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La ville numérique, quintessence urbaine

© Brice Dury

Texte de Boris Beaude

La ville hybride maximise les connections à la fois matérielles et immatérielles. Grâce au développement des technologies numériques, le citadin est ainsi davantage connecté au monde et aux autres habitants. Ces transformations doivent être intégrées à l’aménagement de l’espace urbain, pour en maîtriser le potentiel et les risques.

Texte écrit pour la revue M3 n°1.

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Date : 30/09/2011

En ce début de XXIe siècle, plus de la moitié de l’humanité réside en ville. Loin d’être anecdotique, ce constat témoigne du succès croissant de l’une des plus anciennes techniques spatiales, qui consiste à privilégier la densité à la dispersion. Depuis les prémices de la sédentarisation il y a près de 10 millénaires, la ville a connu des formes d’une rare diversité, résistant et s’adaptant à une succession d’innovations.
Le XXe siècle a été remarquable, tant il témoigne de la diffusion concomitante de la ville et de technologies de communication, pourtant jugées concurrentes, telles que le train, la voiture, le téléphone, la radio et la télévision. Loin d’affaiblir l’attraction de la ville, ces technologies n’ont cessé de la renforcer dans ce qu’elle a de plus fondamental : la maximisation de l’interaction sociale. Haut lieu du contact, la ville répond à des impératifs d’économie de moyens spatiaux qui, cumulés, lui allouent une rente de situation croissante. Plus elle est connectée au reste du monde, plus elle est localement attractive. Les moyens de transport ou de télécommunication ne changent rien à cela. Ils tendent au contraire à se concentrer au sein des espaces les plus denses, qui en sont d’ailleurs les plus grands initiateurs. La télécommunication, aussi puissante soit-elle, ne semble pas pouvoir se soustraire à cette dynamique séculaire. La ville a le monopole du corps, et nous ne pouvons manifestement pas nous en dispenser.

La ville résiste, inlassablement
Ces dernières décennies, des technologies de communications particulièrement performantes ont réactivé des utopies alternatives à la ville. C’est le cas d’Internet, convergence du numérique et de la télécommunication. L’outil a relancé les espoirs relatifs au télétravail, au e-learning, au e-commerce ou à la télémédecine, à nouveau pressentis comme autant de moyens de rendre la ville dispensable. Toujours, la ville résiste, inlassablement. Elle est la première à profiter de ces innovations, dont le déploiement et l’usage restent massivement urbains. Sans aucun doute, il faut penser la ville avec ces technologies et il est raisonnable de croire qu’elle y survivra sans difficulté. Il est en revanche plus difficile d’imaginer ce que devient la ville avec le numérique. Au même titre que l’électricité, le rail, la voiture, le train, le béton, ou l’ascenseur, ont changé la ville, Internet propose des virtualités qui ne la laisseront pas inchangée.
Penser ensemble la ville et le numérique n’est pas trivial. Cela exige d’articuler finement l’une des plus anciennes modalités de gestion de la distance avec l’une des plus récentes. Cela nécessite aussi d’assembler une technologie de la matière et une technologie de l’immatériel. La force de la ville réside probablement dans ses permanences, dans son inscription dans le temps long, mais aussi dans sa capacité à faire co-exister des réalités matérielles aussi diverses que des individus, des logements, des commerces, des véhicules, des aliments, des salles de spectacles… En revanche, la force du numérique, et plus encore celle d’Internet, doivent beaucoup à la vitesse du traitement et de la transmission des informations, à leur relativement faible inertie, à leur plasticité. L’hybridation de la ville et du numérique compense habilement leurs lacunes, autant qu’elle décuple leurs avantages respectifs. Ce ne sont pas le réel et le virtuel qui se rencontrent, mais deux réalités, deux technologies spatiales, deux espaces, réels l’un et l’autre, mais dont les propriétés diffèrent radicalement. Parce que leurs virtualités sont distinctes, elles coexistent efficacement et parce que la ville et Internet maximisent respectivement l’interaction matérielle et immatérielle, leur cospatialité présente des avantages inégalables. In fine, la force de la ville doit essentiellement à sa complétude, car pour profiter des deux technologies, il faut être en ville !
Selon des logiques vertueuses, les qualités de la ville et celles d’Internet développent ensemble leur potentiel. Les espaces les plus denses sont plus simples à connecter et sont ceux où la demande est la plus forte. La ville et Internet répondant aux mêmes soucis d’interaction, ceux-là mêmes qui sollicitent l’une sont plus susceptibles de recourir à l’autre. De la même façon, les individus qui téléphonent le plus sont aussi ceux qui fréquentent le plus de personnes en face à face.

Se perdre sans se perdre
La ville numérique est en cela plus urbaine, plus efficiente, plus attractive. S’ajoute à sa faculté locale et globale d’interaction une faculté d’interaction immatérielle inédite. Cette dernière est liée à sa capacité en termes de qualité de connexion et d’offre notamment, ainsi qu’à sa pertinence au vu de l’adéquation avec la demande. La ville numérique permet à ses habitants de mieux gérer les distances internes et externes à l’espace urbain.
Elle permet également, probablement est-ce le plus important, une actualisation plus efficace de ses propres virtualités territoriales. La ville est ainsi mieux connectée au monde et à elle-même. Ses moyens d’actualisation étant profondément augmentés par le numérique, son potentiel d’interaction s’en trouve décuplé. Le GPS, devenu une technologie pédestre avec les téléphones récents, illustre bien ce changement. Il permet de gagner du temps, tout comme de se perdre et de se risquer au hasard de la découverte de la ville, en particulier pour les plus réticents. L’information spatiale offre la possibilité de mieux connaître le potentiel de la ville et de créer des adéquations entre nos aspirations spatiales et l’espace de nos aspirations.
Rarement il a été à ce point possible de prendre la mesure des virtualités de la ville. Cette hybridation de la ville et du numérique a connu un essor considérable avec Internet, par le biais de sa convergence avec les technologies les plus contemporaines de la mobilité que sont le téléphone mobile et la géolocalisation. À présent, Internet est pleinement connecté à la ville et la ville est étroitement reliée à Internet.

Inscrire la ville dans un espace plus vaste
Une telle dynamique engage à questionner le devenir de cette ville, dont les propriétés ont singulièrement changé. Sa lecture n’est plus la même. Non seulement les informations spatiales sont de plus en plus nombreuses, mais les moyens de les traiter, de les croiser et de les représenter évoluent tout autant. Les possibilités de lire la ville habitée sont plus nombreuses et fertiles que jamais. L’enjeu est celui de l’information spatiale, contextuelle, synchrone ou non. En accompagnant l’individu jusque dans ses déplacements, le numérique accroît ce qui fait la spécificité d’une ville : un espace de vie et de rencontre avec l’altérité. Pourtant, les écueils à cet idéal technologique sont nombreux. Pour aménager une telle ville, il est nécessaire d’en maîtriser les dynamiques, d’en concevoir l’architecture et l’hybridation, d’en fixer les limites et les contours.
L’emprise sur la ville numérique est pourtant délicate. Elle suppose de nombreuses précautions pour ne pas être victime des effets de l’obsolescence (les investissements seront rapidement dépassés), de réseaux (les initiatives locales résistent difficilement aux initiatives globales), et d’individualisation (les pratiques d’Internet sont sociales, mais largement individuelles). La ville est certes un espace de l’hybridation, mais la co-spatialité avec Internet n’est qu’apparente. Internet déborde largement la ville. Ses dynamiques, ses acteurs et ses enjeux ne peuvent être assignés localement. Aménager la ville numérique signifie inscrire la ville au sein d’un espace plus vaste et non le circonscrire, articuler les échelles en s’assurant de leurs pertinences respectives.
Aménager la ville numérique n’équivaut pas à recréer localement ce qui existe mondialement (réseaux sociaux, service de navigation, etc.), ni à faire évoluer le mobilier urbain pour le pourvoir d’écrans, ni à créer des services cloisonnés aveugles aux pratiques en vigueur. Aménager la ville numérique signifie l’interfacer avec les services multi-scalaires, fournir des données pertinentes, déployer des connexions fixes et mobiles de qualité, l’équiper en interfaces individuelles comme les téléphones récents, former les plus démunis à ce potentiel, se prémunir de « l’effet de réel » des représentations, maîtriser l’open-data, le crowdsourcing, les feed-back, la sousveillance (possibilité donnée à chacun de surveiller l’espace public) et les dispositifs panoptiques (type d’architecture permettant à un individu d’observer ses confrères sans que ceux-ci ne le sachent). Plus généralement, l’aménagement de la ville numérique recouvre l’accompagnement des individus, résidents ou de passage, en respectant la richesse et la singularité de leurs pratiques et de leurs relations avec d’autres espaces, dont Internet n’est pas des moindres. En cela, une ville numérique est une ville qui ne succombe pas à l’apparence matérielle de la connexion, mais une ville qui assure les conditions de la connexion. Une ville numérique est avant tout une ville, une ville qui n’oublie pas que ce qu’elle propose, c’est une expérience globale, dont les qualités dépendent surtout de ce qu’elle a à offrir.