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Ralentir la vie et la ville : un combat politique

Texte de Paul Ariès

Pour les décroissants, le ralentissement est un enjeu politique majeur : d’une part, il prolonge celui de la répartition des richesses et du pouvoir, d’autre part le rapport au temps renvoie à une conception du bien-vivre : être plutôt qu’avoir.
Texte écrit pour la revue M3 n°3.

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Date : 01/10/2012

Je ne suis pas objecteur de croissance d’abord parce qu’il y a le feu à la planète, mais parce que je suis amoureux du bien-vivre et que je souhaite le retour des partageux. Ralentir la ville et la vie, c’est d’abord la rendre aux plus pauvres, pour combattre les inégalités sociales. Ce n’est pas sans raison que nous nous opposons aux courses automobiles, ce n’est pas accidentellement que nous faisons du « ralentissement de la ville » un des thèmes majeurs pour la refondation d’un autre projet de société. Si je multiplie les interventions, c’est bien pour faire comprendre que ralentir, c’est non seulement nécessaire mais possible, c’est aussi pour dénoncer les « fausses bonnes » solutions qui consisteraient à accélérer encore plus pour « gagner du temps sur le temps », c’est pour croiser la question du ralentissement avec celles de la gratuité du service public, de la relocalisation, d’une jouissance d’être à opposer à la jouissance d’emprise (le toujours plus de biens et de pouvoir), c’est pour marier ralentissement et démocratie politique.

 

Accélérez, vous êtes mortel…
Nous n’avons pas assez pris au sérieux les enjeux anthropologiques de l’accélération ou du ralentissement : Hartmut Rosa a raison de dire que la densification temporelle répond à la disparition de la croyance en l’au-delà, autrement dit la prise de conscience de notre condition de mortel. L’accélération est à ce titre une des réponses capitalistes/ productivistes à notre sentiment de finitude. Le grand enjeu pour le XXIe siècle n’est pas de revenir à une réponse religieuse, mais d’inventer d’autres dissolvants d’angoisse existentielle que ceux du capitalisme productiviste, ceux que j’ai qualifiés de dissolvants « socialistes gourmands ». Ne nous leurrons pas, l’accélération nous donne à jouir ( jouissance d’emprise). Nous devons lui opposer une autre jouissance : une jouissance d’être, en nous souvenant que l’être humain est d’abord un être social et un être de désir. C’est pourquoi nous répondons à la fuite en avant dans l’accélération par l’organisation de la lenteur comme condition de la multiplication des agencements sociaux (le fameux slogan des objecteurs de croissance « moins de biens, plus de liens »). C’est pourquoi nous devons aussi nous libérer de ce qui restait de philosophie antique dans les « socialismes réels » et ne plus être du côté de l’ascèse. Face au rigorisme, le socialisme gourmand doit au contraire inscrire à son programme le droit à l’intensification et au raffinement du sensible qui n’est nullement le « jouir sans entraves ». Cette thèse est féconde parce qu’elle prend le contre-pied de celle sur la soi-disant crétinisation des masses : les gens sont moins bêtes que désespérés, moins manipulés qu’insensibilisés. Les politiques du « bien vivre » que je propose ne sont pas des incitations à s’automutiler. J’invite au retour d’une gauche maquisarde, d’une gauche buissonnière mais qui fasse école, une gauche qui sache donner envie de changer de société.

 

Aux usagers de décider ce qui doit être gratuit
Les collectivités doivent repenser leurs aménagements pour apprendre à ralentir, elles doivent notamment réhabiliter le désordre urbain et la lenteur, comme condition du bien-vivre et du refus de la gentrification. Comment choisir les investissements qui nous font perdre ou gagner du temps ? Comme en matière de gratuité des services publics (eau vitale, transports en commun, services funéraires, etc.), la réponse n’est pas technique et encore moins moraliste. Dans le cadre d’une démocratie participative, c’est à la population de choisir ce qui doit être gratuit ou renchéri, si elle souhaite ralentir, comment et dans quels buts. Nous ne devons surtout pas oublier en matière de réflexion sur l’accélération ou le ralentissement que la vraie démocratie c’est toujours de postuler la compétence des incompétents, c’est-à-dire qu’elle suppose de rendre la parole aux usagers.

 

Hors-temps et hors-sol
Ce débat n’est pas franco-français, il est celui de (presque) tous les pays riches, mais il appartient aussi aux pays pauvres, à l’Afrique, aux Amériques notamment. Chaque société possède en effet sa conception et ses pratiques du temps. Il existe donc une temporalité qui distingue cette société de toutes les autres. Elle s’inscrit profondément dans les corps et les esprits des humains de ce siècle. Les objecteurs de croissance font donc de la critique du temps économique, au nom de la défense d’une autre temporalité, l’un des enjeux essentiels de l’émancipation. Aimer le peuple c’est refuser la vitesse. La société économique ne peut au contraire qu’imposer son fétichisme du temps. Les économistes le répètent d’ailleurs à l’unisson : « le temps c’est de l’argent ». Ce fétichisme du temps se caractérise par la primauté des temps courts sur les temps longs et de la vitesse sur la lenteur. Il se paie par sa quantification obligatoire : le temps moderne s’est déqualifié. Il n’existe plus de saisons, d’âges ou de périodes. Nous vivons dans une succession d’instants qui nous prive de tout repère temporel. La dé-saisonalisation des aliments et le viol de la chronobiologie en sont deux exemples : nous vivons autant dans un « hors-temps » que dans un « hors-sol », avec la généralisation du 24 heures sur 24 et du sept jours sur sept. La résistance à la vitesse passe par la critique des outils qui l’ont rendu possible. La société croissanciste a imposé des prothèses techniques de dénaturation du temps : éclairage public ou privé intempestif, surchauffage l’hiver, climatisation l’été, ionisation des aliments, banalisation de l’avion, etc. L’homme économique a vocation à s’émanciper des temporalités naturelles. Nous n’avons plus conscience que plus nous allons vite, plus nous manquons de temps. Nous croyons survoler le temps mais nous sommes écrasés dans l’instant. Le concept de vitesse n’est devenu central qu’avec les techniques de déplacement rapide : révolution des transports au XIXe siècle et des communications au XXe siècle. La vitesse est devenue un nouvel absolu. Il en résulte des phénomènes quantitatifs mais aussi qualitatifs : la vitesse a supprimé la notion de voyage pour celle de déplacement, voire de flux.

 

En ville le vélo est plus rapide que la voiture
Le culte de la vitesse a généré peu à peu un véritable spectacle de la vitesse. Ce spectacle de la vitesse n’est pas la vitesse : la vitesse réelle de déplacement d’une voiture est inférieure en ville à celle d’un vélo. Ivan Illich a proposé la notion de « vitesse généralisée » pour appréhender cette vérité que l’industrie camoufle. Si on divise le nombre de kilomètres parcourus dans une année par la somme des temps passés en voiture ou au travail à gagner de quoi la payer, on obtient une moyenne de 10 km/h. Alain Vaillant a généralisé l’usage de ce concept pour d’autres technologies avec les mêmes résultats. On passe autant de temps aujourd’hui à s’occuper de son linge qu’il y a un siècle, le travail ménager n’a presque pas baissé en 50 ans. Paul Virilio, dans Vitesse et politique, nous aide à dépasser ce paradoxe apparent et l’irrationalité des acteurs : « La vitesse est la face cachée de la richesse. » Non seulement elle correspond à une divinisation de l’homme technique, mais elle est génératrice de pouvoir et de violence. Toute accélération des uns se paye par un ralentissement des autres avec, par exemple, la priorité accordée aux TGV sur les TER, avec le différentiel de pouvoir lié à la détention prioritaire de l’information, etc. Toute augmentation de la vitesse engendre toujours un transfert de pouvoir des membres les plus lents vers les plus rapides, donc des plus pauvres vers les plus riches. Le spectacle de la vitesse comme la vitesse elle-même ne sont donc pas sans conséquences. Ils réduisent déjà le territoire à néant. Ils sont aussi, selon Paul Virilio, la vieillesse du monde parce qu’ils empêchent de prendre conscience de notre mort, de l’épuisement des ressources, etc. Nous revendiquons une autre politique en matière de vitesse. Alors que nous connaissons le pouvoir de la vitesse à réorganiser violemment la société, nous continuons à n’inventer que des machines à accélérer au lieu de généraliser des machines à ralentir, qu’il s’agisse de nouveaux objets techniques ou d’institutions (sloow food, City sloow).

 

Il faut imposer des prothèses de la lenteur
Une politique antiproductiviste consiste à démanteler l’essentiel des prothèses de la vitesse et, au besoin, à imposer des prothèses (techniques ou sociales) de la lenteur. Notre programme peut être résumé comme un projet de ralentissement généralisé. Nous entendons aussi accorder la priorité au temps long sur le temps court, ce qui passera par une refonte des programmes d’enseignement de l’histoire : le grand drame de notre société est d’avoir perdu sa longue mémoire du passé, ce qui la rend inapte à se projeter loin dans le futur. Nous devons privilégier les temporalités naturelles et sociales sur le temps mécanisé. L’humain (avec ses limites) doit redevenir la mesure de toute chose. Le temps mécanique de l’industrie et celui virtuel de la finance ne peuvent que ravaler l’humain au rang d’homme machinal alors que nous devons réapprendre à « habiter le temps » (Jean Chesneaux). Ce n’est pas par hasard que l’escargot est devenu l’emblème d’un nouvel antiproductivisme, celui du bien-vivre, en Europe, en Amérique latine, en Inde. Nous devons nous mettre à l’écoute de tous ces nouveaux courants qui se cherchent à l’échelle mondiale pour dire ces nouveaux chemins d’émancipation. Tous ces mouvements croisent la question du ralentissement social nécessaire comme façon de changer nos rapports aux autres, à nous-mêmes et à la nature.