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L'accès aux droits pour les étrangers en France

Interview de Colette MASSE

<< L'administration et l'Etat français, c'est une sorte de purgatoire pour les étrangers. Quand ils ont suffisamment attendu… >>.

Colette Masse aborde ici les questions d'accès aux droits auxquels sont confrontés les étrangers.
Colette Masse est présidente de la Cimade Rhône-Alpes, "association œcuménique de solidarité". L'action de la Cimade concerne l'accueil et la défense du droit des étrangers en France. La Cimade veille au respect des lois, et facilite l'accès à la nationalité française et à la citoyenneté des étrangers. Son action concourt de manière plus générale à la défense des droits de l'Homme.
Nous voulions mieux connaître l'action de l'association, et les questions d'accès aux droits auxquels étaient confrontés les étrangers.

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Date : 17/12/2002

Parmi ses actions, la Cimade agit au service des réfugiés et des étrangers en France : cherchez-vous à faire respecter leurs droits, ou bien à faire évoluer le droit ?
Les problèmes se posent à nous de manière très concrète. On reçoit environ 100 personnes par semaine : des étrangers viennent à la Cimade parce qu'ils ont des "problèmes de papiers" ; ils savent ce que l'on peut faire, que notre service est gratuit et que pour une partie d'entre eux, notre action pourra être efficace. Quelle que soit leur situation, on leur dit la loi, comment elle s'applique, quelles seront les difficultés que l'on rencontrera, le temps que prendront les procédures, ce qu'ils risquent. On fait ensuite des courriers aux Préfectures, Ambassades, en cosignant avec les personnes concernées.
Ce que l'on constate, c'est qu'à partir du moment où ils obtiennent une carte de séjour pour pouvoir vivre régulièrement en France, tous les autres droits s'ensuivent. 
On finit aussi par repérer des problèmes récurrents. A titre d'exemple, celui de la double peine, mais aussi celui de personnes quasi françaises, des Algériennes qui ont grandi en France, ont été mariées de force au pays, y sont restées, et après les événements d'Algérie, ont réussi à revenir en France. Or, dans notre pays, elles sont traitées comme des primo-arrivantes, c'est-à-dire comme des personnes n'ayant aucun droit. De leur côté, elles se sentent quasiment françaises. Nous considérons que c'est un problème qui pose la redoutable question de la pérennité de la carte de séjour de dix ans.
Il y a des périodes où l'on sait que la loi va changer, ou bien nous considérons qu'il faudrait qu'elle change. Dans les deux cas, on fait des propositions. Ainsi, quand Jean-Pierre Chevènement a été nommé ministre de l'Intérieur en 1997, des représentants de la Cimade ont été reçu, de même que l'on a été reçu par par des personnalités de l'actuel gouvernement. On apporte des idées, des propositions, c'est-à-dire des possibilités de modification de la loi.
Notre position est la suivante : en premier lieu, l'étranger qui vit en France peut (et non doit) pouvoir y rester ; il faut par conséquent lui donner les moyens de le faire. Nous ne sommes pas pour ouvrir complètement les frontières, mais pour une certaine modération dans les politiques d'immigration. Ensuite, nous considérons que les lois impliquent des devoirs, mais nous sommes aussi vigilant sur l'application de la loi. C'est le troisième volet de notre action : on reçoit les gens, on essaie d'influencer les lois, et on veille à la manière dont la loi est appliquée.

 

Quand vous repérez un problème récurrent comme celui que vous venez de mentionner, soit des personnes qui sont presque françaises du fait de leur vie en France et de leurs attaches, mais qui sont prises en compte comme des primo-arrivantes, que faites-vous ?
Pour nous cette période est favorable puisque M. Sarkozy semble vouloir légiférer. Nous faisons donc remonter jusqu'à lui tous les problèmes qu'il nous paraît urgent de traiter. Le cas des Algériennes mariées de force ou renvoyées au pays très jeunes (16-18 ans) soulève deux problèmes : celui de la nationalité française et celui de la pérennité de la carte.
Avant 1962, les Algériens étaient français qu'ils soient nés en Algérie ou en France. A partir de 1962, ils ont eu la possibilité de choisir leur nationalité. Lorsqu'ils n'optaient pas volontairement pour la nationalité française, eux et leur famille devenaient Algériens.
Prenons l'exemple d'une famille vivant en France dont le père a choisi la nationalité algérienne, qui a deux filles une née en 1961 et une autre en 1963 ; celle qui est née en 1961 est devenue algérienne, alors que sa sœur née en 1963 est française car née d'un père français avant 1954 et sur le sol français. La première obtient un titre de séjour de dix ans une fois qu’elle a l’âge de 18 ans, l'autre une carte d'identité française.
La première n'a aucun recours et perd le bénéfice de sa carte de séjour après trois ans passés en Algérie ; la deuxième va au consulat de France en tant que ressortissante française et peut regagner la France. Voilà pour l'inégalité due à la nationalité. La première n'a aucun droit, sa carte est périmée et elle n'a plus aucun lien de droit avec la France.

 

La clause de pérennité de la carte de séjour en cas d'absence prolongée du territoire est le nœud du problème. Peut-on légiférer ou une directive peut-elle suffir ? Sera-t-elle appliquée ?
Le cas des jeunes femmes algériennes se règle avec le temps mais le problème resurgit avec les mariages forcés en Turquie, parfois en Afrique sub-saharienne.
Tout cela est très difficile à vivre pour les intéressées et à accompagner pour nous.

 

Les Préfectures ont un pouvoir discrétionnaire concernant l'octroi des cartes de séjour, autrement dit des régularisations. Ce pouvoir n'introduit-il pas des pratiques aléatoires selon les Préfectures et les acteurs qui suivent et règlent les dossiers ?
La relation avec la Préfecture est une partie de notre activité. La Préfecture applique la loi, mais la loi peut être appliquée avec compréhension ou avec rigidité. Dans le Rhône cela se passe généralement assez bien, mais il y a parfois des dérives. Dans ce cas, nous contactons les services préfectoraux que nous connaissons bien par ailleurs, pour travailler avec eux depuis longtemps. Les Préfectures ont malgré tout un pouvoir discrétionnaire.
Sur la question de la double peine, Élisabeth Guigou, suite à des rapports et des avis d'experts, avait demandé aux juges de se conduire avec bienveillance. Or, ceux qui sont bienveillants l'étaient avant et le sont restés ; ceux qui sont systématiquement d'une grande sévérité l'étaient avant et le sont restés ; ce qui est vrai pour les juges, l'est pour les fonctionnaires des préfectures. Il y a deux manières d'agir dans un gouvernement : modifier la loi ou donner des directives. Nous savons que les directives fonctionnent au bon vouloir, alors que les lois s'appliquent. Nous sommes partisan de la modification des lois
Au niveau interne, le fonctionnement des Préfectures doit également être mentionné. Quand un agent est nommé au bureau des étrangers, ce n'est en général pas une promotion, mais une sanction. Certes, il y a parfois des agents très compétents qui font leur travail par vocation, comme nous. Ils reçoivent bien les gens, se démènent pour les aider. Mais à côté d'eux, on trouve des agents qui ont une connaissance relative du droit des étrangers et n'ont peut-être pas toujours l'expérience nécessaire. Il faut pour être juste reconnaître que tous travaillent avec une forte pression vu le nombre de dossiers à traiter.
C'est la raison pour laquelle le Collectif Algérie, plus rarement la Cimade, accompagnent les personnes dans leurs démarches. On utilise également les "réunions de la réglementation" à la Préfecture, où les associations font le point sur les problèmes du moment. 

 

A partir du travail que vous menez à la Cimade, avez-vous une position sur la question des discriminations ethniques et raciales ?
Nous n'avons pas les moyens de tout traiter et nous préférons rester sur des missions qui permettent d'identifier facilement la Cimade. Néanmoins, dans d'autres régions que Rhône-Alpes, la Cimade peut travailler sur les questions de discrimination ; cela se fait à Montpellier notamment. Ici, après avoir examiné avec les personnes ce qui relève de la discrimination et ce qui n'en relève pas, nous les orientons vers des structures comme la CODAC (commission départementale d'accès à la citoyenneté).
Nous voyons tous les jours qu'il existe de la discrimination. Les personnes que nous recevons nous la racontent chaque matin : discrimination dans le logement, à l'embauche, lors des contrôles d'identité, etc.

 

Travaillez-vous en collaboration avec d'autres associations afin d'avoir davantage d'efficacité dans votre action, ou pour peser davantage ?
On travaille avec des collectifs. Des associations se mettent ensemble pour défendre une cause d'une seule voix. C'est le cas par exemple de Migrations Santé, où l'on travaille avec Médecins du Monde, avec des associations africaines sur le Sida, le SSAE (service social d'aide aux émigrants), etc., en apportant notre compétence de techniciens du droit.

 

La Cimade fait donc travailler des juristes en son sein ?
Non, mais la Cimade a des amis avocats, des amis juges, qui ne militent pas forcément à la Cimade, mais sont impliqués dans la défense des droits de l'Homme. Un procureur peut nous appeler par exemple pour nous demander de nous rendre auprès de personnes qui ont besoin de notre aide. A l'inverse, quand nous devons faire plaider en justice un dossier compliqué, nous pouvons faire appel a un petit noyau d'avocats, qui, à partir d'une entente amicale sur un fond d'engagement commun, peuvent intervenir selon leurs disponibilités.

 

Comment vous positionnez-vous par rapport aux discours qui en appellent à davantage de citoyenneté, souvent adressé à des personnes dont le statut social et économique ne leur permet pas d'exercer pleinement leurs droits, d’accéder à l’espace public pour y débattre, etc. ?
Concernant les immigrés, pour qu'ils deviennent pleinement citoyens, nous pensons qu'il serait préférable qu'ils obtiennent la nationalité française le plus rapidement possible, et de manière moins restrictive. Mais nous sommes bien placés pour savoir à quel point il est difficile d'obtenir la nationalité. Il n'est pas possible de dire, comme on l'entend parfois concernant le vote des étrangers, qu'ils n'ont qu'à être Français pour voter. La Commission nationale d'agrément de la nationalité française refuse les demandes de nationalité si les candidats " ne s'habillent pas comme il faut" ; l'existence d'un casier judiciaire entraîne également un refus, de même que si la personne ne parle pas bien le français, ou si elle n'a pas un emploi à durée indéterminée. Dans un couple, si l'épouse n'a pas été régularisée, l'époux n'obtiendra pas la nationalité car on considère qu'il abrite un clandestin !

 

Est-il possible de contester les décisions de la Commission nationale d'agrément, sur la base des critères de refus des demandes ? Quand, pour reprendre le cas mentionné, une personne voit sa demande de nationalité française refusée pour raison vestimentaire, la Cimade peut-elle agir ?
A la Cimade, nous ne cachons pas que notre position est plutôt hostile au port du foulard islamique. Mais devant ce type de raison invoqué pour refuser la nationalité, nous saisissons le tribunal. Dans le cas que je mentionnais, l'obtention de la nationalité a été ajournée, et a mis quatre ans de plus à aboutir. Du coup, toute une série de problèmes s'en sont suivis : les enfants n'étaient pas Français, etc.
L'administration et l'État français, c'est une sorte de purgatoire pour les étrangers. Quand ils ont suffisamment attendu, mérité, on finit par leur donner des papiers ou la nationalité.
Mais au prix de combien de souffrance, de désagrégation de la personne et de la famille ? L'extrême droite va jusqu'à demander que l'on puisse enlever la nationalité à des gens : vous avez gagné le Paradis, mais le Paradis peut se reprendre !

 

Le problème est au fond celui de l'altérité : quelle place voulons-nous donner à l'étranger en France ? Trouvez-vous normal que la prime à la clandestinité soit la carte de séjour ?
Si l'on reste dix ans clandestin et que l'on peut le prouver, on peut obtenir une carte de séjour!
Le cas des double peines est du même ordre : on les assigne à résidence, avec ou sans droit au travail, et on renouvelle les assignations. A Lyon, cela fait quatre ans que dix d'entre eux sont assignés à résidence. Ce n'est pas toujours le cas et cela créé une situation compliquée, qui engendre des complicités et de l'hypocrisie ; dans les quartiers, on sait qu'il y a des gens qui sont revenus en France, mais on les protège, et la police change de trottoir pour ne pas les voir.
Le cas des personnes en situation irrégulière que l'on met en prison est également aberrant. Prenons le cas d'un Afghan en situation irrégulière : on décide de l'expulser. Mais en pratique, on ne peut pas, car on expulse les gens dans les pays qui correspondent à leur nationalité, et quand le pays est d'accord de les recevoir. Expulser quelqu'un de Paris à Alger n'est pas compliqué. En revanche, on n'expulse pas de Paris à Kaboul, ou de Paris à Mossoul pour les Kurdes irakiens, car on n'a pas les moyens de le faire. Pour autant, on ne les régularise pas en prétextant que ce sont des immigrés économiques et non des réfugiés. On fabrique de cette manière des clandestins, des sans papiers. Ils n'ont pas de statut, ce sont les "ni-ni", ni expulsables, ni régularisables. Quand ils sont pris, on les remet en prison, puis on se rend compte qu'il n'est pas possible de les expulser, alors ils repartent en prison, et ainsi de suite, jusqu'au jour où un vice de forme permet de les libérer. A Montpellier je crois, un sans papier a fait le circuit quatorze fois. A la limite, il aurait presque pu prouver qu'il avait passé dix ans régulièrement en France, mais en prison — bien sûr, cela ne donne pas droit à une carte de séjour, car le fait d'aller en prison ouvre un casier judiciaire, et c'est une raison de refus de carte de séjour. C'est Kafka.

 

N'est-il pas envisagé qu'en deçà d'un certain niveau de peine, la demande de régularisation et même d'acquisition de la nationalité ne soit pas bloquée ?
Dans l'ordonnance de 1945, il est fait mention de l'ordre public. C'est le curseur des gouvernements. On avait un "double peine" qui vous embrassait quand il allait bien et se battait quand il allait mal. Il a été condamné à de petites peines pour des bagarres. Il a été interdit du territoire pour "trouble à l'ordre public". Une bagarre est-elle un "trouble à l'ordre public" ? C'est défini comme un trouble à l'ordre public peut-être parce que c'est un étranger? Cela signifie qu'il faudrait déjà voir si le jugement pour tel ou tel délit est le même selon que l'on s'appelle Jules ou Mohamed. La peine est peut-être plus importante pour ces gens. Ensuite, si l'un est étranger, l'autre est Français, le premier est expulsé après avoir accompli sa peine, l'autre regagne son domicile.

 

La sensibilisation de l’opinion publique sur la double peine et la modification à venir de la loi ne sont-elles pas une réussite importante de la campagne initiée par la Cimade et d’autres organisations depuis novembre 2001 ?
Il faut se rappeler qu'au début de la double peine, soit il y a plus de vingt ans, des gamins de banlieue qui avaient volé des mobylettes étaient expulsés. Cette cause a suscité de nombreuses grèves de la faim.
La campagne a été efficace pour faire connaître la réalité des choses au grand public, mais cela a-t-il changé les mentalités? Il faut reconnaître que la question de la double peine est compliquée, elle nous divise même à l'intérieur de la Cimade. Nicolas Sarkozy va sans doute aller dans un sens qui, de notre point de vue, nous paraît plus juste. Un étranger qui arrive en France et commet des délits n'a pas vocation à rester en France. En revanche, quelqu'un qui est né ou a grandi en France, a des liens forts avec la France (une femme, des enfants...), doit pouvoir y rester. La loi sera , nous le souhaitons, une avancée.

 

Quels sont les principaux combats à mener sur Lyon en matière de citoyenneté ?
Le problème principal qui ne concerne pas seulement les étrangers, est celui du logement. Sur le fond, nous sommes convaincus que la manière dont on réparti les logements en banlieue, dont on cloisonne les habitats, et on empêche les habitants de partir, est très mauvaise. Villeurbanne est l'une des rares villes où il y a une mixité sociale générale. Cette politique n'est pas menée avec la même énergie à Lyon. Lorsque l’on regarde l'évolution de la population de la Croix Rousse ,on se rend compte que la plupart des taudis ont été éradiqués mais qu'en proportion les "bobos" (bourgeois/bohêmes) sont surreprésentés par rapport aux immigrés Ensuite viennent le problème de l'école et du travail ; l'école effectue un tri des enfants, certains sont "incasables", d'autres ont fait des études mais ils ont des problèmes pour trouver du travail du fait de leur couleur de peau.

 

Qu'attendez-vous des collectivités locales ?
En premier lieu, il y a une réelle collaboration avec certaines municipalités (Lyon, Vaulx en Velin, Bron, Vénissieux). La mairie de Vénissieux nous a contacté récemment à propos de ses ressortissants détenus dans la base militaire de Guantanamo. On a trouvé des avocats, fait un diagnostic avec les familles, etc.
Ensuite, grâce à leurs subventions, nous pouvons avoir des salariés. Outre notre permanence de Lyon, nous avons également ouvert des permanences à Vaulx-en-Velin, à Vénissieux et à Bron. La Cimade est également présente à la Commission des droits de la Ville de Lyon.
Ce que l'on peut attendre en troisième lieu, c'est que les mairies respectent la loi (par exemple pour le mariage des étrangers en situation irrégulière), et que le personnel des mairies, des centres sociaux (assistantes sociales, etc.), soit formé sur les questions de droit des étranger, qu'ils ne connaissent pas et qui leur posent question.On peut même les y aider.