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Sécurité et service public

Interview de Sebastian Roché

directeur de recherche au CNRS

<< La finalité de la police, c’est de produire de la confiance dans les institutions, de faire adhérer les gens à l’ordre politique : ils doivent être satisfaits du système politique dans lequel ils vivent, c’est ça la mission première de la police >>.

Spécialiste des questions de sécurité, Sebastian Roché est directeur de recherche au CNRS (Pacte - UMR 5194). Il enseigne à Sciences-Po Grenoble, à l’École Nationale Supérieure de la Police, à l’Université de Grenoble et de Bahcesehir (Istanbul) et a récemment publié De la police en démocratie, Grasset, 2016.

Dans cet entretien il nous éclaire sur les évolutions du service public de la police et de la justice à travers les réformes en cours. 

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Date : 09/10/2017

Que recouvre le champ de la sécurité publique ?

la police de sécurité publique, qui est ce qu’on pourrait appeler la police du quotidien, les patrouilles, la BAC, etc.

C’est une définition assez complexe que l’on peut aborder de deux façons.
D’abord, à partir du découpage opérationnel de la police tel qu’il lui permet de répondre à ses quatre grandes missions. La police a d’abord une fonction de souveraineté, qui consiste à protéger les institutions et les frontières, c’est-à-dire les rouages constitutifs de l’État et qui contribuent à sa pérennité. Ensuite, il y a une fonction de police judiciaire et d’intervention, qui mène les enquêtes contre la mafia ou le terrorisme et agit avec des opérations d’intervention. La troisième fonction est celle du maintien de l’ordre public, par exemple lors des manifestations, qui est assuré par les CRS, les gardes mobiles, etc. Enfin, la police de sécurité publique, qui est ce qu’on pourrait appeler la police du quotidien, les patrouilles, la BAC, etc. C’est elle qui s’occupe de la délinquance ordinaire, et jusqu’à un certain seuil de gravité à partir duquel la police judiciaire reprend la main. Voilà le découpage fonctionnel, tel qu’il existe en France.
Mais on peut aussi approcher la question de la sécurité publique à partir d’un autre critère qui est celui de la commission des délits. Dans ce cas, on considère que la sécurité publique va regrouper tout le travail de police amont, c’est-à-dire les activités de prévention et de dissuasion, tandis que la police judiciaire prendra en charge la partie avale, une fois que le délit est constitué. C’est une vision beaucoup plus large de la sécurité publique à laquelle participent la police municipale, une partie du renseignement, mais également des forces privées et qui, de ce fait, ne peuvent ni vérifier l’identité des personnes ni les retenir contre leur gré. 

Ce tableau donne le sentiment que la police, mais aussi ses missions, est un ensemble assez complexe à appréhender, presque disparate…

C’est vrai. La police est méconnue. Le système français s’explique par des raisons historico-opérationnelles qui font que la police est devenue un ensemble assez complexe. Il y a de nombreux acteurs qui interviennent avec des missions diverses qui sont parfois coordonnées, parfois non, qui se chevauchent ou non. Je ne suis pas sûr que beaucoup de gens comprennent, même de manière schématique, comment fonctionne la police ! Et c’est sans compter la police municipale. 

Justement, celle-ci a-t-elle les mêmes missions que la police nationale visant à assurer la sécurité publique ?

Une police nationale qui a beaucoup de pouvoir mais peu de moyens est très limitée dans son action

C’est difficile à dire en pratique car les policiers municipaux à Nice, Nantes ou Lyon n’ont pas tous les mêmes missions. Par ailleurs, on leur demande de faire beaucoup de chose sans toujours en avoir le pouvoir. Un agent municipal peut « retenir » des personnes le temps qu’arrivent les forces de police nationales ou la gendarmerie, mais n’a pas le pouvoir de les arrêter. De même, il peut « relever » l’identité d’une personne, mais ne peut pas vérifier cette identité.

Ce sont des différences importantes, certes, mais finalement, elles jouent peu car on s’aperçoit que pour être efficace, la police a moins besoin de pouvoir que de moyens. Une police nationale qui a beaucoup de pouvoir mais peu de moyens est très limitée dans son action. Inversement, une police municipale très bien dotée peut faire beaucoup. Par exemple, elle peut maintenir l’ouverture d’un commissariat 24h/24h, elle peut prendre les appels – quitte à les transférer à la police nationale –, elle peut être présente physiquement dans l’espace public, etc. Et puis, souvent, les citoyens ne font pas vraiment la différence entre les forces nationales et municipales de police. C’est pareil pour les agents de surveillance de la voie publique (ASVP). Qui connait la différence entre eux et la police municipale ?

Le gouvernement vient de soumettre au parlement une loi « loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme ». Qu’est-ce que celle-ci change ? Et surtout, reflète-t-elle une simple extension du pouvoir de police ou change-t-on de nature dans la conception de son rôle et de ses prérogatives ?

Donc, ce que la loi change, c’est que l’autorité judiciaire perd l’initiative de la procédure, mais elle ne perd en aucun cas son rôle de juge des faits

La loi transpose dans le droit ordinaire certaines des dispositions de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence. La question qu’il faut se poser est celle de son rapport au contrôle démocratique. Sur quoi celui-ci s’établit-il ? À la fois sur le parlement et sur les juges.

Pour le premier, on doit conclure que cette loi n’affaiblit pas le parlement. Pourquoi ? D’abord parce que c’est lui qui vote cette loi. Il décide donc d’une évolution qui n’est pas décision de l’exécutif. Ensuite, le parlement doit revoir en 2020 les dispositions instaurées par les articles 1 à 4 de la loi et réexaminer leur utilité. Il y a donc un contrôle parlementaire et si celui-ci n’est pas plus important, c’est que le parlement n’a pas souhaité aller plus loin. En tout état de cause, ils ne sont pas écartés de la décision.

Pour ce qui concerne les juges, la question est d’avantage discutable. De fait, la réponse varie selon les articles de la loi. Certains privent nettement les magistrats d’initiative au profit du pouvoir exécutif. Par exemple, ce n’est plus le procureur de la République qui décide des perquisitions mais le préfet, même s’il a une autorisation préalable. En ce cas, les magistrats ne seront plus les chefs de la police judiciaire qui dépendra des préfets. C’est encore plus marqué pour la mise en résidence municipale surveillée, mesure privative de liberté, désormais prononcée par un préfet et non par un juge ! Certes, il est possible de faire appel, mais a posteriori et devant un juge administratif. Cela signifie qu’il n’y a plus de contrôle a priori de la police par le juge judiciaire.

Que faut-il en conclure quant à la question de savoir si la loi change le degré ou la nature du rôle de la police ? Il faut d’abord reconnaître qu’elle « rabote » l’autorité judiciaire dans tout ce qui concerne la mise en œuvre de l’action de la lutte antiterroriste. Mais pour répondre complètement et correctement, on ne peut pas s’arrêter là. Pourquoi ? Parce qu’une fois qu’un fait délictueux est constaté, il déclenche une procédure à partir de laquelle l’autorité judiciaire reprend son rôle à la suite de l’enquête. Donc, ce que la loi change, c’est que l’autorité judiciaire perd l’initiative de la procédure, mais elle ne perd en aucun cas son rôle de juge des faits. Dans un système démocratique où la justice est indépendante et fait bien son travail, c’est elle qui décidera ou non de continuer à poursuivre et des sanctions, et non l’exécutif. C’est la raison pour laquelle je dirais que d’un côté, les mesures mises en place par la loi sont assez spectaculaires – allant plus loin dans le pouvoir donné à l’exécutif que par exemple, en Turquie –, mais comme nous avons une justice indépendante, elles ne dévitalisent pas la justice. 

Comment la justice contrôle-t-elle les décisions de l’exécutif, telles que les assignations à résidence ?

Il est possible de les contester, mais a posteriori

Les assignations à résidence sont des mesures peu appliquées, mais effectivement contraignantes et potentiellement très attentatoires aux libertés, qui sont désormais décidées par les préfets sans l’autorisation préalable du juge. Il est possible de les contester, mais a posteriori, alors que les erreurs en la matière ont des conséquences terribles sur la vie des personnes.

De la même façon, une disposition de la loi permet à un préfet de fermer un lieu de culte dans lequel serait, par exemple, prononcé un discours de haine. Mais qu’est-ce qu’un discours de haine, exactement ? Jusqu’où peut-on aller dans la contestation de l’ordre, etc. ? Ce sont des choses qui ne sont pas toujours très claires. Même si ce sont des fermetures qui ne peuvent qu’être temporaires, elles représentent des atteintes sérieuses aux libertés. Pour autant, on n’est pas dans la situation des pays autoritaire dans lesquels se seraient effondrés le pouvoir judiciaire, la presse et le pouvoir de mobilisation des citoyens.

Mais est-on dans le cadre d’une justice préventive où les sanctions s’appliquent avant le jugement ?

Pas vraiment, malgré ce que j’ai dit des perquisitions, des rétentions, des fermetures de lieu de cultes, etc. L’idée d’une justice préventive, qui va beaucoup plus loin que ce que prévoit aujourd’hui la loi, est bien ce qui est demandé par certains, comme Éric Ciotti. Par exemple, ils souhaitent que les personnes fichées S soient expulsées, voire incarcérées, sur la base d’informations qui n’ont pas fait l’objet d’un débat contradictoire. Une telle mesure ne passerait pas devant le Conseil d’État, parce que totalement à rebours de principes garantis par la constitution. 

D’une façon plus générale, le contexte des attentats semble légitimer une formule qu’on pourrait résumer à : « Moins de liberté pour plus de sécurité ». Il semble que les opinions publiques soient d’accord avec cela mais, au-delà de ce consentement, est-ce que des études permettent d’objectiver l’efficacité ce type d’équation ?

En tout cas, les opinions publiques le pensent…

Factuellement, c’est-à-dire en dehors de la question de la légitimité de cette transaction sécurité / liberté, je pense que les dictatures limitent certains comportements déviants, notamment la délinquance quotidienne. En revanche elles en produisent d’autres, en particulier la corruption ! Il est aussi possible qu’en situation de crise, les systèmes à tendances autoritaires permettent de résister à la menace. Il n’y a plus de terrorisme de l’État islamique en Turquie. Or ils sont en première ligne, ils ont attaqué frontalement l’EI, ils ont 2000 km de frontières avec la Syrie, l’Irak… Il est donc possible que, à court terme, moins de liberté puisse produire plus de sécurité. En tout cas, les opinions publiques le pensent… Les sondages en France, comme en Turquie, montrent que 80% des gens sont globalement d’accord avec les mesures prises et de ce point de vue, le pouvoir est en phase avec son opinion publique.

Une autre réforme a annoncé l’arrivée de « la police de sécurité quotidienne ». Vous défendez l’idée d’une police au service du citoyen, dont l’action serait évaluée à cette aune, de même que la qualité de la relation de service. Est-ce ce qui s’annonce ?

il s’agit d’un modèle qui se cherche

Il est trop tôt pour le dire. C’est une idée à la fois banale et originale. Banale parce que l’idée d’une police de proximité a été proposée de nombreuses fois, depuis le rapport Peyrefitte qui date de 1977. Et originale parce qu’on en parle depuis 40 ans mais qu’il y a toujours un problème de service au public et en particulier dans les zones pauvres, en France comme dans de nombreux autres pays, et finalement de modèle dans la façon de rendre le service de la police.

Ce modèle de service a été conceptualisé aux Etats-Unis sous le nom de « community policing », d’abord traduit par « police communautaire » puis par « police orientée vers la communauté ». L’idée est celle d’une « police de voisinage » qui correspond chez nous à la « police de proximité » et, finalement, à la « police de sécurité quotidienne » dans le projet du président Emmanuel Macron. Si elle a différents noms, c’est parce qu’il s’agit d’un modèle qui se cherche. Il insiste sur le principe du service rendu à la population, c’est-à-dire d’une police tournée vers les besoins locaux, vers les besoins des usagers. C’est aussi une police égalitaire, qui traite de la même façon les blancs et les non-blancs, et une police qui travaille en coopération avec les acteurs et organisations locales. Pour ma part, je défends l’idée qu’il faut rééquilibrer le modèle très centralisé d’une police nationale qui ne rend des comptes qu’au ministre. Il ne s’agit pas de « décentraliser la police », mais de rééquilibrer, en créant des formes locales de redevabilité, c’est-à-dire de devoir légal d’information à des instances locales, au maire, à la population, etc.

Attacher la police à l’environnement local, qu’est-ce que cela change ?

Beaucoup ! La police est au service d’un pouvoir central. Ce n’est pas illégitime puisqu’il s’agit d’un pouvoir élu, démocratique. Simplement, les priorités que ce pouvoir lui donne sont très liées à des considérations nationales. Par exemple, lorsque Nicolas Sarkozy met en place la police dite de la « performance », il fixe à Paris des indicateurs pour toute la France. Alors qu’une police locale déterminera des indicateurs variant selon les régions, parce que toutes n’ont pas les mêmes enjeux ou besoins. 

Mais est-ce que ce n’est pas déjà le rôle dévolu à la police municipale ?

La police municipale est un atout important du dispositif de sécurité publique

Si, mais les polices municipales pèsent aujourd’hui moins de 10% des 240 000 agents que comptent la gendarmerie et la police nationale. Par ailleurs, elles sont très inégalement réparties : on les trouve essentiellement dans le sud de la France et dans les grandes villes. Certaines ont des forces de 300 agents et des plus petites communes 1 à 2, qui ne peuvent pas être présents partout.

La police municipale est un atout important du dispositif de sécurité publique – et certains maires, dont Gérard Collomb – l’ont compris et développé. Mais dans le système tel qu’il existe, ça reste une composante mineure en volume. Par ailleurs, ce n’est pas parce qu’on a une police municipale que celle-ci est orientée vers la communauté. Tout dépend de ce qu’on va lui demander concrètement. Pour ma part, je défends l’idée que la finalité de la police, c’est de produire de la confiance dans les institutions, c’est-à-dire de faire adhérer les gens à l’ordre politique : ils doivent être satisfaits du système politique dans lequel ils vivent, c’est ça la mission première de la police.

Ce n’est pas la sécurité ?

La sécurité est un moyen de la confiance

La sécurité est un moyen de la confiance. Pourquoi les gens ont confiance dans la police ? Parce qu’ils sont traités par elle de façon égale. Inversement si les personnes sont traitées de façon inégale, même par une police efficace qui résout les problèmes, les vols, etc., ils vont quand même trouver qu’on ne peut pas faire confiance à la police. Il y a donc plusieurs déterminants de la confiance et, pour moi, le premier, c’est la qualité de service, c’est-à-dire l’égalité de traitement. Ensuite, il faut bien sûr, que le service soit effectivement rendu et avec efficacité.

Pour savoir ce que va être la future police de sécurité quotidienne, il faut d’abord savoir si le gouvernement valide cette idée que la confiance est déterminante. Or G. Collomb en a fait le mot d’ordre de la consultation qu’il a lancée. Ensuite, il faut savoir comment on l’évalue, quelle norme de qualité on met en place, comment on les mesure, mais aussi comment on les fait respecter, etc. Produire de la sécurité et de la confiance, ce n’est pas possible si la police est rejetée et perçue comme partiale se plaçant ainsi au point d’origine d’événements qui mettent la France à feu. 

Affaires Théo, répressions ressenties comme brutales durant les manifestations, etc., la police est-elle plus violente aujourd’hui qu’hier ?

il n’y a pas de travaux de recherche sur cette question

Je ne sais pas. Mais deux hypothèses circulent. D’abord, les techniques de maintien de l’ordre ont changé. Avant, elles visaient essentiellement à canaliser les flux des manifestants, à éviter les confrontations et à organiser la dispersion des manifestants. Aujourd’hui, la police judiciaire est présente dans les manifestations et procède à des interpellations lorsque des auteurs d’infraction sont repérés. Par exemple, un agent repère un casseur qui lance un pavé dans une vitrine. Une unité est informée et va interpeller en présence d’un agent de police judiciaire. Aller chercher des auteurs d’infractions dans un groupe suppose évidemment le recours à des techniques plus confrontationnelles. Des personnes disent qu’il y a moins de coordination entre manifestants et préfecture… d’autres encore, que les policiers sont pris à parti de façon plus violente et réagissent aussi plus violemment, ce qui produit un cercle vicieux. Mais il n’y a pas de travaux de recherche sur cette question. 

Le besoin de sécurité est légitimement attendu pour tous les territoires mais la diversité de ceux-ci fait qu’il n’est pas assuré partout de la même façon, notamment dans les territoires défavorisés. Est-ce qu’il est légitime d’avoir des façons de faire qui changent fortement selon les territoires ?

Aujourd’hui, le principal enjeu pour la police, c’est d’intervenir dans les zones de grande homogénéité socio-économique – où vivent majoritairement des personnes pauvres – et de forte diversité culturelle et religieuse. Comment fait-on la police dans ces zones-là ? En France, il n’y a ni modèle ni doctrine. Les policiers sont envoyés sans avoir été formés à comprendre ces quartiers et n’ont pas de modèle sur lequel s’appuyer. La difficulté posée par la diversité ethnique et religieuse, quand les gens n’ont pas les mêmes normes et les mêmes valeurs, se pose à la police de manière plus aigüe dans les zone de pauvreté. 

Il y a des modèles qui fonctionnent à l’étranger ?

ceux qui fonctionnent le mieux sont ceux du nord de l’Europe où les leaders pensent que la démocratie est importante

Si l’objectif est de générer la confiance, et que donc on prend cet indicateur comme mesure de ce qui fonctionne alors on peut dire que les polices qui fonctionnent le moins bien sont l’Ukraine, la Russie, etc. Ce sont des systèmes autocratiques dans lesquels la police est quasiment autonome du pouvoir politique, peut rançonner les citoyens, etc. Inversement, ceux qui fonctionnent le mieux sont ceux du nord de l’Europe où les leaders pensent que la démocratie est importante, croient à ces valeurs-là, et où les processus de contrôle du pouvoir sont réels. Ça fonctionne. On peut prétendre que c’est parce que leur territoire est plus simple à gérer. C’est vrai historiquement, mais ce n’est plus le cas : ils sont devenus des terres d’immigration, comptent des taux de personnes étrangères très importants, sont touchés par le terrorisme. Mais si on préfère comparer avec l’Allemagne ou le Royaume-Unis, on voit aussi que la France est en retrait sur cet indicateur de la confiance. Il n’y a rien de très surprenant : les pays du nord sont des démocraties approfondies qui tournent le service vers les besoins des gens et la police n’échappe pas à cette conception.  

Sur quels outils s’appuyer pour développer cette relation de service aux usagers ?

il faut que la police ait formalisé une doctrine d’action sans quoi sa mise en œuvre est moins performante

La première chose, c’est d’inscrire dans la loi les mécanismes de redevabilité locale dont je parlais. Qu’est-ce qui fait que la police va rendre des comptes localement et pourquoi ? Le maire, pour gagner les élections, doit s’intéresser aux problèmes locaux. On peut imaginer que celui-ci va chercher à employer la police à régler des problèmes locaux. Ce n’est pas une garantie de démocratie, bien sûr, notamment vis-à-vis des minorités. Dans d’autres pays, il y a des élections spéciales pour orienter la police. En Angleterre, par exemple, il y a des « élus locaux pour la police et la délinquance », qui ne sont pas des maires, auxquels la police rend compte, ce qui est une façon de la lier au territoire. Dans ces deux cas, il s’agit d’une mécanique par laquelle on attache la police aux citoyens à travers le système de l’élection locale pour que les besoins locaux soient pris en compte. C’est aussi le cas de l’élection des shérifs, aux Etats-Unis. En France, on ne pourrait pas le faire car il y a des obstacles juridiques et culturels, mais l’idée est intéressante : faire une boucle avec le local.

Une autre chose que l’on sait, c’est qu’il faut que la police ait formalisé une doctrine d’action sans quoi sa mise en œuvre est moins performante. On dispose d’études quantitatives qui montrent le bénéfice qu’ont tiré les villes qui ont des doctrines par rapport à celles qui n’en ont pas. Cela signifie que si on doit déployer une police de sécurité quotidienne, il est utile d’en rassembler les différents éléments dans une doctrine et d’en articuler les principes de façon logique et cohérente. Ce qui n’est pas pareil, évidemment, qu’une liste d’objectifs ou de moyens.

Enfin, au niveau des pratiques policières, la mise en œuvre de la police orientée vers la communauté permet de créer du lien et de la confiance. Pourquoi ? Parce qu’elle cherche à travailler avec la société civile, via par exemple des partenaires comme l’école, pour résoudre des problèmes complexes, type drogue, etc. Les anglais ont trouvé des effets positifs sur la délinquance. D’autres pays n’ont pas constaté ces mêmes effets, mais aucuns ne constatent d’aggravation de la délinquance, contrairement à ce qui a pu être dit en France. Donc, dans le pire des cas, la police de proximité ça n’a pas ou peu d’effet sur la délinquance mais, en revanche, elle augmente la confiance des citoyens dans la police. 

Outre la police, d’autres intervenants occupent l’espace public avec une mission plus ou moins affirmée de le sécuriser, qu’il agisse des agents de sécurité des magasins, des agents TCL, etc. Leur présence est-elle efficace ? Et est-ce qu’il n’y a pas le risque d’une privatisation d’une mission régalienne ?

Chez nous (...) même s’il y a des forces de sécurités privées, elles restent assez largement sous le contrôle des autorités publiques, pour tout ce qui concerne les espaces publics

Si on caricature un peu, il y a deux modèles. L’un où l’on aurait confié l’ensemble de la prévention des délits et la détection de leurs auteurs à des agents publics professionnalisés. L’autre où la sécurité et la protection sont directement intégrées aux activités, ce qui implique qu’un hôtel, une gare, un magasin, etc., voire les particuliers, doivent se protéger eux-mêmes contre les risques. En pratique, on est un peu entre les deux, avec une prédominance de l’un ou l’autre. Dans les pays d’Europe qui ont des forces de sécurités publiques importantes, on est davantage dans le premier modèle qu’aux Etats-Unis ou en Afrique du Sud. Mais malgré tout, pour des questions de coûts et peut être aussi d’efficacité, certains acteurs déploient leur propre système. Pourquoi est-ce que j’évoque l’efficacité ? Parce que si un réseau de transport articule lui-même son système de sécurité à son réseau, celui-ci sera complètement intégré et en adéquation avec les besoins. La contrepartie, c’est que cela a un coût et qu’il s’ensuit une perte d’égalité. Deux réseaux de transports n’ayant pas les mêmes moyens ne garantiront pas le même niveau de sécurisation de l’espace, alors que si c’est la force publique qui s’en charge, elle intervient selon les besoins, quels que soient les moyens des acteurs.  

Par ailleurs, les forces de sécurité privées peuvent répondre à des donneurs d’ordre privés, mais aussi à des donneurs d’ordre publics, comme le préfet. Chez nous, on reste dans une configuration ou même s’il y a des forces de sécurités privées, elles restent assez largement sous le contrôle des autorités publiques, pour tout ce qui concerne les espaces publics et ouverts au public (gares, supermarchés, etc.). Même si des forces privées interviennent plus souvent, l’Etat ne perd pas forcément ses prérogatives.  

Est-ce que, compte-tenu des contraintes budgétaires qui pèsent sur le service public, c’est une solution qui est amenée à se développer ou la dimension régalienne pèse trop lourdement ?

On peut imaginer une privatisation par tranches des différentes fonctions de police

Effectivement, lorsqu’il y a une forte pression fiscale et une crise des finances publiques, une des solutions est de privatiser la sécurité qui coute cher – parce qu’on a des agents bien formés et bien payés (même si certains estiment qu’ils devraient l’être plus). On peut imaginer une privatisation par tranches des différentes fonctions de police. Par exemple, la police de la route. Pour la distribution des PV, c’est déjà entamé, on peut privatiser les ASVP. On pourrait privatiser certaines fonctions de police judiciaire, etc. On découpe la police en tranche et on en donne certaines au privé.

Une autre solution qui ne passe pas par le recours à du personnel privé, est de robotiser la police comme on a robotisé l’industrie. On peut imaginer de l’intelligence artificielle pour répondre à un certain nombre de questions, développer des plateformes de dépôts de plainte en ligne, des systèmes automatiques de surveillance par drones, etc. L’idée est de remplacer les personnels par des machines avec un secteur privé qui va fournir les moyens. C’est d’ailleurs une tendance qui existe déjà. 

Big data, robots, etc., ces auxiliaires artificiels de sécurisation sont-ils efficaces ?

Pour ce qui concerne la vidéosurveillance, les études sont toujours partagées

Beaucoup de monde mise sur les IA. C’est un pari sur l’avenir, car aujourd’hui ça marche très mal. La police londonienne a rendu public un travail d’identification des personnes recherchées à partir des images de caméra, qui montre qu’il y a 80% de faux positifs… On dispose pour l’instant de systèmes dont on pense qu’ils sont prometteurs, mais aujourd’hui ils ne peuvent remplacer les agents. Dans 20 ans, on verra.

Pour ce qui concerne la vidéosurveillance, les études sont toujours partagées. On ne voit pas d’effet statistique net sur la délinquance, à part dans les espaces fermés. Les policiers disent que ça les aide pour résoudre les enquêtes. Mais comme on n’a pas de preuve de l’efficience de l’investissement, beaucoup de villes n’en ont pas, y compris aux Etats-Unis. Et Grenoble, par exemple, a décidé de ne plus financer les caméras. C’est un cas qu’il faudra étudier pour voir comment ça se passe quand on supprime la vidéosurveillance. Aujourd’hui en France il n’y a pas d’étude sérieuse sur les effets de la vidéosurveillance ; c’est un angle mort de la recherche. 

Quels sont les enjeux qui a moyens termes sont amenées à faire évoluer la question de la sécurité ?

une question prospective est celle des formes des extrêmes politiques

J’en vois quatre. Le premier est le terrorisme, car même si l’État islamique est battu dans les frontières autoproclamées du califat, ça ne signifie pas la fin des attentats. Quelle est la bonne manière de les prévenir ?

Le second enjeu majeur est certainement l’immigration. La France est peu concernée par rapport à l’Allemagne ou à l’Italie, mais à l’échelle de l’Union européenne, c’est un enjeu politique considérable et par voie de conséquence un enjeu de police. Sous la pression des opinions publiques, les États cherchent à maîtriser ces flux, ce qui signifie surveillance du territoire, interpellation, rétention, expulsion, etc.

La question de la police des banlieues est aussi une question vive. S’il n’y a pas plus de croissance économique et de travail non qualifié, qu’il y a des lieux de pauvreté et des écoles où les enfants ne parviennent pas à faire jeu égal avec les enfants des cadres dans la concurrence scolaire… les banlieues continueront de constituer un défi essentiel pour la police. Les pratiques policières doivent, de plus, évoluer. C’est un défi territorial et ethnique : est-ce qu’on veut traiter les noirs comme les blancs, les quartiers riches comme les quartiers pauvres.

Enfin, une question prospective est celle des formes des extrêmes politiques. On peut penser à la radicalisation de certains courants de l’extrême droite, frustrés de ne pas arriver au pouvoir. Mais aussi à la radicalisation d’une partie de l’extrême gauche, avec des mouvements de contestation de l’Europe, de réactivation de lutte des classes, etc., qui passeraient par des actions de violence. Les revendications récentes d’attaques de gendarmeries ou de commissariats peuvent le laisser penser [1].

[1] « Gendarmes attaqués à Meylan : une revendication anarcho-féministe », Libération, 2 novembre 2017. En ligne : www.liberation.fr/france/2017/11/02/gendarmes-attaques-a-meylan-une-revendication-anarcho-feministe_1607422