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Public et privé : comment on change ?

© Bruno Mangycku

Texte d'Alice Tagger

Lorsqu’il s’agit de conduire le changement, secteurs privé et public divergent. D’un côté, la prise de décision est plus simple. De l’autre, l’écoute est davantage au rendez-vous. La réussite repose cependant sur les mêmes facteurs. Il faut savoir équilibrer les forces, faire preuve de sens tactique et exprimer un vrai leadership.
Date : 30/06/2015

Les circonstances, les contraintes et les ressources varient immensément entre le public et le privé.

Ainsi, les terminologies diffèrent, et ce n’est pas qu’un hasard. On parle de réforme, de modernisation, de rénovation dans le secteur public. On parle de transformation, de changement dans le privé.

Dans les deux cas, les mots se sont banalisés au cours des dernières décennies. Le changement est permanent, sous forme d’améliorations continues ou de grandes ruptures. -Toutes les organisations complexes le connaissent. Certains dirigeants ont fini par se rendre compte que pour rendre leur action audible et crédible, il fallait parfois bannir ces termes, qui dès qu’ils étaient prononcés créaient anxiété ou cynisme. Et qu’il fallait donc « faire sans dire ».

Ainsi aussi, dans le public, la réforme est le fruit d’une décision politique. Et d’une loi bien souvent. Elle est un objet partisan par quasi-définition (dans le système politique partisan français en tous les cas). Soumise à de l’hyper-lenteur et de l’hyper-accélération : le temps court de la communication politique, le temps chahuté de la préparation de la réforme, le temps long de la mise en œuvre progressive.

Les chantiers de réformes portent le plus souvent les noms des éléments structurels de l’organisation sur laquelle ils doivent porter : tel opérateur de l’Etat, telle direction générale ou tel service, tel échelon dans l’organisation territoriale… La partie renvoie au tout, en même temps qu’elle le dissimule. Derrière telle structure, c’est bien un système organisationnel large et complexe ( des hommes, des manières de travailler, des cultures… ) qui doit être mis en mouvement et pas simplement un organigramme à dessiner ou des rôles et responsabilités à repartager.

Dans le privé, les schémas de décision et d’exécution semblent infiniment plus simples. Des actionnaires pour valider la marche de l’entreprise et la challenger ; un P-DG pour décider des objectifs et des priorités ; une équipe de direction pour décliner et relayer sur le terrain. Et les chantiers de transformation s’appellent le plus souvent Perform, Transform, Cap, Lead, Shape… tant il est important de symboliser l’idée du mouvement. Et peut-être moins la finalité du changement…

 

Le temps de l’action, nerf de la guerre

 

Dans les deux cas, le temps long de l’action est le plus difficile. La volonté et l’annonce du changement ne suffisent pas. Toucher la partie (c’est-à-dire les structures) et non le tout (c’est-à-dire le système organisationnel) ne suffit pas. Les conditions pour que le changement devienne possible doivent être créées, dans et avec les équipes. Il faudra alors accepter, et même activement vouloir, que chacun, en s’appropriant le changement, le dénature peut-être aussi. Toute une partie des résultats et effets, directs et indirects, demeureront de ce fait longtemps incertains.

Face au défi de penser à la fois la transformation en terme de finalité et en fonctions des conditions de mise en œuvre, les facteurs de réussite sont finalement les mêmes, quoique les chemins de transformation puissent varier. Pourvu que les acteurs en charge des projets de transformation aient de l’expérience, du recul, des réussites comme des échecs en la matière, ils peuvent d’appuyer sur un bon sens aussi bien présent dans le public que dans le privé.  Les clefs sont l’équilibre,  la tactique, le leadership.

 

Équilibre des forces

 

Une transformation se pense comme un équilibre entre des activités que l’on arrête, que l’on modifie profondément ou que l’on démarre. Il s’agit donc de penser la transformation, et d’organiser les chantiers qui la jalonnent, en équilibrant les efforts (synergies, performance, gains) demandés, avec des projets porteurs dans lesquels les collaborateurs peuvent se projeter.

Or bien souvent, les transformations se concentrent sur les efforts de performance seulement, ce qui est un grand handicap. Les objectifs présentés  ( ré-organisation, innovation, croissance) deviennent vite secondaires en comparaison avec les euros annoncés aux marchés financiers ou aux électeurs. Bien souvent, on demande de « faire plus avec moins » sans que les questions fondamentales ne soient traitées, que ce soit la distribution des rôles et responsabilités dans une organisation complexe d’entreprise ou le périmètre des missions de l’Etat.

On dissocie les efforts demandés des réflexions sur les scénarios d’avenir de l’organisation concernée, et du projet d’entreprise ou de service qui sera porté.

Les mots sont alors vidés de leur sens : on fait un projet de service pour répondre à un impératif et à un exercice de transparence dans le monde public, mais en s’appesantissant avant tout sur les structures, les bureaux, les liens hiérarchiques, les titres… On parle de projet d’entreprise, mais souvent à des fins de communication externe, sans déclinaison tangible pour les différentes parties de l’entreprise.

Parfois, et paradoxalement dans des univers très axés sur la performance et les processus, on développe des « rêves d’entreprise », des projets souvent tirés par la technologie et des visions de la société très avant-gardistes. Ces « rêves » tirent toutes les forces de l’entreprise, directement concernées ou non, vers la préparation de cet « après ». Ces « rêves » rendent fiers et passionnés, alors que par ailleurs, dans ces mêmes organisations, les efforts de performance et de productivité sont permanents.

À l’inverse, certaines entreprises démarrent leur transformation en définissant cet « après », ce projet stratégique porteur mais les efforts, la rigueur et parfois le courage pour rationaliser et structurer le présent sont tellement réduits qu’on se trompe de combat.

 

Sens tactique

 

Au-delà de la finalité de la transformation, les acteurs de terrain sont souvent happés en premier lieu par le souci d’organiser les chantiers, d’identifier des sponsors, des ressources, des jalons, des livrables, des indicateurs d’avancement et de performance. Et très vite, des comités de suivi se mettent en place pour cadencer les choses. Rapidement, des « templates de reporting » sont élaborés.

Dans le public comme dans le privé, cette organisation semble difficilement évitable tant la coordination et le rythme sont critiques. Le mode projet s’installe donc partout. En revanche, il nous semble que bien souvent, manque le sens tactique, voire politique…

Un changement ne peut pas s’organiser et se dérouler de manière linéaire. Il faut donc penser à des inducteurs de transformation, à des chantiers clefs, petits ou gros, sur lesquels s’appuyer. En tant que leader de transformation, il faut se penser parfois comme une main invisible qui lance des projets critiques, en tempèrent d’autres, qui lie des initiatives et des opportunités entre elles, qui s’appuie sur l’existant et intercale du nouveau où c’est nécessaire… Et se jouer ainsi des diverses opportunités  pour permettre à la transformation de faire son chemin.

 

Être malin, à plusieurs niveaux

 

Toutes sortes d’exemples illustrent ce sens tactique.

 Accepter, par exemple, de démarrer modestement sur certains sujets, par des pilotes avec des volontaires, pour espérer ensuite faire boule-de-neige et attirer un ensemble plus large d’acteurs.

Savoir générer et entretenir à divers endroits des logiques d’expérimentation qui doivent pouvoir nourrir et faire bouger en permanence l’organisation.

Choisir des chantiers importants qui permettront de marquer des « victoires rapides » et d’envoyer des signaux que les choses bougent dans le bon sens. Soit qu’ils marquent une symbolique forte qui permettra de faire comprendre le sens des changements voulus, soit qu’ils irriguent toute l’organisation.

Être le premier à mettre en œuvre une transformation pour obtenir plus de marges de liberté par la suite, qu’il s’agisse de réforme territoriale ou de rationalisation d’une filière achat.

Savoir lier les actions, internes ou externes, entre elles, pour ne pas donner l’impression d’une juxtaposition de chantiers, pour casser les silos et faire converger les différentes grandes initiatives qui animent l’organisation.

Savoir tirer parti d’une transition démographique et de départs en retraite pour se donner un nouveau souffle en termes de recrutements de compétences critiques et d’organisation du travail.

À cet égard, si le sens politique était finalement plus développé, notamment dans le privé, ce serait parfois plus facile.

 

Expression du leadership

 

Dans le public comme dans le privé, se pose très souvent une même question : Qui est le (vrai) leader de la transformation ? Elle est moins anodine qu’il n’y paraît.

Dans le public, on sait que les hauts fonctionnaires peuvent changer de poste tous les deux ou trois ans. Les responsables se succèdent car les grands chantiers de réforme s’étendent dans la durée. Et le portage et l’incarnation s’amenuisent au fil du temps. L’inertie des systèmes prend en général le dessus à ce moment-là.

Mais dans le privé, si la décision émane du P-DG directement, les chantiers de transformation sont le plus souvent très vite délégués. À un directeur de la transformation en premier lieu puis, en cascade, à une kyrielle de chefs de projet. Les personnes sont peut-être plus stables dans la durée et il semble impensable de changer un directeur de la transformation en cours de programme (et encore moins de le promouvoir si celui-ci ne donne pas les résultats attendus). Mais si le P-DG n’est pas engagé, au quotidien, dans son programme, il y a tout lieu de croire que l’exécution patinera, que les silos internes reprendront le dessus sur les enjeux de transversalité et que les chefs de projet devront au quotidien réconcilier injonctions et comportements contradictoires.

 

Le patron, leader naturel du changement

 

L’absence de portage et d’implication dans l’exécution à très haut niveau, y compris dans un certain nombre de détails, est critique. Parce que ces transformations impliquent des changements, il y aura naturellement des résistances, des blocages, des conflits. Parfois explicites, mais le plus souvent pas. Il faut donc une grande dose d’énergie et d’autorité - à la fois rationnelle et charismatique, que souvent seul le « patron » détient.

Cette notion de leader est plus particulièrement difficile à appréhender dans le monde public. Le haut fonctionnaire sert une fonction ; cette fonction le dépasse et il s’inscrit dans une continuité de personnes l’exerçant. D’autre part, cette notion de continuité, du service public comme des fonctionnaires, rend plus difficile de penser la rupture, et plus difficile de positionner le haut fonctionnaire comme un acteur, et un leader, de cette rupture.

Or une transformation répond à une tactique de changement, à un chemin pensé avec ses lenteurs et ses accélérations, ses alliés et ses obstacles. Et par définition, cette tactique est le fruit d’une personne et d’une équipe et représente un pari et une prise de risque. Elle est donc difficilement transmissible.

Par ailleurs, l’Administration, et ses pratiques de gestion de carrière, valorise peu la prise de risque, et la réussite dans le portage complet d’un chantier. Les hauts fonctionnaires seront souvent habités par ce dilemme de faire bouger, mais jusqu’où… En particulier quand cela peut être au détriment de leur image et donc de leur carrière.

Ainsi donc en va-t-il de même des difficultés de conduire des changements dans le public et dans le privé. Et si les difficultés sont les mêmes, les compétences nécessaires pour atteindre un but, le sont également : un mélange de sens politique et d’écoute (très développés en général dans le public) et de sens du résultat et de prise de risque (très développés en général dans le privé).