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La prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles au service des entreprises

Interview de Patrick BOURCHENIN et Christian COSTA-SALUTE

<< Le temps de travail a baissé depuis plusieurs décennies, mais auparavant, il y avait davantage de possibilité de faire des pauses, de fumer une cigarette, de discuter… >>.

Patrick Bourchenin et Christian Costa-Salute sont techniciens conseil du service "Prévention des Risques Professionnels" de la Caisse Régionale d’Assurance Maladie Rhône-Alpes (CRAM).
La mission essentielle du service "Prévention des Risques Professionnels" de la CRAM est de développer la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles auprès des entreprises. L’objectif des techniciens intervenant dans les entreprises est de mettre en évidence les risques et de préconiser les moyens à mettre en place pour les réduire.

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Date : 24/11/2003

Quelle est la mission de la CRAM et comment s’insère la prévention des risques professionnels en son sein ?

Créée en 1946, la CRAM est un établissement de droit privé géré dans le cadre de l’institution Sécurité Sociale. Sa mission essentielle réside dans la gestion des retraites. Le service « prévention des risques professionnels » est une autre activité qui s’adresse aux entreprises du régime général de la Sécurité Sociale : en région Rhône-Alpes, cela concerne 1 650 000 salariés et 200 000 établissements. La mission de ce service est de développer la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles auprès des entreprises. Il est organisé autour de deux pôles : tarification et prévention. Dans le cadre d’une couverture des risques « accident du travail et maladies professionnelles », les entreprises acquittent une cotisation annuelle obligatoire. Son montant est calculé individuellement en fonction du nombre et de la gravité des accidents qui ont eu lieu dans les entreprises durant l’année. Pour les petites entreprises de moins de 10 salariés, elle est établie au niveau national, en fonction du coût des arrêts de travail et des maladies professionnelles de chaque type d’activité (mutualisation des risques). Pour les entreprises de 10 à 200 salariés, le taux mixte prévaut : une partie du montant est calculée collectivement, l’autre correspond au coût réel de l’entreprise. Les entreprises de plus de 200 salariés supportent directement les coûts des accidents de travail et des maladies professionnelles. Cette assurance obligatoire est particulièrement vitale pour les petites entreprises qui, sinon, ne pourraient pas se permettre de financer certains accidents : le coût moyen d’un décès dans le cadre du travail s’élève, à titre d’exemple, à plus de 600 000 euros…

 

Concrètement, quel est votre mode d’intervention ?

Notre service compte 75 personnes dont 60 sont affectées au terrain. Ces 60 intervenants ont tous une formation et une expérience professionnelle technique. Chaque technicien ou ingénieur se voit attribué un portefeuille de 400 à 500 entreprises à visiter sur une période de 3 ans. Les 5 à 6% d’entreprises sélectionnées sont celles qui paient les cotisations les plus élevées et dans lesquelles il y a le plus d’accidents recensés. Nous nous rendons aussi systématiquement là où il y a eu un accident mortel, ce qui représente près de 85 cas par an en Rhône-Alpes. Les entreprises ne peuvent refuser notre visite : nous sommes assermentés et agrées avec un droit d’accès permanent. Le technicien passe de deux heures à plusieurs jours dans l’entreprise en fonction de sa taille et de la spécificité des équipements et des produits utilisés. Lors de cette visite, l’interlocuteur habituel est le chef d’entreprise, mais le technicien peut aussi rencontrer le personnel d’encadrement, des opérateurs et des représentants du personnel. L’objectif est de mettre en évidence les risques et de préconiser les moyens à mettre en place pour les réduire. Les entreprises de plus de 50 salariés sont déjà sensibilisées par leur Comité d’Hygiène, Sécurité et Conditions de Travail (CHSCT) et les plus grosses ont également un service « prévention » en interne destiné à maîtriser leurs coûts.

 

Est-ce que d’autres facteurs peuvent déclencher une intervention, comme l’appel d’un médecin du travail, par exemple ?

Oui. Aujourd’hui, près de 50% de nos interventions sont dues à l’initiative des entreprises : cela peut venir du directeur d’entreprise qui entend procéder à des modifications, d’un médecin du travail qui constate un problème récurrent, d’un délégué du personnel ou d’un inspecteur du travail. Contrairement à ce dernier qui est chargé de repérer les infractions au code du travail, nous, nous allons dans l’entreprise pour envisager des solutions d’amélioration et inciter les dirigeants à les mettre en place : le conseil correspond à 80% de notre travail. Nous disposons de moyens d’incitations financières : si des efforts importants sont réalisés en matière de prévention des accidents du travail ou de trajet, la CRAM peut minorer la cotisation. A contrario, en cas de refus d’obtempérer aux injonctions du technicien, la CRAM peut majorer les cotisations « accident du travail » de 25 à 50, 100 puis 200% de la cotisation de départ ! Pour les entreprises de moins de 200 salariés et pour certaines activités, la CRAM peut passer un contrat de prévention : après un diagnostic commun, l’entreprise s’engage à améliorer certains aspects de son fonctionnement tandis que la CRAM s’engage, pour sa part, à participer financièrement à cet effort au moyen d’un prêt qui sera transformé en subvention une fois les objectifs réalisés. Nous pouvons ainsi aider à l’achat de matériel à hauteur de 40% (par exemple, des machines insonorisées) ou soutenir la formation au secourisme d’une partie du personnel…

 

Réalisez-vous des campagnes de prévention pour avancer sur des enjeux bien déterminés ?

Le plus souvent, les campagnes sont lancées au niveau national, mais la mise en œuvre est régionale. La dernière, en 1996-99, a porté sur la prévention des risques liés aux manutentions manuelles : « Organiser pour mieux se porter »... La manutention est à l’origine du tiers des accidents avec arrêt de travail et de 40% des maladies professionnelles. Les entreprises ont tendance à sous-évaluer la part de manutention dans leurs postes de travail. Pendant longtemps, on partait du principe que les accidents liés à la manutention étaient occasionnés par des positions de portage inadéquates et qu’il suffisait d’organiser des formations « gestes et postures ». Les accidents sont aussi dus à des questions de matériel et d’organisation du travail dans l’entreprise. Or, l’organisation du travail, c’est le « bébé du patron », il est très difficile d’intervenir dans ce domaine ! Pour amener les chefs d’entreprise à s’y intéresser, nous avons lancé des réunions de 20 à 30 employeurs. Chacun réalise ainsi que le voisin est confronté aux mêmes problèmes, que des solutions de sécurité existent et qu’elles sont même pratiquées ailleurs !

 

Concernant les accidents du travail et les maladies professionnelles, quelles évolutions significatives pouvez-vous relever ?

Les troubles musculosquelettiques sont de plus en plus nombreux. C’est reconnu au niveau international : ils forment 70% des maladies professionnelles. Le symptôme le plus fréquent est la tendinite ! Quand les muscles travaillent trop longtemps de manière répétitive, quand un même geste est répété des milliers de fois avec, en sus, un effort à fournir (prendre un objet sur une chaîne de production, le placer sur un casier…), cela provoque de l’usure. Le phénomène est encore plus rapide lorsque l’amplitude du geste est reproduite à l’identique ou encore lorsque le mouvement demande des positions articulaires difficiles.

 

Comment expliquez-vous cette évolution ? On serait tenté de croire que l’organisation tayloriste du travail s’affaiblit dans nos économies de plus en plus tertiaires ?

Deux logiques sont en cause : celle du « juste à temps » et celle de la spécialisation accrue des tâches. Le temps de travail a baissé depuis plusieurs décennies, mais auparavant, il y avait davantage de possibilité de faire des pauses, de fumer une cigarette, de discuter… Avec une contrainte horaire de plus en plus forte, ce qu’on appelle la « marge de manœuvre » individuelle a diminué, à la fois physiquement et mentalement. Or, le stress entraîne des effets psychologiques et physiologiques connus (production de cortisone, durcissement des ligaments…). Les conséquences du « juste à temps » se combinent avec celles de la spécialisation, censée accroître la productivité. J’ai vu, par exemple, un ouvrier dans un abattoir de volailles qui, toute la journée depuis trois mois, ne faisait qu’arracher le cœur des poulets ! La solution serait de varier les tâches, mais, en pratique, l’introduction de la polyvalence nécessite une véritable réorganisation dans l’entreprise : formations, emplois du temps à aménager… C’est très lourd et les entreprises y ont peu recours. De plus, la question des troubles musculosquelettiques est peu repérée sur le terrain car ses effets sont différés, ils apparaissent le soir ou durant la nuit, et le lien n’est pas forcément fait avec l’activité professionnelle.

 

Quels arguments peuvent inciter un chef d’entreprise à investir en prévention ?

Dans les entreprises de faibles effectifs, l’accident du travail est rare : pour le chef d’entreprise, le danger est donc improbable. La gestion des coûts d’accidents du travail par des mesures de prévention lui parait alors peu attractive, d’autant que le taux de cotisation est déterminé sur une base collective. Par contre, le coût de l’absentéisme est nettement plus palpable à son niveau… Les troubles musculosquelettiques, par exemple, occasionnent des arrêts de travail. Agir pour réduire ces troubles présente donc un intérêt direct pour l’employeur. Le deuxième levier est l’image de l’entreprise : le patron s’identifie à son entreprise, et l’accident ou la maladie professionnelle nuit à son image auprès de sa clientèle. Certaines grosses entreprises, qui subissent une image sociale d’activité à risque (comme dans la chimie) sont d’autant plus incitées à présenter une image positive des conditions de travail chez eux. De plus, lors du choix d’entreprises sous-traitantes, les donneurs d’ordre accordent de plus en plus d’importance aux résultats en matière de sécurité. Enfin, troisième levier, certains secteurs d’activités (comme le bâtiment ou la chaudronnerie) ont du mal à recruter des jeunes professionnels en raison des risques, du peu de valorisation et de la pénibilité de leurs conditions de travail. La sécurité peut être un argument de recrutement…

 

La réalité des risques en entreprise, constatée à travers les statistiques, correspond-elle à la perception qu’en ont les employeurs et les salariés ?

Tout d’abord, il ne faut pas confondre risque et nombre d’accidents. Dans la chimie, par exemple, on pourrait dire qu’il n’y a que peu de risques, car il y a très peu d’accidents. Or, le risque potentiel existe, comme l’a révélé l’explosion d’AZF à Toulouse ! La conscience des risques est liée à leur acceptation sociale, comme avec l’automobile, par exemple : conduire n’est pas considéré comme dangereux, et ce malgré le nombre important d’accidents souvent mortels qui en résulte. L’acceptation sociale du risque lié à un type d’activité peut induire une minimisation de leur perception. Cette perception est, bien sûr, variable suivant les individus et les âges de la vie… Parfois, braver le risque dans son travail est aussi un moyen de se valoriser : dans une fonderie, j’ai vu un ouvrier qui était surexposé à la chaleur devant son poste de coulée : il devait boire près de 8 litres d’eau par jour ! Il refusait de porter une protection thermique car il tirait fierté de sa résistance physique. Dans ces cas-là, toutes les mises en garde sont vaines…