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Le citoyen 2.0 et la ville : lequel façonne l’autre ?

© Trafik

Texte de Dominique CARDON

Plus les services mobiles avancés de géolocalisation et d’annotation de la ville se développent, plus la présence du numérique dans l’expérience concrète du territoire semble revalorisée. La rencontre opportuniste est désormais possible, tout comme le partage d’informations géographiques scrupuleusement sélectionnées.

Texte écrit pour la revue M3 n°1

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Date : 30/09/2011

Présents sans être là, happés ailleurs, comme en pointillé. L’omniprésence du téléphone portable semble projeter les individus dans une bulle qui les soustrait à l’espace physique. Cette vision du monde virtuel auquel nous connectent les réseaux numériques est incomplète. Le numérique enrichit l’expérience du territoire au fur et à mesure que les possibilités de géolocalisation et d’annotation se développent. Au lieu de se dissoudre dans le numérique, le territoire s’enrichit de l’expérience numérique des utilisateurs. La perception de la ville se transforme sous l’effet des inscriptions digitales que laissent les utilisateurs en la parcourant. Cette réinscription du numérique dans l’espace urbain pose cependant de nombreuses questions.

La culture du check-in
La géo-localisation a toujours suscité espoirs et fantasmes. Outil d’une nouvelle forme de surveillance substituant le contrôle insidieux de chacun sur chacun à un Big Brother invisible et omniscient, elle est aussi le support d’aspirations visant à enrichir les déplacements urbains de rencontres imprévues favorisées par les informations numériques qui s’affichent sur le portable. Pouvoir dire où l’on se trouve, le publier, faire savoir à d’autres où l’on est et garder trace de son chemin, constituent le centre de gravité de nombreux services sur smartphones comme Loopt, Foursquare, Google Latitude, Aka-Aki ou Facebook Places. Partager sa localisation, le fameux check-in, est leur objectif commun. Elle se communique à un réseau d’amis, de personnes à proximité ou à l’ensemble des inscrits au service. En superposant des informations vivantes à la carte statique, le mobile devient une articulation entre l’espace et le réseau social. Selon les services, les utilisateurs peuvent aussi laisser des informations sur ce qu’ils font en ce lieu, sur le lieu lui-même, et laisser une trace digitale à l’attention de ceux qui se localisent au même endroit. Le succès de ces services reste incertain. Le plus important d’entre eux, Foursquare, ne comptait que six millions d’inscrits dans le monde en janvier 2011. En dépit des attentes suscitées chez les industriels par les services de géolocalisation, il n’a pas encore démontré que les utilisateurs étaient disposés à faire connaître aussi facilement leur localisation. Il est vite apparu qu’un traçage continu de l’utilisateur, au motif qu’il aurait donné une fois pour toutes son consentement, était largement refusé, même si l’information n’est transmise qu’aux proches. Un traçage continu des mobilités n’a guère comme raison d’être que la surveillance, celle des parents anxieux des déambulations de leurs progénitures ou celle des managers sur leurs salariés en emploi mobile, transporteurs, livreurs, etc. Aussi, les services de géo-localisation se sont tournés vers l’idée que la localisation devait être un acte volontaire, délibéré et sélectif. Le check-in s’ancre dans la culture expressive de la mise en scène de soi sur les réseaux sociaux. Être là plutôt qu’ailleurs devient une manière de sculpter la personnalité que l’on exhibe aux autres. Même dans cet esprit, les premiers retours montrent que le check-in, consenti et volontaire, reste une pratique marginale dans les services ouverts à une grande visibilité. La fonction de géo-localisation de Twitter est rarement activée. Les femmes sont moins enclines à se localiser, tant elles sont immédiatement sollicitées par tous les dragueurs à proximité. Cette réticence a d’ailleurs très vite conduit Aka-Aki à devenir un service de rencontre gay.

Laisser sa trace dans l’espace
Il est utile de revenir sur ce qui peut constituer de nouvelles modalités de l’interaction urbaine dans les services de géo-localisation, pour cerner leurs forces et leurs faiblesses. Ces services proposent d’introduire de la flexibilité dans le temps de plus en plus contraint de la vie urbaine. Ils substituent au rendez-vous planifié une coordination par ajustement mutuel. Ainsi, les services mobiles de localisation proposent de partager sur une carte des informations pour réaliser des rencontres en fonction d’opportunités imprévues. Au lieu de planifier de façon formelle un rendez-vous, ce qui implique des coûts de coordination et un investissement cognitif, les individus indiquent simplement « Je suis là. » sur la carte. Ils n’imposent aucune obligation, mais rendent publique leur disponibilité à leur réseau social pour toutes sortes d’interactions imprévues. Cette pratique ne se partage pas avec un réseau social étendu, mais avec un cercle restreint de proches. Une étude récente montre qu’en moyenne, les personnes amies sur Gowalla, Brightkite et Foursquare vivaient à proximité, dans un territoire compris entre 1,4 et 2 kilomètres de diamètre et que le nombre d’amis moyen était inférieur à 20.
Une autre caractéristique de certains services doit être soulignée. Ils permettent d’enrichir le territoire d’informations. Encore balbutiants, ils donnent une information en temps réel sur la disponibilité des transports en commun, des vélos, des places de stationnement ou des offres de covoiturage. D’autres invitent à partager des informations sur les lieux en y laissant une opinion, des documents, des photos, autant de traces numériques laissées pour de futurs visiteurs. Cette logique peut conduire à la production de contenus personnels et subjectifs, mais aussi prendre un caractère plus automatique et systématique. CitySense, par exemple, projette sur une carte les propriétés sociodémographiques des utilisateurs en déplacement : âge, profession, sexe, pouvoir d’achat ou autres préférences. Cette manière de colorer la ville par les caractéristiques de ceux qui la parcourent préserve l’anonymat des personnes. En revanche, elle dessine une représentation des caractéristiques d’attractivité, ou de non-attractivité, que produisent les utilisateurs : quelles sont les zones animées de la ville ? Où se trouvent les bars jeunes et branchés ? Les magasins attirant les personnes fortunées ?… La ville devient le support d’un codage culturel laissé à la libre appréciation de ses utilisateurs. Cette liberté risque aussi de reproduire des clivages spatiaux et des stéréotypes déjà existants. Les études sur les usages de Foursquare montrent que l’on ne check pas sa présence au supermarché ou à la laverie automatique. Signaler un lieu exprime son identité, et le choix des lieux fréquemment annotés correspond aux logiques de distinction individuelles. Les bars, concerts, salles de spectacle et musées sont privilégiés par les utilisateurs. Sur Foursquare, il suffit parfois de quelques informations sur les autres utilisateurs qui se localisent au même endroit pour se créer une représentation précise du style et de l’ambiance du lieu. Les services de géolocalisation participent donc au mouvement d’individualisation des usages de la ville. Ils peuvent créer de nouvelles opportunités, introduire des formes d’interactions inédites et susciter des découvertes. Mais ils risquent aussi, paradoxalement, de renforcer le zonage social et culturel de la ville.