas thématiques ouverts aux membres de l’association et au public. Par exemple, nous pouvons travailler sur un programme qui traverse toutes les époques comme celui intitulé les « souppes »¹ . Nous travaillons également avec des collégiens. Par exemple dans le cas de l’atelier sur la cuisine romaine, les collégiens participent à la préparation du repas, prennent connaissance des produits utilisés en cuisine romaine. Ils fabriquent eux-mêmes des petits pains en fonction des recettes de Caton l’Ancien. Il s’agit pour eux d’une découverte : aspect de la pâte, goût, ingrédients, etc. Nous avons aussi une autre activité qui est celle de conseil auprès de collectivités et des organisateurs d’événements. Nous tentons de mettre en valeur les lieux ou événements historiques en y amenant de l’animation culinaire.

En quoi l’étude de la cuisine est-elle importante ? Qu’apporte-t-elle ?
On relie l’aspect cuisine à la civilisation. L’étude de la cuisine est une ouverture. Elle doit être pensée comme ça. Pour moi, les civilisations sont des palais et nous y entrons par les portes de l’office, par les portes des cuisines. Le concret de la cuisine ouvre à d’autres découvertes parfois plus symboliques. Par l’étude de la cuisine, nous découvrons des rites, des coutumes. Au Moyen Age, les seigneurs mangeaient des aliments symboliques comme des petits oiseaux. Cette nourriture était, en effet, légère… et elle convenait particulièrement aux gens qui ne travaillaient pas de leurs mains comme les seigneurs, les clercs et les malades. Une autre nourriture qui était mangée par les nobles est « le blanc manger ». C’est une espèce de bouillon avec des viandes blanches pilées, du lait d’amande et du gingembre blanc. Cela nous permet aussi de comprendre des œuvres d’art. Ainsi nous avons travaillé sur les deux manuscrits anglo-normands qui sont à la bibliothèque de Londres écrits en langue normando-picarde² . Ces ouvrages nous ont permis l’analyse de la tapisserie de Bayeux. Sur cette tapisserie, il y a deux banquets représentés. Il y a le banquet de Harold – qui est un banquet germanique – et d’autre part le banquet de Guillaume. On voit deux notions de banquet. Dans le germanique, manger est secondaire. L’essentiel est de boire ! On voit les gens boire. Pas dans des verres mais dans des cornes. Dans celui de Guillaume le conquérant, les personnes sont assises autour d’une table ronde (comme pour les chevaliers de la table ronde) avec l’évêque Odon qui béni le repas. Ici, le repas a un sens sacré. Il y a trois scènes différentes pour ce banquet : la préparation du repas, les gens du service qui « cornent » le repas et la table ronde avec les seigneurs en train de manger avec leurs doigts ! On comprend ainsi mieux les rites, les habitudes des époques étudiées.

Parlez-nous un peu des ateliers que vous réalisez avec les enfants en matière d’éducation au goût ?
Nous travaillons à quelques uns sur ce sujet-là. Il y a ces repas tous les mois ou mois et demi où les gens de l’association et d’autres personnes viennent s’instruire. Par ailleurs, nous faisons des séances pour les jeunes. Nous travaillons avec les écoles primaires, les collèges, les lycées et même les établissements d’enseignement supérieur. La première séance que nous avons faite pour les écoles primaires émanait de la demande d’un instituteur des monts du lyonnais qui avait une classe unique. En général, les séances suivent toutes le même schéma : on les fait cuisiner – par exemple du pain – et on leur fait découvrir les produits (carottes, panais, chou brocolis), les épices, l’huile. Cette découverte passe par l’aspect (couleur, texture, etc.) et par le goût. Par exemple, dans le cas de la cuisine romaine, nous leur faisons découvrir la posca qui est une eau acidulée avec du vinaigre. Les réactions sont intéressantes. Certains ont le goût tellement déformé par le sucre – et notamment le sucre des sodas – qu’ils ne trouvent pas cela bon. D’autres au contraire apprécient. Mais l’important est de leur montrer que le « bon » peut ne pas être sucré. Le public le plus intéressant est celui des collégiens. Les jeunes les plus ouverts à ces cuisines « étranges » sont les jeunes maghrébins et spécialement les filles. Ils ont encore en bouche les cuisines diverses, variées et épicées des familles. Malheureusement, le goût des Occidentaux est plus standardisé et dénaturé par les produits actuels. En terme d’éducation, notre objectif est quand même de faire passer l’idée que d’autres gens que nous, dans le passé et ailleurs ou maintenant et ailleurs, mangent autrement que nous des choses qui leur paraissent bonnes et que moyennant un petit effort ces nourritures peuvent nous paraître bonnes aussi. C’est là une question d’éducation, d’ouverture d’esprit et d’humanisme. Il y a aussi des questions d’habitude. Il faut nous habituer à manger des choses très diverses avec des saveurs diverses. Le goût est vraiment une question d’ouverture à l’autre.

Pensez-vous que Lyon et sa région soient particulièrement sensibles à ces questions d’éducation au goût ?
Non. De plus, il n’est jamais venu de cuisiniers à nos séances. Il y a un gros problèmes et ce, au niveau de la formation des cuisiniers. Ils ne sont pas intéressés par les cuisines anciennes. Il n’y a pas d’enseignements sur les cuisines du passé. Il y a un certain nombre de pertes tant en terme de savoir-faire qu’en terme de connaissance des produits. Je ne dis pas qu’il faut absolument reproduire les cuisines anciennes et d’ailleurs, mais c’est là aussi une question d’humanisme. Les comprendre, les découvrir permet d’élargir la palette des possibles. On a trop mis dans la tête des apprentis cuisiniers qu’il fallait qu’ils fassent du « Bocuse », du « Ducasse ». Je ne remets pas en cause leur cuisine mais à force de les imiter et de faire du « sous-Bocuse », du « sous-Ducasse » on finit par standardiser complètement les cuisines, le goût, etc. Dans les écoles, on apprend aux futurs chefs des techniques, quelques recettes et on les lâche. Au bout de 3 ans dans la vie professionnelle, ils s’arrêtent. De plus, en France l’enseignement technique est déconsidéré. On y envoie les derniers de la classe. Cette tendance ne fait qu’accentuer encore la déconsidération sur notre profession. Personne parmi les chefs, exception faite d’Alain Alexanian, qui est à mon sens plus qu’un cuisinier, n’a été intéressé par les recherches que nous faisons ici. Une fois un chef est venu, il est reparti furieux car il n’y avait pas d’animations ! Pour lui, repas médiéval voulait dire animation, danse, chant !

Identifiez-vous les problèmes par rapport à la gastronomie, au goût, à la restauration ?
Il y en a trois à mon avis. Celui de la formation des chefs dont nous avons parlé à l’instant. Le fait que les écoles hôtelières ne parviennent pas à faire émerger une personne motrice. Mais le plus gros problème reste celui de la déformation du goût du public. Déformation du goût qui provient des produits existants. L’industrie agroalimentaire est la pièce maîtresse de cette chaîne. Les produits ont tous les mêmes goûts. Elle impose aux agriculteurs des méthodes culturales, des sélections de plantes qui ont les caractéristiques techniques qui leur permettent de passer dans les machines, d’être congelées, mises en conserve. On ne prête aucune attention au goût. Puis, on congèle ces produits. Le goût est encore diminué. Puis, on les cuisine et on les prépare de façon industrielle et le goût est encore diminué. Toutefois, pour le rehausser, on ne rajoute pas du gingembre ou une autre épice douce. On y rajoute du sel voire du glutamate de sodium. Ainsi tous les produits sont standardisés ! Malheureusement, on retrouve ce phénomène chez des charcutiers indépendants ou d’autres artisans.

Ne voyez-vous pas un peu un changement ? Une relève qui pourrait faire évoluer cette situation à Lyon ?
Pour être honnête, je ne fréquente que très peu les restaurants à part ceux de campagne lorsque je cherche un produit ou un vin en particulier. Dans les petites auberges de campagne on apprend beaucoup de choses, que ce soit sur la façon de cultiver sa vigne, sur la façon de cuisiner tel ou tel produit. Il ne reste presque plus de vrais bouchons. Je me refuse à citer des noms toutefois, le Café des Fédérations fait un travail très sérieux. Du point de vue des grands restaurants, Alain Alexanian reste au dessus. C’est plus qu’un restaurateur c’est un humaniste. Il intervient d’ailleurs dans nos cycles sur les « souppes ». Mais, le plus important serait que les pouvoirs publics s’intéressent au sujet et agissent.

De quelles façons ?
Il y a de nombreuses choses à faire auprès des enfants évidemment et notamment dans les écoles. Si les cantines restent alimentées par des repas industriels, on ne va pas s’en sortir. En revanche, il faut encourager les établissements à avoir leur propre cuisine. Le collège Léonard de Vinci dans l’est lyonnais expérimente cette solution et tout se passe bien. Les hôpitaux souffrent des mêmes problèmes. Mais il faut noter la remarquable réalisation d’Alain Alexanian à l’Hôpital Saint-Joseph³ . Le concept A arrive à point nommé ! Si dans chaque endroit public de Lyon la nourriture est bonne, cela ne peut que favoriser le goût et la réputation de Lyon. Il ne faut pas dissocier santé et plaisir. Tout est lié. Par exemple, il faut également encourager les jeunes mères à allaiter leurs enfants afin que les nouveaux-nés goûtent via le lait maternel des saveurs très diverses. Il faut faire un travail en profondeur et c’est urgent.

Nous sommes pourtant dans une région où il y a de bons produits et où on mange bien ?
Certes mais à Périgueux aussi, en Dordogne aussi ! Il y a un moment, j’ai essayé de vendre des repas ici à Lyon, à des tours operators espagnols. Mais, ils n’en ont pas voulu. Ils ont trouvé Lyon trop cher. Ils n’ont que le prix de Bocuse en tête. La région de l’ouest de la France les attirait davantage (Daguin à Auch notamment à cette époque). L’image de Lyon est brouillée par ailleurs et elle l’est car nous avons beaucoup mis l’accent sur l’industrie. Aujourd’hui ça change un peu. Jusqu’à présent l’Office du Tourisme a dépensé beaucoup d’argent pour le tourisme d’affaires et moins pour le tourisme culturel.

Comment voyez-vous l’avenir alors ?
Il y a sans doute une ouverture vers la nourriture plus naturelle et notamment avec tout ce qui est bio. Le bio prend de plus en plus d’importance, même si tout n’est pas bon. Mais au moins, on abandonne le glutamate de sodium, les rajouts de sel ainsi que tous les produits préfabriqués pour les concocter soi-même… C’est sans doute une voie pour reconstituer le goût. Il y a un mouvement dans ce sens-là. Par exemple, pour la viande, il vaut mieux moins de viande industrielle et plus de viandes bio. Il faut également faire en sorte d’augmenter la consommation de fruits et légumes qui est sans cesse en baisse. Le « commerce équitable » ne vise pas seulement le tiers-monde mais aussi les producteurs français qui font l’effort de produire « bio », c’est-à-dire plus cher moins rentable que les productivistes… car souvent sans subventions.

1. Ancienne orthographe. Au Moyen-Age, n’avait pas le même sens qu’actuellement. 

2. Langue de Guillaume de Conquérant.

3. Alain Alexanian a créé un comptoir de restauration à l’intérieur de l’hôpital offrant une cuisine créative, bio et naturelle. La majorité des produits provient des producteurs pratiquant une agriculture raisonnée et du commerce équitable. Alain Alexanian a reçu pour cette initiative la palme d’or du learder’s club 2005.