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Regards sur les sociétés asiatiques

© Sylvie Mauris

Texte de Sylvie MAURIS-DEMOURIOUX

Texte écrit pour la revue M3 n°7
La renommée internationale de Lyon en matière de recherches sur les sociétés asiatiques contemporaines est désormais bien établie. Deux prix récents viennent encore de confirmer la dynamique et la qualité des recherches que ce soit celles de chercheurs confirmés ou en devenir : l’historien et sinologue Christian Henriot a reçu le prix Gay- Lussac Humboldt et Gwennaël Gaffric, celui du Jeune chercheur européen en études taïwanaises. Quasi-inexistantes dans les années 1980, comment ces recherches ont-elles émergé et acquis une telle visibilité ?
Date : 01/06/2014

Sériciculture et religion

Pour comprendre cet essor, un petit détour par l’histoire s’impose. Lyon se singularise dès le XIXe siècle par ses affinités avec l’Extrême-Orient et notamment la Chine. La richesse de leurs relations tient d’un côté à l’activité soutenue des missionnaires jésuites dès le XVIIIe siècle, puis du Diocèse de Lyon, et de l’autre aux relations commerciales et industrielles liées à la sériciculture (échanges scientifiques, approvisionnement en soie, etc.). Ce vif intérêt conduit ainsi la Chambre de commerce et d’industrie à financer d’importantes missions d’exploration commerciale en Chine ainsi que des cours de chinois, japonais et vietnamien avec la Faculté des Lettres. L’université lyonnaise devient un précurseur dans l’enseignement des langues asiatiques.

En 1921, l’ouverture de l’Institut franco-chinois de Lyon, première université hors du territoire chinois, est un nouveau facteur de singularité. Ce lieu de formation d’une élite chinoise, sélectionnée sur concours, accueille près de 500 étudiants entre 1921 et 1946. Près d’un quart réalisent des doctorats en sciences de la vie ou en sciences humaines et sociales. Les recherches en océanographie, sur la radioactivité ou encore l’architecture, contribuent à fonder ces disciplines en Chine. Lors de sa fermeture, sa bibliothèque forte de 50 000 ouvrages reste à Lyon, dotant ainsi le territoire de ressources originales. Jusque dans les années 1970, les recherches universitaires se sont intéressées aux langues indo-européennes, à la philologie et aux religions extrême-orientales mais sans véritablement faire école. C’est la volonté de la toute nouvelle université Lyon 3 de se positionner sur l’enseignement des langues rares, slaves et extrême- orientales qui contribue concrètement à l’implantation d’une activité de recherche. La présence de filières complètes de chinois puis de japonais attire des étudiants comme Christian Henriot, historien et sinologue, ou Claire Dodane, professeur en littérature japonaise à l’université Lyon 3, qui développent par la suite la recherche lyonnaise sur l’Asie orientale.

Dès 1987, l’historien et sinologue Christian Henriot, depuis deux ans maître de conférences à l’université Lyon 3, crée le Centre de recherche sur l’Extrême-Orient contemporain parce que « les structures permettent d’avoir des fonds. » Ce centre réunit une petite dizaine de spécialistes en droit, histoire, littérature, sociologie, géographie, architecture et urbanisme, intéressés par les sociétés contemporaines chinoise et taiwanaise. À la même époque, la région Rhône-Alpes commence à collaborer avec la municipalité de Shanghai et soutient la recherche régionale par la création de la Maison Rhône-Alpes des sciences de l’homme (MRASH). Christian Henriot propose à la région leurs compétences scientifiques pour accompagner sa politique vers l’Asie, en échange de moyens financiers et de locaux à la MRASH. La recherche sur l’Asie orientale prend dès lors son essor et bénéficie d’une première reconnaissance du CNRS en 1992, dans le cadre d’une politique de décentralisation de la recherche. C’est la naissance de l’Institut d’Asie orientale (IAO). Les « traditions intellectuelles lyonnaises » tournées vers l’Asie, et surtout la présence du fonds documentaire de l’Institut franco-chinois ont contribué à justifier le renforcement du potentiel lyonnais. En 2002, avec l’arrivée de l’ENS Lettres et Sciences Humaines à Lyon, l’IAO devient une Unité mixte de recherche et emménage à l’ENS avec une équipe quelque peu modifiée. En effet, sous la houlette de Gregory B. Lee, professeur d’études chinoises et transculturelles, et de Claire Dodane, connue pour ses travaux sur la littérature féminine japonaise, certains de ses membres restent à l’université Lyon 3. Ils créent un nouveau centre de recherche, l’actuel Institut d’études transtextuelles et transculturelles (IETT). L’IETT investit une voie peu explorée en France : interroger, de manière transculturelle, historicisée et transdisciplinaire, la modernité et ses représentations culturelles. Constitué à l’origine d’une majorité d’asianistes, il s’élargit à d’autres aires culturelles (Grèce, Israël, USA…) et d’autres disciplines (littératures, arts…). Ses recherches récentes concernent ainsi les relations entre citoyenneté et migration, entre genre et filiation, la transmission des différences culturelles, les représentations de la vieillesse ou encore celles liées aux pratiques alimentaires.

 

Un choix stratégique des objets de recherche

Dès le début, bien que les recherches sur l’Asie soient encore peu répandues en Europe, Christian Henriot estime que « le vrai enjeu est de se distinguer des autres en apportant une plus-value différente par notre regard, nos méthodes, nos sources. Nous avons cherché à avoir une véritable identité avec un objectif clairement international. » Le choix des thèmes de recherche est donc essentiel. Centré initialement sur les sociétés contemporaines de la Chine, du Japon, de la Corée et de Taiwan, l’IAO a progressivement élargi son champ de recherche aux dynamiques culturelles, sociales, économiques et politiques en Asie de l’Est et du Sud-Est. Comme l’explique son directeur, Jean-Pierre Bassino, « cette diversification vers l’ensemble des pays asiatiques, notamment de l’Asean, est dorénavant un enjeu fort. Compte tenu de l’élévation de leur niveau de vie, ces pays constituent un marché pratiquement aussi important que celui de la Chine. De plus, ils contribuent à un certain équilibre politique en Asie. L’autre enjeu est de travailler sur des sujets émergents majeurs comme celui du passage à une croissance verte. Pour de tels sujets, il faut une double compétence à la fois disciplinaire et linguistique. Cela suppose donc des coopérations entre chercheurs appartenant à des équipes variées. » Cette approche pluridisciplinaire est devenue la marque de fabrique de l’IAO. Son investissement dans les humanités numériques contribue aussi à sa reconnaissance internationale grâce au développement d’outils dans le domaine des études visuelles et de la recherche en histoire urbaine (projets Virtual Cities, Numérica Sinica). L’ouverture vers des sujets émergents se manifeste pour l’heure par des travaux très variés : approches France-Japon des parcours professionnels des aidants informels et du réseau du care, comparaison des actions régionales en matière d’innovation, conceptions, usages et manipulations du corps humain dans la société chinoise, etc.

 

La question des inégalités

Depuis quelques années, d’autres disciplines et chercheurs investissent le champ des études asiatiques et contribuent à son ancrage sur le territoire. Du côté de l’économie expérimentale, le Groupe d’analyse et de théorie économique bénéficie de l’arrivée de Sylvie Démurger, spécialiste de l’économie du travail chinoise. Elle est notamment engagée dans une collaboration fructueuse avec l’Université normale de Pékin sur la question des inégalités en Chine. Depuis janvier 2014, cette coopération s’est vue reconnaître le statut de Laboratoire international associé, assurant ainsi visibilité et financements. Autre dispositif d’ampleur, la création en 2010 du Joint research institute for science and society (JoRISS) entre l’université normale de Chine de l’Est de Shanghai, l’École normale supérieure (ENS) de Lyon et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) qui soutient des recherches notamment en sciences de l’éducation, sociologie ou en histoire urbaine.

 

Ville et nucléaire

Les recherches sur les villes asiatiques trouvent toute leur place au sein du Laboratoire d’excellence « Intelligence des mondes urbains ». L’actualité scientifique récente est révélatrice de la diversité des approches possibles. Et de l’intérêt collectif suscité par ce thème.

D’un côté, le colloque sur les psychogéographies comme poétiques de l’exploration urbaine mobilisait tant des chercheurs de l’IETT que ceux de l’Institut de recherches philosophiques de Lyon. Les sujets évoqués : l’expérience de la dérive dans la ville, la manière dont celle-ci se trouve représentée et imaginée dans les productions culturelles d’Europe, d’Asie, etc., son impact sur les pratiques urbanistiques… De l’autre, la journée annuelle du réseau académique européen sur les études asiatiques contemporaines EastAsiaNet, intitulée « Future Cities and Space Reconfiguration in East Asia ». Les communautés lyonnaise et européenne ont confronté leurs travaux sur les représentations de la ville et de l’espace, les processus d’urbanisation, les modes de vie urbains, la gouvernance, les questions environnementales, la mobilité.

Le nucléaire s’impose aussi comme un thème en plein essor. L’apport des films sur Fukushima aux sciences humaines et sociales a permis, au-delà de l’établissement d’une filmographie, de fédérer la recherche lyonnaise sur le nucléaire menée dans plusieurs laboratoires de lettres, arts, sciences humaines et sociales. Cette réflexion aborde aussi les versants politiques, épistémologiques et philosophiques avec l’objectif de dresser un bilan des interprétations de Fukushima. Quel est le sens de cet évènement dans l’histoire mondiale ? Quel est son impact sur la pensée politique et sociale et sur le rôle de la « société civile » ?