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L’impact investing : Un nouvel outil de financement au service de l’économie sociale et solidaire ?

Camille Guezennec, Guillaume Malochet

Texte de Camille GUEZENNEC et Guillaume MALOCHET

L’économie sociale et solidaire (ESS) suscite aujourd’hui un intérêt renouvelé de la part des citoyens, des pouvoirs publics et des acteurs économiques. Or, les débats sur l’avenir de l’ESS montrent que l’enjeu pour les entreprises sociales est aujourd’hui de se développer durablement et de répliquer sur de nouveaux territoires les initiatives ayant fait leurs preuves. Pour ce faire, un des principaux défis à relever est celui du renforcement des leviers de financement des entreprises sociales. A cet égard, l’apparition récente de l’« impact investing » offre semble-t-il de nouvelles possibilités de mobilisation de financements privés. Pour mieux comprendre les principes, les opportunités et les risques que soulève l’impact investing pour l’ESS, nous avons sollicité la contribution de Camille Guézennecet Guillaume Malochet, chargés de mission au Commissariat général à la stratégie et à la prospective
Date : 01/03/2014

La «  déclaration de Strasbourg sur l’entrepreneuriat social », publiée le 17 janvier 2014 à l’issue d’une rencontre internationale des acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS), affirme que  « les acteurs publics et privés doivent mettre en place une gamme complète d'instruments financiers appropriés et d’intermédiaires, qui soutiennent les entreprises sociales tout au long de leur vie »1 . Cette prise de position fait écho au nombre croissant d’entreprises sociales qui, au côté des structures traditionnelles à but non lucratif, s’ouvrent progressivement aux financements privés, conduisant ainsi  à la diversification des sources de financement de l’ESS.
S’appuyant sur une analyse comparative dans 13 pays2 , cet article s’intéresse à un outil de financement original et relativement récent de l’ESS : l’impact investing. Le terme désigne des investissements cherchant à conjuguer rendement financier et impact social, tant dans les pays de l’OCDE que dans le cadre de projets d’aide au développement.
Selon certaines évaluations, le secteur de l’impact investing pourrait représenter plus de 500 Mds$ de capitalisation dans les prochaines années (Monitor Institute, 2009). Selon KPMG Luxembourg, en Europe, l’ensemble des 1775 fonds d’investissements responsables (y compris les investissements d’impact) représenteraient un total investi de 238 Mds €. Selon Eurosif, le montant total des fonds d’impact investis en Europe serait de 8,75 Mds€. Si ces différentes évaluations révèlent qu’aucune définition de l’impact investing n’est encore stabilisée, on peut néanmoins dégager quatre caractéristiques communes :

  •  c’est un investissement dans l’économie réelle opéré pour soutenir une activité ayant une dimension sociale explicite (en règle générale dans les secteurs de l’inclusion sociale, du développement durable, du logement / de l’habitat et de l’aide au développement) ;
  •  il intervient généralement en complément d’autres sources de financement, publiques ou privées (financement dit « hybride ») ;
  •  il a une perspective de « rentabilité » à la fois sociale (impact social et environnemental) et financière ;
  •  il s’inscrit dans une logique de moyen ou long terme, la rentabilité attendue s’échelonnant sur plusieurs années (capital dit « patient »).

Si la recherche combinée d’un impact social et d’une rentabilité financière constitue la marque distinctive de l’impact investing, deux modèles semblent coexister. En Europe continentale, l’accent est mis d’abord sur l’impact social, la contrainte financière venant ensuite. En revanche, dans les pays anglo-saxons, l’impact investing est d’abord une activité de financement, soumise à une contrainte d’impact social.
Cet article propose un état des lieux des opportunités, des risques et des freins qui existent à l’égard de ce type de financement en France et à l’étranger.

 

1. Une réponse potentielle au défaut de financement des entreprises sociales

Les principales sources de financement de l’ESS, dans l’ensemble des pays étudiés, restent les subventions publiques, la philanthropie et le soutien de particuliers aisés agissant en tant que business angels. Mais au regard de de la croissance de ce secteur dans un contexte de contraintes accrues pesant sur les finances publiques dans l’OCDE, l’accès aux capitaux privés sera sans doute de plus en plus nécessaire pour permettre aux structures de poursuivre leur développement et, pour celles qui le souhaitent, de « changer d’échelle » de façon pérenne.
Pour se financer via du capital privé, les structures de l’ESS peuvent recourir soit au financement par la dette (emprunt bancaire), soit à l’augmentation de leurs fonds propres (notamment par l’ouverture du capital aux investisseurs).
Les structures de l’ESS ont toutefois des difficultés à obtenir des financements privés. L’accès aux financements institutionnels de type fonds de pension est marginal et l’accès aux banques privées et au capital-risque reste très limité.

  •  La perception d’un risque élevé associé aux projets sociaux est le premier frein mis en avant par les investisseurs.
  • Les structures sociales étant le plus souvent petites ou moyennes, leur taille et le coût de gestion de l’investissement sont le deuxième facteur expliquant la difficulté d’accès aux financements privés.
  •  Enfin, le statut juridique des structures de l’ESS peut également limiter l’accès aux investissements privés, lorsqu’il exclut la possibilité de rémunérer les investisseurs.

Les difficultés énoncées ne sont bien sûr pas toutes propres à l’ESS. Elles relèvent souvent de la difficulté des entreprises à se financer en période d’amorçage, en raison notamment de la perception d’un risque élevé et de la petite taille des projets. Toutefois, une difficulté spécifique à l’ESS tient sans doute au fait que, alors que les investisseurs financiers vivent traditionnellement dans un monde en deux dimensions — le risque et la rentabilité —, l’impact investing en ajoute une troisième, celle de l’impact social3.
En dépit de ces obstacles, la croissance rapide4  du nombre d’entreprises sociales représente un  marché potentiel attractif pour les investisseurs. Il est notable, de ce point de vue, que les places financières interrogées dans le cadre de l’étude (le Luxembourg, le Royaume-Uni, Hong-Kong et la Suisse) soulignent toutes qu’au-delà de la réponse à un besoin grandissant, le soutien à l’impact investing est aussi perçu comme un vecteur d’attractivité. Cet outil de financement représente ainsi, pour un certain nombre de structures comme d’investisseurs, une réponse potentiellement attractive au défaut de financement chronique de l’ESS.

 

2. Les défis du développement de l’impact investing

Une intermédiation insuffisante entre l’offre (investisseurs) et la demande (porteurs de projets) de capitaux
En France, il n’existe pas de consensus clair parmi les acteurs de l’ESS pour déterminer si les problèmes de financement viennent plutôt de l’insuffisance du nombre de projets soutenables ou, au contraire, de la difficulté pour les investisseurs à identifier des projets crédibles dans ce secteur.
Ce désaccord témoigne de la méconnaissance et, dans une certaine mesure, de la défiance mutuelle que les acteurs doivent encore surmonter pour faciliter la rencontre entre offre et besoins de financement.

Des outils d’évaluation en manque de reconnaissance
En dépit de l’existence d’outils largement utilisés dans les pays étudiés5 , l’absence de méthode reconnue d’évaluation de la « performance sociale » et, partant, la difficulté à mesurer des résultats « tangibles » sont le second frein le plus communément évoqué au développement de l’impact investing. La sélection des projets, leur suivi et la capacité à appliquer des méthodes rigoureuses du monde des affaires sont en effet des éléments clés du développement de l’impact investing.
Les progrès dans la mesure de l’impact social seront déterminants pour l’avenir de l’impact investing car ils déterminent également la capacité à fixer un équilibre satisfaisant entre exigence de rentabilité financière et impact social. Si un objectif de rentabilité doit être affiché pour les projets bénéficiant de ces financements privés, celui-ci devrait néanmoins être adapté au secteur de l’ESS ainsi qu’à ses usages, notamment le fait que les retours sur investissements sont plus lents et que tous les acteurs de l’ESS ne cherchent pas à croître. L’impact investing devrait par ailleurs rester soumis à la règle de « l’impact d’abord », la recherche de l’impact social étant ce qui le différencie d’un investissement classique. Dans cette perspective, le taux de retour sur investissement d’un investissement d’impact devrait s’apprécier sur une période relativement longue, et le plafonnement de la rentabilité peut également être préconisé, en privilégiant les idées de « lucrativité limitée » ou de partage équitabledes résultats. La loi française relative à l’ESS a d’ailleurs fait de la lucrativité encadrée l’un des principes fondateurs du secteur.

 

3. Quel rôle pour la puissance publique ?

Une volonté partagée de soutenir le développement de l’ESS, à travers des leviers variés
La volonté des pouvoirs publics de soutenir le développement des entreprises sociales est partagée par les pays de tradition libérale, à l’instar des États-Unis, de Hong-Kong ou du Royaume-Uni, comme par les pays de tradition plus interventionniste comme l’Allemagne.
Plusieurs options existent à cette fin. La première consiste à encadrer juridiquement le secteur, en définissant ses contours et les types de financement auxquels les entreprises sont éligibles. Au Luxembourg, une initiative est actuellement menée pour créer une structure juridique appelée « société d’impact » destinée à promouvoir l’impact investing. Ce nouveau statut permettra aux entreprises sociales de rassembler des fonds issus de la philanthropie comme d’investisseurs institutionnels, ce qui n’est pas permis aujourd’hui par le statut des entreprises sociales luxembourgeoises (« Asbl sociales »). L’encadrement juridique de l’ESS afin de mieux flécher vers ce secteur des financements spécifiques est également l’option retenue en France, avec la récente loi sur l’ESS.
Le Royaume-Uni, pays où le secteur de l’impact investing s’est le plus développé sur la période récente, présente également une gamme de dispositifs spécifiques pour soutenir le développement de l’ESS : des mécanismes incitatifs sur le plan fiscal (Enterprise investmentscheme (EIS) et Social impact venture capital trust qui vise à faire bénéficier les entreprises sociales de l’EIS pour le financement des entreprises en phase d’amorçage (Venture capital trust)) ; la création d’une  structure d’investissement ou de garantie destinée à accompagner les innovations sociales et leur développement(Big Society Capital6 (BSC)) et les Social Impact Bonds qui sont une forme de contrat basé sur les résultats par laquelle les pouvoirs publics s’engagent à rembourser les investisseurs des entreprises sociales prestataires de services publics lorsqu’il y a eu une amélioration significative des résultats sociaux (amenant à une réduction des dépenses publiques dans le domaine).

Les perspectives en France
La tradition française en matière d’économie sociale et solidaire alimente le développement des financements innovants dits sociaux et/ou responsables. L’impact investing n’est donc pas un phénomène nouveau. Les pouvoirs publics font preuve de volontarisme s’agissant du financement de l’ESS, non seulement avec l’épargne salariale solidaire rendue obligatoire en 2008, qui apparaît comme un outil pionnier d’impact investing avec un encours de financements de plus d’un milliard d’euros, et le programme Investissements d’Avenir en 2010, mais aussi sur la période récente avec le vote de la loi relative à l’ESS en 2013 et l’affectation de 500 M € de crédits de bpifrance pour soutenir la création et le développement des structures de l’ESS.
La France bénéficie d’un écosystème riche et favorable en matière d’impact investing. Dès lors, il faut veiller à ce que les efforts de définition et de mesure de ce concept, né aux Etats-Unis, reconnaissent la richesse du secteur de l’ESS, dont la structuration ancienne en Europe est parfois négligée7 . Le développement de l’impact investing doit par ailleurs s’inscrire dans des efforts globaux pour répondre à l’éventail des besoins des acteurs, traditionnels comme émergents.
Côté offre de financement, il s’agit d’accompagner le souhait des investisseurs et des particuliers d’investir dans des projets ayant un impact social. Cela passe par une diversification des produits financiers existants (prêts solidaires pour les entreprises de petite taille, création d’un produit bancaire solidaire pour les particuliers, etc.), et des garanties spécifiques adaptées à l’innovation sociale. C’est largement le sens des  outils développés parbpifrance, qui ont été présentésdans un rapport d’étape sur le financement de l’ESS remis au ministre Benoît Hamon le 31 mai 20138 .
Toutefois, les spécificités des structures de l’ESS doivent être reconnues et, côté demande, il faut tenir compte de la diversité des statuts, des modèles économiques et des besoins en garantissant l’accès à une variété de financements, aussi bien publics que privés. Cette préoccupation est au cœur de la loi relative à l’ESS.

 

Conclusion

Dans les pays de tradition libérale comme dans les pays davantage interventionnistes, la comparaison internationale montre l’existence d’un intérêt partagé des Etats pour soutenir de nouvelles formes de financement de l’ESS. Une variété de stratégies publiques sont déployées à cette fin, dans l’ensemble encore à leurs balbutiements, oscillant entre interventionnisme (encadrement juridique, financements publics directs) et accompagnement (incitations fiscales, intermédiation).
Dans ce paysage, l’exemple français offre un certain nombre de bonnes pratiques, et soulignel’importance de conserver l’implication d’une variété d’acteurs et de types de financements. C’est à cette condition, accompagnée par l’affirmation de la primauté de l’impact social, que le secteur de l’ESS évitera la constitution d’une bulle financière autour de l’impact investing, à l’instar de ce qu’a connu le secteur de la microfinance, victime de son propre succès au début des années 2010.

1. Cette « Déclaration » est la synthèse que les différentes parties prenantes de l’ESS ont rédigée à l’issue de deux journées de réflexion
organisées par la Commission européenne et le Conseil économique et social européen.
2. Allemagne, Chine, Corée, Etats-Unis, Hong Kong, Luxembourg, Inde, Japon, Pays-Bas, Royaume Uni, Singapour, Suède, Suisse- Les
éléments présentés ici reposent sur un travail de comparaison internationale mené dans le cadre d’un document de travail du Commissariat
général à la stratégie et à la prospective, avec la collaboration de la Direction générale du Trésor. Voir : C. Guézennec, G. Malochet
(2013), L’impact investing pour fi nancer l’économie sociale et solidaire ? Une comparaison internationale, Document de travail n°2013/2,
CGSP. http://www.strategie.gouv.fr/content/dt-impact-investing-fi nancer-economie
3. Intervention d’E. de Lutzel, vice-président Social Business, BNP Paribas, colloque annuel « Épargne sans frontière », 16 avril 2013,
Paris.
4. Au Royaume-Uni, le chiffre d’affaires total des cent principales entreprises sociales référencées à l’index SE 100 était de 319,4 M £ en
2012, après 172,7 M £ en 2011, soit une croissance de 85 %.
5. Citons les méthodes « IRIS », Impact reporting and investmentstrategy, « GIIRS », Global Impact investing Rating System et, plus marginalement,
« SROI », Social Return On Investment, et les critères ESG
6. Dotée d’un capital de 600 millions de livres sterling, la BSC n’investit pas directement dans les entreprises sociales mais distribue des
fi nancements à des intermédiaires fi nanciers sociaux qui investissent dans des entreprises sociales. Indépendante du gouvernement,
fonctionnant comme une banque marchande, elle est devenue opérationnelle le 4 avril 2012.
7. Ainsi, le dernier rapport de la Fondation Rockefeller sur l’impact investing dans le monde (RockfellerFoundation, 2012) ne recensait que
49 millions de dollars investis en Europe, ce qui représente une sous-estimation manifeste.
8. Cf. http://proxy-pubminefi .diffusion.fi nances.gouv.fr/pub/document/18/15091.pdf