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Pour l’émergence d’une vision des solidarités territoriales basée sur les « communs »

Interview de Philippe Warin

Directeur de recherche au CNRS

<< Un des enjeux majeurs de la lutte, au local, contre le non-recours aux droits réside dans la coordination des acteurs de l’aide et de l’action sociales pour faciliter et encourager l’ouverture des droits aux aides sociales légales >>.

Philippe Warin est directeur de recherche au CNRS et enseignant à l'Institut d'Etudes Politiques de Grenoble. Il travaille sur la réception des politiques publiques par leurs destinataires. Auteur de plusieurs ouvrages sur les services publics, il est fondateur et responsable scientifique de l'observatoire des non-recours aux droits et services (ODENORE) depuis 2002.

Dans cette interview, il revient sur la lutte visant le non-recours aux droits sociaux. En pensant le non-recours au droit comme une catégorie de l’action publique, il amène à réinterroger l’expression des solidarités tant sur l’organisation territoriale de l’aide et de l’action sociales que dans la relation d’accompagnement social. Il développe l’idée  d’une mise en commun de moyens et d’objectifs entre les différents acteurs qui permettrait de passer du paradigme actuel de « public cible » pour chaque institution à celui d’une « population cible » commune à toutes les institutions. Ce renouvellement du paradigme des solidarités pourrait engager les acteurs vers un nouveau design d’ensemble des solidarités territoriales incluant les populations elles-mêmes. 

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Date : 01/01/2017

 

Pourriez-vous nous rappeler ce qu’est le non-recours aux droits et comment cette notion est entrée dans le débat public ?

elle se caractérise par le fait pour un ménage de ne pas bénéficier en partie ou en totalité des aides sociales légales ou des aides sociales facultatives

La question du non-recours est ancienne, elle se caractérise par le fait pour un ménage de ne pas bénéficier en partie ou en totalité des aides sociales légales ou des aides sociales facultatives. Elle apparaît en France dès 1973 à l’instar de la Caisse Nationale d’Allocations Familiales à un moment où d’autres pays européens sont déjà en recherche pour évaluer si les dispositifs sociaux créés touchent bien leurs destinataires. En France, il y a eu un moment important pour reconnaître cette question : les travaux d’évaluation du RSA de décembre 2011. Le taux de non-recours de 68% sur la mesure phare “RSA activité” des mesures sociales du gouvernement d’alors, a eu une forte médiatisation. Le nouvel exécutif l’a donc travaillé dans le cadre du Plan gouvernemental de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale présenté par le premier ministre de l’époque (Jean Marc Ayrault) en janvier 2013. L’ODENORE a eu la possibilité de travailler, à la demande des institutions, sur le module de questions concernant le non-recours. C’est la première fois qu’on intégrait cette problématique dans une enquête nationale évaluative. Depuis, la lutte contre le non-recours aux droits intéresse de plus en plus les acteurs en charge de l’aide et de l’action sociales : Etat, Départements, Communes, organismes sociaux, opérateurs publics et associations. En effet, ce « manque à percevoir » entraîne une  paupérisation et constitue un facteur de fragilisation des populations les plus modestes sur les territoires qui ne peuvent plus l’ignorer.

 

Connaît-on les raisons pour lesquelles les potentiels bénéficiaires renoncent à leurs droits ?

la « non connaissance » des possibilités d’aides existantes, la « non demande » qui traduit soit une incapacité, soit un refus à être aidé enfin la « non réception » qui concerne les citoyens ayant échoué dans l’accès à leurs droits

Trois raisons prioritaires sont identifiées : la « non connaissance » des possibilités d’aides existantes, la « non demande » qui traduit soit une incapacité, soit un refus à être aidé enfin la « non réception » qui concerne les citoyens ayant échoué dans l’accès à leurs droits. A ces trois catégories de non-recours s’ajoute la « non-proposition ». Ce dernier cas est encore peu abordé dans les recherches. Il s’agit de situations où les services sociaux évitent de proposer des aides pour ne pas décourager la personne face à une démarche qui a de forte chance de ne pas aboutir. Ces décisions sont prises pour éviter un rejet total et donc un potentiel non-recours par « non demande ». Il existe des liens entre ces différentes situations.  Lors de discussions sur les typologies avec des travailleurs sociaux dans le cadre d’une formation-action , nous avons pu avancer sur un point important : la distinction entre le non-recours cumulé et le non-recours cumulatif. Dans le premier cas, la personne est dans une situation où elle cumule plusieurs situations de non-recours, dans le second, la personne n’ayant pas eu recours à un de ses droits auprès d’un acteur social ne peut prétendre à un autre droit porté par un autre acteur des solidarités. Une situation de non-recours par « non demande » peut donc entraîner une situation de non-recours par « non réception ». Il en ressort qu’un des enjeux majeurs de la lutte contre le non-recours au droit réside dans la coordination des acteurs de l’aide et de l’action sociales pour faciliter et encourager l’ouverture des droits aux aides sociales légales. C’est bien l’intention de la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions du 29 juillet 1998 qui a érigé l’accès de tous aux droits en obligation. 

Est-il possible d’identifier les populations concernées dans la mesure où elles ne se présentent pas ou plus aux services sociaux ?

les collectivités qui s’en saisissent sont encore dans la recherche d’outils de caractérisation

Toute la difficulté du problème réside dans cette forme d’invisibilité. Comment connaître et reconnaître ces personnes ou ces foyers quand ils sont « hors radar » ? Le non-recours étant un axe de politique publique émergent, les collectivités qui s’en saisissent sont encore dans la recherche d’outils de caractérisation. Des données commencent à être produites par des observatoires départementaux. Les approches cartographiques développées sur certains territoires mettent en relation la pauvreté monétaire rapportée au recours aux aides sociales facultatives. Les différentes études produites sur le non-recours aux droits montrent qu’il y a environ 10 à 15% de la population qui nécessite un suivi particulier. La population en question qui nous inquiète aujourd’hui n’est pas celle identifiée dans les géographies prioritaires de la politique de la ville. L’ODENORE a récemment publié les résultats d’une recherche -enquête   auprès de CCAS, CIAS et départements afin de proposer une « radioscopie » non exhaustive des initiatives des collectivités locales sur le non-recours. Les acteurs interviewés y font état de « poches de précarité » qui se développeraient à d’autres endroits plus inattendus dans du parc locatif privé alors que les géographies prioritaires visent principalement le parc social. Ces sites sont nommés comme des « secteurs trop délaissés », des « zones grises qui échappent socialement et politiquement aux politiques proposées ». 

Au sein de ces « poches de précarité », connaît-on des profils qui permettraient d’agir plus directement en prévention d’un non-recours?

Ces populations sont souvent frappées par un isolement social caractéristique du phénomène de non-recours

Si les premiers travaux sur le non-recours à la protection sociale datant des années 70 faisaient état d’une « pauvreté déjà établie, (…) traditionnelle et relativement homogène », la pauvreté observable aujourd’hui est une « pauvreté-précarité » réunissant des populations diverses marquées notamment par des ruptures d’emploi ou de fins de droits. Ces populations sont souvent frappées par un isolement social caractéristique du phénomène de non-recours. Comme le montre chaque année La Fondation de France dans son rapport sur Les solitudes en France ceux qui n’ont pas ou peu de relations sociales au sein des réseaux amicaux, familiaux, professionnels, affinitaires et de voisinage se retrouvent dans des situation de fortes précarité et d’isolement. Sans parler de profils, car les données actuelles ne sont pas suffisantes pour construire des archétypes, on pourrait énoncer des facteurs « aggravants » comme l’illettrisme, la non ou faible maîtrise de la langue. Les territoires ruraux sont évoqués à propos du manque d’anonymat tandis que d’autres facteurs psychologiques et stratégiques peuvent rentrer en compte comme la honte de vivre de l’aide sociale ou la divulgation des revenus (souvent pour les personnes âgées). Il ne s’agit pas seulement de revenir à l’aide sociale mais parfois d’y accéder pour une première fois. Dans ce cas, deux catégories se distinguent : les migrants et les jeunes sortis du foyer familial. La dématérialisation des formalités administratives pose également la question des personnes touchées par la fracture numérique avec une crainte de plus en plus grande des acteurs de l’action sociale que cette partie de la population n’augmente. « Avec le tout Internet, un français sur cinq peut ainsi se retrouver exclu des aides sociales de base et risque de devoir renoncer à ses droits » . Fort est de constater que les personnes « hors droits » le sont pour des raisons diverses, ce qui complexifie largement une « détection » voire même la détermination de solutions dans les cadres actuels de l’aide et l’action sociales traditionnelles orientées par des logiques de solidarité « individuelle » ou « collective par public » nécessitant que les personnes se présentent d’elles-mêmes ou soient identifiées par le réseau. Le risque de ces évictions de population est de voir apparaître des « outsiders » et des « insiders » au sein d’une « société duale » . Un autre phénomène préoccupe ces mêmes acteurs, il s’agit de populations plus ou moins connues qui se situent au-dessus des seuils ouvrant droits aux aides sociales légales et qui se détournent littéralement des dispositifs de solidarité subsidiaires des aides sociales facultatives. A ce sujet, les acteurs interviewés formulent des craintes vis-à-vis d’un phénomène de « dissociété » développé par Jacques Généreux traduisant un rejet du lien social qui remettrait en cause les bases de la cohésion sociale sur les territoires.

Si les travailleurs sociaux et les institutions font état de ce risque de « dissociété », quels sont leurs moyens aujourd’hui pour raccrocher les populations décrocheuses?

Les postures professionnelles « d’aller vers » inspirées des quartiers en politique de la ville sont une des pistes vers l’amélioration des conditions d’accès aux droits.

Deux enjeux majeurs sont identifiés : assurer l’ouverture de droits aux prestations d’aides sociales légales et maintenir des services de proximité tout en maîtrisant le développement de l’administration numérique. L’un des constats des travailleurs sociaux enquêtés est le manque de proximité sur le terrain. La territorialisation des services sociaux des Départements conjuguée à la présence des CCAS au sein des communes rapproche les services des territoires mais elle est encore insuffisante pour aller chercher des personnes en grand isolement social.  Les postures professionnelles « d’aller vers » inspirées des quartiers en politique de la ville sont une des pistes vers l’amélioration des conditions d’accès aux droits. Elles permettent aux acteurs de l’aide et de l’action sociales d’être plus visible des citoyens. Mais, sur l’échelle d’un quartier ou d’un secteur, les associations sont les seules à être en contact direct et à savoir tirer Monsieur X de son isolement variable qui caractérise le non-recours ; il y a une corrélation statistique majeure autour de ça. Par exemple, les Points Information Médiation Multi-services (PIMMS) présentent des compétences qui attirent des populations éloignées des services publics. Celles-ci préfèrent s’y adresser, séduites par une forme d’accueil non stigmatisant, la capacité des interlocuteurs à produire des échanges dans les langues d’origine ou simplement à être moins impressionnants. Aujourd’hui, certains CCAS se tournent vers ces acteurs associatifs – pourtant assez fragiles – pour bénéficier de leur aura, de leur plus grande proximité des populations et repérer ceux qu’on ne voit plus. Les acteurs associatifs sont majeurs. Bien au-delà des rapports d’activité circonstanciels et formels produits à destination des élus, ils mènent un travail de raccommodage avec des populations invisibles sur le territoire. Il est nécessaire de les raccorder pour favoriser l’ouverture des droits. 

Mettre à jour le non-recours aux droits comme axe de l’action publique permet d’engager une vision plus transversale de l’aide et de l’action sociales. Dans ces conditions quelles sont les évolutions possibles du travail social ?

Cette démarche devient un axe majeur de la prochaine convention d’objectifs et de gestion signée avec l’Etat.

En réalité, le phénomène de non-recours n’est pas encore pleinement intégré par les travailleurs sociaux. Lorsqu’il constitue un axe de travail des institutions ou des structures, il devient un tremplin pour faire émerger des interactions intéressantes au sein d’équipes, voire il permet de redonner du sens à l’action. L’outillage et la production de données sont importants pour assurer une prise de conscience.Dans le cadre d’une formation-action en 2016, les agents instructeurs de demandes d’aides sociales facultatives d’un important CCAS ont pu expérimenter un baromètre du non-recours proposé par l’équipe de l’ODENORE et amendé avec les participants. L’approche barométrique est un reporting des situations de non-recours perçues par différents services tout au long de leurs activités. Les agents sont invités à opérer un repérage des aides légales octroyées ou non octroyées sur la base d’une grille d’analyse des demandes qu’ils reçoivent. Cet outil propose un suivi diachronique des situations de non-recours repérées au niveau d’un ménage. Il donne aussi des indications uniques sur le coût du non-recours pour les personnes comme pour le CCAS. De plus, il identifie les organisations qui peuvent être directement concernées par les situations et facilite, par cette donnée comme par d’autres, la possibilité de les interpeller afin de corriger certains fonctionnements. La formation-action montre des points de dysfonctionnement qui sont traités au travers de tout un travail de discussions sur des situations. Au niveau de ces professionnels (ont été associés également l’ensemble des écrivains publics à vocation sociale), il y a un véritable sens à prendre en compte la question du non-recours notamment dans la manière de parler de leur activité et de la resituer dans d’autres enjeux sociaux généraux. L’intérêt est le changement de postures dans les façons d’aborder son travail et de produire autrement des échanges avec des usagers. L’Assurance Maladie quant à elle, va encore plus loin et s’est saisie de l’approche barométrique pour réinterroger ses propres pratiques et objectifs sur les référentiels métiers. Cette démarche devient un axe majeur de la prochaine convention d’objectifs et de gestion signée avec l’Etat. 

Plus globalement l’évolution du travail social s’inscrit dans un cadre de partage des « publics » pour assurer l’ouverture des droits légaux qui est fondamentale dans le sens où le retard d’ouverture peut aggraver ou avoir aggravé la situation sociale d’un bénéficiaire potentiel. Or, le bilan général des droits est une démarche qui n’est pas systématiquement faite par les travailleurs sociaux de part le manque de temps, de moyens, de part les cultures professionnelles, mais aussi pour beaucoup à cause des positions institutionnelles. L’évolution des postures professionnelles nécessite des conditions managériales favorables et innovantes pour lever les freins de l’habitude et faire évoluer les mentalités, et avant tout des choix politiques des organisations pour travailler davantage de concert. A force de penser les systèmes par rapport aux contraintes réglementaires de publics et de dotations, les organisations (administrations, collectivités, organismes sociaux, opérateurs de services publics…) ont des difficultés à envisager la globalité et à reconnaître les populations qu’elles ont en commun.

 

Vous parlez d’une prise en compte plus globale des institutions entre elles par rapport à la question du non-recours, quelles sont les conditions pour qu’une réelle coopération s’engage ?

Poser la question des solidarités aujourd’hui, c’est se reposer la question entre acteurs divers et variés d’une possibilité de sortir de ses propriétés et de retrouver l’idée d’un « commun »

L’action institutionnelle, en incluant aussi les acteurs associatifs, vise à penser un traitement des risques de non-recours et plus globalement l’accès de tous aux droits sur un renouvellement de nos principes de solidarité. La question du renouvellement de la solidarité est majeure. Face à ces problèmes et enjeux qui leur sont communs, ces acteurs peuvent de moins en moins fonctionner comme avant par segmentation des publics et cloisonnement des dispositifs. Ils sont peu à peu conduits à sortir de la propriété habituelle des ressources et des publics. Tous les acteurs de l’aide et de l’action sociale ont des ressources humaines qu’ils tentent de préserver. Or, les conditions de proximité nécessaires pour être efficace dans la résolution des problèmes sociaux ne sont pas remplies. Il s’agit alors de penser comment, du fait de ces contraintes, on pourrait trouver de meilleures équations en système contraint pour non plus penser en terme de « public », mais en terme de « population ». Autrement dit, comment peut-on redéployer des moyens, y compris dans une sorte de transversalité institutionnelle pour mieux accueillir, orienter, accompagner cette population qui décroche ? Est-on prêt à penser les termes d’un pré-accueil inconditionnel ? A clarifier les objectifs et moyens de chacun dans une « grammaire des arrangements institutionnels et organisationnels commune » ? C’est ce qui commence à apparaître localement, même si ce phénomène n’a pas encore pris la forme d’un ensemble coordonné et cohérent parce qu’il n’y a pas de politique globale. L’enjeu est de retrouver des chefs de file qui puissent coordonner l’action sociale sur le terrain. Prendre en compte le non-recours aux droits est pensé comme un levier pour réformer le modèle de l’action sociale d’inclusion dans le sens d’un plus grand partage d’objectifs et de moyens entre acteurs. L’horizon politique de cette adaptation structurelle est celui du passage à une politique sociale territorialisée. Ici, un enjeu majeur est identifié quant aux connaissances sur le non-recours. Car pour instituer la lutte contre le non-recours comme catégorie d’action publique, il est nécessaire de pouvoir objectiver le problème et dégager des arguments utiles à la concertation ou à la négociation interinstitutionnelle sur les enjeux de moyens.

Poser la question des solidarités aujourd’hui, c’est se reposer la question entre acteurs divers et variés d’une possibilité de sortir de ses propriétés et de retrouver l’idée d’un « commun » en référence aux travaux de l’économiste Elinor Ostrom. Comment à partir de logiques qui pourraient être partagées, peut-on intervenir plus collectivement, en incluant aussi les populations elles-mêmes qui ont éminemment leur mot à dire sur ce qu’on leur propose ? Si on veut agir sur le non-recours durablement, il ne faut pas être dans le court terme d’une réponse immédiate qui est soumise à de fortes contraintes règlementaires et budgétaires, mais il convient de préparer les professionnels à ces questions éventuellement au sein de formations dans lesquelles des habitants, des usagers pourraient intervenir. Ceci pose la question du « comment » on réintègre Monsieur X dans un design institutionnel d’ensemble incluant la participation des populations à partir de leur expérience.