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La fonction de l’occultation et de l’oubli dans la construction de toute mémoire collective

Interview de Olivier CHAVANON

<< Il existe une âpre concurrence pour l’interprétation légitime du passé >>.

Propos recueillis pour le Cahier Millénaire 3, n° 20 (2000), pp 2-3. Interrogeant le lien mémoire-identité de manière originale, le sociologue Olivier Chavanon (Université de Chambéry) met en lumière la fonction de l’occultation et de l’oubli dans la construction de toute mémoire collective.

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Date : 04/05/2000

Pouvez-vous nous dire comment et pourquoi, en tant que sociologue, vous travaillez sur la question de la mémoire ? 

Nous vivons une époque où les appels au passé ne cessent de se multiplier  et où la notion de mémoire connaît un succès important. Je n’entrerai pas ici  dans le détail de ce phénomène. Simplement il faut avoir à l’esprit que nos  contemporains se soucient de plus en plus de ce que les anglo-saxons nomment  les roots (les racines). Notre époque se caractérise de ce point de vue là par  une véritable passion pour tout ce qui l’a précédée. Cela se voit à travers,  par exemple, le regain de popularité de l’histoire auprès du grand public qui  la consomme depuis les émissions de télé jusqu’aux revues spécialisées. Cela  se voit à travers le culte grandissant porté aux archives, comme l’a souligné  Pierre Nora. Cela se voit dans la multiplication des opérations de “patrimonialisation”,  ou bien encore dans l’engouement absolument stupéfiant pour la généalogie, une  discipline qui a vu le nombre de ses pratiquants passer de trois cents à plus  de quarante mille en une trentaine d’années seulement ! 
Bref nous vivons dans une société « assoiffée de mémoire » pour reprendre les termes de J.P. Rioux. Cette quête quasi permanente et parfois, il faut le dire, un peu obsessionnelle de tout ce qui a trait au passé, ne peut pas laisser  le sociologue indifférent. Elle pose d’abord la question des causes profondes  de ce phénomène. Ensuite elle invite à réfléchir sur la fonction sociale actuelle  de la mémoire pour les individus ou pour les groupes. Mais pour ma part, mon travail m’a souvent conduit à me pencher davantage sur le corollaire de la mémoire : l’amnésie. Car paradoxalement, la production de mémoire, la fabrication des souvenirs ne va pas sans engendrer des oublis, des  occultations. Par définition, la mémoire est sélective. C’est vrai chez  l’individu mais c’est tout aussi vrai à l’échelle des groupes. Elle opère des  tris, des mises en forme du passé. Elle choisit des emblèmes. Et s’arrêter sur  les pleins de la mémoire ne me semble pas suffisant. Les zones d’ombre, les  trous noirs, les trous de mémoire ont aussi leur importance et leur signification. 
Notamment, au cours de mes recherches, j’ai pu m’apercevoir que tous les groupes,  selon la position qu’ils occupent dans l’espace social ne manifestent pas la  même capacité à faire mémoire et à imposer leurs souvenirs sur la scène publique. 
En réalité, il existe une âpre concurrence pour l’interprétation légitime du passé et chaque collectivité lutte pour imposer sa propre vision des choses. 
Cette rivalité conduit parfois à l’éradication des mémoires minoritaires ou trop contradictoires avec celles que le groupe dominant entend véhiculer. Pour  illustrer ce processus, on peut bien sûr prendre l’exemple des sociétés totalitaire  où la mémoire d’État, censée être la seule valable, phagocyte toutes les autres. Ceci étant, dans nos sociétés pluralistes ce phénomène existe également, quoique  de façon plus diffuse et invisible. Certes il n’y a pas des agents chargés d’orchestrer  l’amnésie. Ce qui n’empêche nullement certains souvenirs collectifs de disparaître lorsqu’ils ne sont pas jugés comme étant assez valorisants pour la communauté. 
D’où cette tendance qui me pousse toujours à me demander quelle est la face cachée de la mémoire, à me demander autrement dit dans quelle mesure l’arbre  de la mémoire cache la forêt des amnésies…

 

Pour vous la mémoire ne se comprend qu’en couple avec l’amnésie. Il s’agit  là des deux facettes d’un même processus. Mais alors en l’occurrence, quels  sont d’après-vous les gros oublis qui sont un manque dans la compréhension  de l’évolution historique de l’agglomération lyonnaise ainsi que dans sa réalité  sociale d’aujourd’hui ?

Pour un sociologue, Lyon presque un “cas d’école”. En effet, il s’agit d’une ville qui a su valoriser certains aspects de son passé et qui a su construire une mémoire collective prégnante autour de quelques points forts de son histoire,  même si parfois, ces points forts ont été un peu fabriqués pour les besoins  de la cause si j’ose dire. Toujours est il que l’agglomération dans son ensemble  distille aux différents étages de son système culturel un grand nombre de messages  et de signes dont la fonction est de mettre les habitants en prise directe avec  des morceaux du passé : Lyon capitale des trois Gaules ; Lyon capitale de la  Renaissance ; Lyon capitale de la Résistance ; Lyon capitale de la gastronomie. 
Or à Lyon, on ne peut être que frappé par le formidable décalage qui existe entre la richesse de ces éléments de la mémoire, qui sont largement survalorisés,  et l’absence quasi totale de place accordée au souvenir de la présence étrangère  (en dehors bien entendu de celle, très élitiste, des fameux banquiers florentins  !). En effet cette ville fait partie de celles qui, en France, ont attiré le  plus grand nombre de cohortes d’immigrants depuis l’avènement de l’industrialisation  massive, c'est-à-dire en gros depuis 150 ans. La grande région lyonnaise est  un territoire sur lequel un nombre très important de populations immigrées ont  transité provisoirement ou se sont installées durablement. En fonction de la  plus ou moins forte demande en main-d’œuvre liée au développement des industries  locales, une grande variété de groupes y ont été attirés : Italiens, est Espagnols, Polonais, puis plus tard Portugais et Maghrébins, enfin Asiatiques et ressortissants  d’Afrique noire. C’est la partie est-sud-est de l’agglomération rhodanienne  qui a accueilli l’essentiel des colonies de travailleurs venus à partir de la  fin du siècle dernier. Décines, Bron, Vénissieux, Saint-Fons, sont autant de  villes qui se sont construites grâce à cet apport démographique considérable. 

Des villes qui sans l’immigration ne seraient aujourd’hui que de simple petites  bourgades. Je rappelle que dès la fin du XIXème siècle, les immigrés représentaient  en France 15% de la classe ouvrière. Lorsque s’est produit, entre 1900 et  1930 le grand développement économique français, les étrangers constituaient  un vecteur essentiel de l’essor industriel. D’ailleurs dans les années trente, la France était tout simplement le premier pays d’immigration au monde, devant les États-Unis, tout du moins en chiffres  relatifs (c'est-à-dire rapportés à la population totale de l’hexagone). Et l’agglomération  lyonnaise faisait déjà partie des zones les plus concernées. Il y a quelques  jours, je lisais un article de l’INSEE expliquant qu’aujourd’hui sur le département,  plus de 40% de l’accroissement démographique depuis 1946 est directement ou  indirectement imputable à la présence des immigrés. Ce qui est considérable  ! Mais la réalité de cette présence et de ce rôle historique prépondérant est  largement passée sous silence. Nous avons d’ailleurs tout simplement perdu une  partie de notre mémoire à ce sujet. Par exemple, les lieux qui ont accueillis  les Italiens et les Espagnols dans les années trente ont disparus. J’ai travaillé  pendant quatre ans, avec un ami sociologue du nom de Frédéric Blanc, sur le  “Village Nègre”, un quartier immigré situé dans l’actuel huitième arrondissement  de Lyon. Ce quartier logeait plus d’une centaine de familles et s’étendait sur  plusieurs hectares sur une zone en déshérence foncière jouxtant la cité des  États-Unis construite par Tony Garnier. A l’époque, il s’apparentait à un conglomérat  de baraquements en bois, sans l’eau ni l’électricité, avec le toit en papier  goudronné et le sol en terre battue. Ce quartier a existé entre les Deux-guerres.  Il fut définitivement rasé à la veille de la Seconde guerre mondiale. Aujourd’hui,  sur son ancien emplacement, les habitants ignorent complètement son existence.  En 1993, nous avions sollicité le journaliste Daniel Mermet pour qu’il réalise  une émission sur le Village Nègre, en interrogeant d’anciens habitants. Des  micro-trottoirs furent réalisés par ailleurs notamment sur le marché des “États”.  Il s’est avéré que plus personne ou presque ne se souvenait de ce lieu. Le refoulement  collectif avait fait son oeuvre. Le plus étonnant c’est que les archives que nous avons consultées pour en savoir plus étaient tout aussi muettes. Le seul  document sur lequel nous avons réussi à mettre la main et qui atteste de l’existence  du Village Nègre est une photo aérienne prise par l’armée ! Pour moi le Village Nègre est hautement symbolique, ou disons révélateur, de ce processus d’invisibilisation de la présence immigrée à l’échelle de l’agglomération  lyonnaise. Il est un “non-lieu de mémoire” pour reprendre l’expression  de l’historien Gérard Noiriel, c'est-à-dire un lieu qui ne sécrète plus aucune  histoire. Bien entendu, je ne dis pas ici que ce processus d'amnésie est  un processus conscient, organisé par des individus plus ou moins machiavéliques.  Comme le dirait Bourdieu, le travail du sociologue n’est pas de dénoncer mais  bien d’énoncer. Il ne s’agit donc pas de chercher des responsables à cette situation.  Il convient plutôt d’en prendre note et d’en saisir les ressorts, les causes  profondes. Aux États-Unis (pas la cité cette fois!), l’île d’Ellis Island par  laquelle ont transité des milliers d’immigrés est devenue un musée. A Lyon,  le Village Nègre a été rasé et effacé magiquement de la mémoire collective locale.
Bref ici, faire mémoire n’est pas chose facile pour les immigrés. Il leur est difficile de laisser une empreinte qui puisse leur garantir une quelconque visibilité  historique. Ce qui pour le coup, est dommageable pour la compréhension de l’agglomération  dans son évolution et dans son identité sociale. Il y a peu, je lisais un livre  de 300 pages sur le peuplement et la naissance de Vénissieux. Sur ces 300 pages,  2 seulement évoquaient la présence étrangère !

 

Croyez-vous donc qu’il faille retravailler les contenus de la mémoire lyonnaise ? Dans quelle mesure d’ailleurs selon vous la mémoire peut aussi être un outil positif de la “gouvernance” ?

Pour commencer, je crois qu’effectivement, Lyon devrait s’efforcer d’entendre davantage la mémoire de groupes dont elle a sans doute fait trop peu de cas jusqu’à aujourd’hui. Ensuite il est certain que la mémoire constitue un des outils de la gouvernance. Mais cet outil est à double tranchant. Lorsqu’il consiste à imposer par le haut une mémoire octroyée, artificielle, embellie, afin de  solliciter l’adhésion des individus en flattant leur narcissisme, il ne s’agit pas d’un outil très sain. C’est par exemple ce que font certains dirigeants  qui mettent en avant la “culture d’entreprise” pour mieux renforcer l’esprit  de corps des salariés (et accessoirement doper leur sens du sacrifice et du  dévouement).
Pour Lyon, le danger est plutôt de développer une mémoire asphyxiante et hégémonique qui ne laisserait la place à aucune autre. Sans doute qu’en glorifiant de manière excessive certains aspects du passé, on s’interdit d’en voir d’autres. Or il ne faut pas sous-estimer les effets sociaux de l’amnésie.
Milan Kundera écrivait “Pour liquider les peuples, on commencera par leur enlever  la mémoire.” Car la mémoire collective est constitutive d’une identité cohérente  pour un groupe. Elle véhicule des normes, des enseignements, des symboles,  fait savoir aux différents membres ce qu’ils sont de manière commune. Daniel  Laumzfield dit qu’elle est autant un mémorandum (« rappelle-toi qui tu es »)  qu’un mémento (« souviens-toi ce que tu as à faire »). La mémoire est surtout  en cela une garantie de consensus et de cohésion sociale. Elle est une force  centripète pour ainsi dire, et donc en cela une force extrêmement précieuse  pour l’homme politique ou le gestionnaire, à condition toutefois qu’elle soit  maniée avec circonspection. Quant à l’amnésie, a contrario, elle peut vite se  transformer en instrument de domination à part entière quand elle fonctionne  comme un analgésique puissant qui permet de légitimer un pouvoir. Il n’y a qu’à  voir pour s’en convaincre, et toujours pour me référer aux États-Unis, le cas  des Noirs américains privés de mémoire pendant de longues décennies et qui,  pour se construire une nouvelle place sociale, ont du “désaliéner” souvent de  force leur véritable histoire. Pour fonctionner comme un outil positif de la gouvernance, la mémoire doit donc être manipulée avec prudence. Oserais-je dire  avec conscience ? Elle doit être plurielle et reconnaître les différents acteurs  de la vie sociale. En aucun cas elle ne doit s’apparenter à un hymne qui chante  les louanges d’une collectivité débarrassée de certains de ses éléments ; des  éléments qui feraient du coup figure de “quantité négligeable” nonobstant la  place objective qu’ils occupent dans le paysage économique, démographique ou  culturel. Au moment où l’agglomération cherche à régler ses pendules à l’heure  européenne et où, de surcroît, les enjeux de reconnaissance sont actualisés  par l’obtention du prestigieux label de patrimoine mondial de l’humanité délivré  par l’UNESCO, de nouveaux enjeux pèsent sur la construction et sur la mise en  valeur de la mémoire lyonnaise. Et à l’orée du troisième millénaire, j’ose espérer  que l’agglomération, sous l’impulsion volontariste de ses édiles, saura assumer  la totalité de son histoire et qu’elle parviendra à se réapproprier la mémoire  des événements générateurs des mouvements migratoires qui ont constitué sa population”.