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Le travail vivant contre l'esprit de rente

Interview de Pierre-Yves GOMEZ

Pierre-Yves Gomez-Droits réservés Trafik/Grand Lyon
© Cédric Audinot
Economiste

<< Nous avons basculé dans une nouvelle ère à partir du moment où le versement des retraites a été directement adossé aux revenus du capital >>.

L’onde de choc de la « crise des subprimes » a plongé la plupart des pays occidentaux dans une crise financière, économique et politique profonde, dont l’issue reste incertaine.

Comme le suggère Pierre-Yves Gomez dans son dernier ouvrage,  comment nos sociétés ont-elles pu succomber aux mirages de la finance au point de lui donner un tel pouvoir sur l’économie et, in fine, sur la vie politique et l’existence individuelle ? La crise durable dans laquelle nous sommes entrés ne traduit-elle pas l’épuisement du ressort sur lequel était fondée la promesse de profit affichée par la finance ? En se plaçant à l’échelle des acteurs individuels – l’épargnant, le financier, le dirigeant d’entreprise – Pierre-Yves Gomez montre en effet que la financiarisation de l’économie a été mue par grande une espérance plus ou moins avouée ou explicitée : l’entrée dans une nouvelle ère économique permettant de distribuer des revenus sans travailler, non pas à quelques-uns, mais au plus grand nombre possible. Cet « esprit de rente » apparait ainsi comme un moteur essentiel, presque anthropologique, de la financiarisation de l’économie. Or, cette dernière va impliquer des changements majeurs dans la gouvernance et le management des entreprises, changements qui vont se révéler particulièrement nocifs pour ce qui reste la source de la création de richesse : le travail vivant. Ce qui amène Pierre-Yves Gomez à faire de la valorisation du travail un enjeu philosophique et politique de première importance.

Economiste, Pierre-Yves Gomez est professeur de stratégie et gouvernance d’entreprise à l'Ecole de management de Lyon (EM Lyon). Professeur invité et chercheur associé à la London Business School, et membre du conseil d’administration de l’Association Internationale de Management Stratégique (AIMS) et de l’Association Internationale de gouvernement d’entreprise, Pierre-Yves Gomez a été élu en 2011 président de la Société française de Management. Il est par ailleurs conseiller en stratégie et en changement stratégique auprès de nombreuses entreprises françaises et internationales appartenant à divers secteurs d’activité. Il a également rédigé le Référentiel pour une gouvernance raisonnable des entreprises et il a étroitement participé à l’élaboration du Code de gouvernance des entreprises moyennes cotées. Participant au débat public sur ces questions, il intervient régulièrement dans les médias et tient une chronique mensuelle dans journal Le Monde.

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Date : 29/04/2013

Votre dernier ouvrage, « Le travail invisible », autour duquel se déroule cet échange, s’ouvre sur une image saisissante : vous imaginez l’un des pires cauchemars de Karl Marx, un cauchemar qui serait devenu réalité... 

Dans une nuit prémonitoire, Marx voit l’épargne de millions de travailleurs placée dans le capital des entreprises. La rente versée aux masses, notamment pour leur retraite, est alors garantie par les profits réalisés par ces entreprises. Conséquence : c’est la majeure partie de la population qui fait pression pour maximiser les profits et donc exploiter le travail. Finalement, l’esclavage du prolétaire est assuré par la domination de l’épargnant-prolétaire rentier ou futur rentier : une gigantesque auto-exploitation du prolétariat. C’est ce cauchemar que la financiarisation de l’économie a réalisé méthodiquement à partir des années 1970, d’abord aux États-Unis, puis dans le monde entier.

 

Ce cauchemar prend sa source dans la diffusion de « l’esprit de rente ». Qu’est-ce que vous entendez par là ?

Il y a quelques années, avant la crise, je discutais à la sortie d’un cours avec l’un de mes étudiants sur la manière dont il entrevoyait son avenir. Tiraillé, comme beaucoup, entre son désir de réussite professionnelle et sa générosité naturelle, il me dit : « Voilà comment je vois les choses. Je vais travailler pendant une quinzaine d’années comme trader dans une banque, pour gagner le maximum d’argent. À 40 ans, j’arrêterai de travailler, je pourrai vivre de mes rentes et faire ce qui me plaît ». Ce qu’il envisageait pour la suite, c’était d’aider une communauté en Afrique. Comme cet  étudiant, nous espérons tous, avec plus ou moins de ténacité, devenir rentiers. Trouver le secret, la pierre philosophale permettant d’accumuler suffisamment de ressources pour faire ce qui nous plaît. Si l’intérêt général est que l’économie fonctionne suffisamment pour que chacun puisse en vivre, le désir de chacun est de devenir rentier pour pouvoir faire ce qu’il veut, quand bon lui semble. D’un côté, il y a la nécessité de contribuer collectivement, par son travail, à la production de richesses qui, réparties, permettent à chacun de subsister. Mais de l’autre côté, chaque individu aimerait bien échapper à ce système pour organiser sa propre vie en toute indépendance. Vivre de ses rentes permet cette évasion.

 

D’où vient cet « esprit de rente » ?

« L’esprit de rente » peut être le fruit d’un calcul opportuniste : vivre aux dépens du travail des autres, sans participer à l’ouvrage collectif, et bénéficier ainsi d’une partie de la richesse créée par ceux qui travaillent. Mais « l’esprit de rente » n’est pas seulement produit par l’intérêt privé. Il est rationnel parce qu’il s’enracine dans un besoin profond de sécurité. La crainte du lendemain, les risques liés à la perte du travail ou au déclin de nos capacités physiques ou intellectuelles, aux aléas de la vie, nous poussent à espérer un revenu économique stable, indépendant de notre activité, qui nous soit garanti, même si nous devenions fragiles. Si on écoute bien ce que dit l’étudiant dont je parlais précédemment, on entend aussi que la rente permet de réaliser des choses que la société nous interdit de faire, des choses « gratuites ». Obtenir une rente pour faire « ce qui nous plaît » permet des engagements que l’économie ne veut pas financer. L’esprit de rente s’enracine enfin et, peut-être surtout, dans un puissant désir de liberté. Être rentier procure l’avantage de ne travailler que comme on le veut et lorsqu’on le veut, et davantage qu’on ne le ferait dans une organisation, mais à notre rythme et selon notre temps propres. Plus largement, l’esprit de rente traduit l’idéal d’une société sans travail. Beaucoup de philosophes, depuis les Grecs, ont vu dans la rente un moyen de fonder et d’exercer leur liberté ultime, la liberté de penser. L’homme libre est celui qui n’a pas besoin de travailler et qui échappe ainsi à l’activité asservissante. Il peut consacrer son temps aux loisirs, à la méditation, à la contemplation, aux idées. D’une certaine manière, pour être pleinement philosophe, il faut être rentier.

 

Vous dites que la « rente pour tous » est devenue un véritable projet politique

La civilisation démocratique moderne l’affirme. Une société de progrès, une société qui a du sens est une société de loisirs où le travail peut être réduit au minimum pour que les citoyens bénéficient de longs temps disponibles. La « vraie vie » serait donc là, et la mission des politiques, des économistes, des hommes d’entreprises modernes et progressistes, est d’inventer cette société où le travail est marginal et le temps libre la norme. « L’esprit de rente »» n’est donc pas seulement le produit de rêves ou de calculs individuels, la société moderne démocratique en a fait son projet. La rente ne doit plus être un privilège pour quelques-uns, mais un droit pour tous. Ceux qui rêvaient, il y a quelques décennies encore, de renverser le capitalisme et d’abolir les rentes qu’ils jugeaient indûment versées aux aristocrates, aux bourgeois ou aux capitalistes, ont été débordés par plus progressistes qu’eux : ceux qui proposent, au contraire, que la rente soit généralisée. C’est toute la société qui doit devenir une société de loisirs, une société du temps libre. Rappelons-nous les mots de Keynes : « le jour n’est pas éloigné où le problème économique sera refoulé à la place qui lui revient : l’arrière-plan ; et où le champ de bataille de nos cœurs et de nos têtes sera occupé ou plutôt préoccupé par de véritables problèmes, ceux de la vie et des relations entre les hommes, ceux des créations de l’esprit, ceux du comportement… l’homme fera-t-il face à son problème véritable et permanent : comment employer la liberté arrachée aux contraintes économiques ? ». Telle est l’espérance constante promise par les politiques, notamment après la Seconde Guerre mondiale : le travail peut-être limité grâce aux machines, pour que soit fondée, pour tous, une société de loisirs, de culture, de plaisirs et donc de liberté. Cet avenir radieux est une question de temps.Et c’est bien ce qu’a tendanciellement cherché à réaliser la société occidentale depuis un siècle.

 

Comment s’est construit cette société de rente ?

Elle s’appuie sur une dynamique essentielle qui a parcouru le XXe siècle : dans les pays occidentaux, nous produisons aujourd’hui trois fois plus, tout en travaillant deux fois moins qu’en 1900. La différence a permis de généraliser le versement de revenus de plus en plus déconnectés du travail. On pense bien évidemment à la mise en place de l’assurance sociale a permis de garantir des revenus en cas de maladie, de chômage, de vieillesse, de pauvreté. Cette logique de redistribution répond bien aux attentes naturelles de l’homme en matière de sécurité. C’est l’honneur de nos sociétés d’être parvenues à un tel degré de solidarité.

Mais la généralisation de la rente n’a pas concerné seulement les revenus sociaux. Les revenus du capital sont devenus des revenus de rente. En particulier, la société anonyme par actions, qui s’est généralisée à partir des années 1900, a offert un support puissant pour l’économie de rente. Nous avons justement basculé dans une nouvelle ère à partir du moment où le versement des retraites a été directement adossé aux revenus du capital. Ce basculement va s’opérer aux Etats-Unis à l’occasion de deux « décisions obscures », apparemment négligeables et largement ignorées du public, mais dont les effets vont se relever déterminants pour la suite. La première concerne les fonds de pension mis en place par la plupart des entreprises pour gérer le financement de la retraite de leurs salariés. Visant la sécurité de l’épargne collectée, l’Employee Retirement Income Security Act voté en 1974 va instaurer une séparation de gestion nette entre l’entreprise et son fonds de pension. Ne pouvant plus servir de levier d’autofinancement, le financement des retraites fut déconnecté de chaque entreprise particulière pour se placer dans des portefeuilles d’entreprises cotées. Les gestionnaires des fonds de pension, indépendants de leurs entreprises d’origine, ont désormais pour mission de chercher des débouchés sûrs et rentables pour les flux d’épargne collectée auprès des salariés. Inexorablement, des milliards de dollars sortirent des entreprises pour se disperser dans d’autres entreprises. La loi permit ainsi de réorienter massivement l’épargne constituée en vue de la retraite vers un intermédiaire, le marché financier.

La seconde « décision obscure » est prise dans la foulée. Le 1er mai 1975, les opérations sur le New York Stock Exchange furent libéralisées. Jusqu’alors, ces commissions étaient fixes : quelle que soit la quantité d’actions achetées ou vendues, les courtiers recevaient un pourcentage invariable.Mais les fonds de pension se sont plaints que les sommes considérables qu’ils plaçaient dorénavant sur le marché financier donnaient lieu à des commissions énormes au bénéfice des intermédiaires. En permettant une libre fixation des commissions, la dérégulation du marché a eu ainsi pour objectif d’encourager la concurrence de manière à faire baisser leur prix.Avec la concurrence, les intermédiaires devaient désormais se battre pour assurer le meilleur prix, la meilleure qualité de l’information auprès de leurs clients, ce qui ne pouvait qu’être favorable à ces derniers et encourager la créativité des services financiers.

Ces deux décisions obscures vont ouvrir des perspectives illimitées à l’intermédiation financière, donnant ainsi naissance à une nouvelle industrie. Ce qu’on appelle aujourd’hui couramment « marchés financiers » renvoie en réalité à une industrie de services financiers dont le fonctionnement, quelles que soient la complexité technique et la sophistication des produits financiers, est très simple : elle transmute l’épargne en produits financiers (comme les SICAV, les fonds communs de placement ou les produits d’assurances-vie) qu’elle place en capital ou en obligations des entreprises.

 

Comment les entreprises vont-elles accueillir cette nouvelle manne financière ?

Pour les entreprises américaines cotées, les nouvelles règles de financement de l’économie de la rente furent une bénédiction : elles pouvaient, en effet, obtenir des financements sous forme de capital en émettant des actions souscrites par les fonds de pension sur les marchés boursiers. Or, l’avantage d’un tel financement c’est que le capital n’est pas remboursable aux épargnants à la différence d’une dette bancaire dont il faut chaque année restituer une part de l’emprunt levé. La déviation de l’épargne de masse vers le capital des entreprises permettait ainsi d’obtenir des moyens considérables pour investir, à un moment critique de l’histoire économique. Dès la fin des années 1960 en effet, l’économie industrielle classique s’essoufflait et le taux de profit avait tendance à décroître. Les années 1970 virent clairement éclater une grande crise économique. De nouveaux relais de croissance étaient nécessaires pour le capitalisme occidental. En orientant le flux de l’épargne de masse vers le capital des entreprises, celles-ci obtenaient des ressources énormes pour assurer leur mutation vers ce qui commençait à être considéré comme une nouvelle étape du capitalisme : l’économie de services et de l’information. Le circuit était bouclé. Dans l’enthousiasme de la révolution néolibérale de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, il semblait que l’on avait découvert un nouvel eldorado.

 

Vous expliquez que cette mutation va également gagner les pays européens. Comment cela a-t-il été possible ?

Au milieu des années 1980, tous les pays européens ont basculé dans la logique de la nouvelle économie de rente inaugurée une décennie plus tôt aux États-Unis. On peut distinguer au moins deux raisons à cela. La première est d’ordre démographique. Dans les pays où se pratique la retraite par répartition, les perspectives d’accroissement de la population sont défavorables. La promesse de rente de masse ne semble pouvoir être supportée par les seuls salariés qui, inexorablement, seront de moins en moins nombreux. Cette perspective a incité les gouvernants, inquiets à l’idée d’un système de retraite incapable de tenir à terme ses promesses de rente de masse, à encourager l’épargne individuelle en vue de la retraite. La deuxième raison qui explique l’adhésion au modèle américain de pays comme la France, tient à ses effets sur les entreprises. Au moment où l’orientation vers la nouvelle économie des services et de l’information nécessitait d’énormes investissements, les entreprises françaises auraient été défavorisées si elles n’avaient pas pu puiser, elles aussi, dans cette nouvelle fontaine de jouvence que semblaient promettre les capitaux abondants issus de l’épargne américaine. C’est le calcul que firent les capitaines d’industrie, issus pour la plupart de la vieille tradition colbertiste, et convertis aux espérances du marché financier. L’histoire retiendra peut-être que c’est un Premier ministre socialiste, Laurent Fabius, qui, quatre ans après l’arrivée au pouvoir d’une gauche dont le slogan était « changer la vie », prit les mesures pour déréguler le marché financier et boursier en France.
L’économie de la rente de masse a pris ainsi une dimension planétaire. Les trois quarts du capital des entreprises cotées dans le monde sont devenus la propriété des fonds d’investissement et des fonds de pension. Contrairement à ce que croit encore l’opinion publique, ce capital n’est plus la propriété de quelques riches familles, comme au début du siècle dernier : il appartient très largement à des fonds de pension chargés de gérer la retraite des ménages.Qu’ils le veuillent ou non, qu’ils le sachent ou qu’ils l’ignorent, les ménages, soit par le jeu des fonds de pension dans les pays où ils existent, soit par celui des produits financiers de complément de retraite pour les autres, sont impliqués dans l’actionnariat des entreprises.

 

Comment l’industrie de la finance va-t-elle opérer pour allouer les flux d’épargne dont elle dispose ?

 Toute la question est de savoir par quels mécanismes cette industrie de la finance s’est efforcée d’assurer la sécurité et la rentabilité de ses placements. Sans entrer dans le détail de ces mécanismes – je renvois pour cela le lecteur vers mon dernier ouvrage – on peut souligner ici que l’industrie financière a tendanciellement intérêt à placer l’épargne dans des entreprises cotées de très grande taille. Toobig to fail, celles-ci paraissent, par nature, économiquement plus solides. Surtout, la taille du capital est si considérable que les titres restent liquides et que chaque fonds n’en possède jamais qu’une part minime. Ce phénomène d’attraction s’auto-alimente. Plus les entreprises obtiennent du capital, plus elles investissent et se développent, plus elles deviennent des cibles d’investissement intéressantes pour les fonds. L’argent attirant l’argent, l’épargne de masse concentrée sur peu d’entreprises a fabriqué les géants de l’économie globalisée – Apple, Microsoft, etc. – qui sont devenus les donneurs d’ordre dominants pour l’ensemble de la chaîne de valeur dans laquelle ils s’inscrivent.

 

Selon vous, l’innovation est devenue l’un des principaux terrains d’affrontement des entreprises pour capter la manne financière. Que voulez-vous dire par là ?

La liberté laissée aux acteurs de la finance d’attribuer leurs capitaux aux projets économiques qui leur paraissent les plus prometteurs a contraint les entreprises à s’embarquer dans une guerre économique planétaire dans laquelle l’innovation est effectivement devenue le mot magique. Car la course à la nouveauté est un merveilleux attracteur de capitaux : ceux qui innovent en savent toujours plus que ceux qui financent l’innovation, puisque, par définition, celle-ci est une rupture, une invention, du jamais vu. Ils peuvent donc faire rêver les investisseurs, promettre des gains élevés aux épargnants, orienter le consensus du marché et avec lui, l’afflux de capitaux. De plus, l’innovation permet de détruire l’avantage de la concurrence en modifiant rapidement et plus ou moins radicalement la manière de produire ou le spectre de l’offre. Ainsi s’est mise en place une accélération inédite dans l’histoire de l’humanité. Entre 1950 et 2000, le nombre de brevets de recherche déposés annuellement dans le monde a été multiplié par 250. Mais dans cette course toujours plus rapide à l’innovation, tout avantage n’est que temporaire, rapidement imité par les poursuivants. En 1999, les grands acteurs du marché mondial de la téléphonie mobile étaient Nokia et Motorola, en 2012 ce sont Apple et Samsung.

 

Vous avancez justement l’idée que cette course haletante à l’innovation produit des effets négatifs et à termes désastreux pour nos sociétés

On peut en effet le penser dans la mesure où elle produit un immense cimetière de produits dépassés. Plus l’innovation s’accélère, plus elle rend rapidement obsolète les produits précédents. Sur un plan économique, l’extrême rapidité des innovations ne permet plus l’accumulation de capitaux nécessaire pour rembourser l’épargne consacrée à l’innovation. On peut parler de création destructrice : l’innovation va si vite qu’elle détruit plus de valeur qu’elle n’en crée. Nous sommes encombrés de technologies qui se cannibalisent, d’appareils presque neufs et déjà démodés. L’accumulation capitaliste classique ne peut pas se produire parce que l’investissement n’a pas eu le temps d’être suffisamment amorti que déjà il est devenu obsolète. Le cycle d’investissement et de consommation de l’innovation ne peut se poursuivre tant que l’on puise dans une épargne abondante. Mais que se passerait-il s’il fallait rembourser l’épargne de l’économie de rente ?

 

Plus largement, la financiarisation de l’économie ne désigne-t-elle pas la prise de pouvoir des entreprises par l’industrie de la finance ?

Il est essentiel ici de distinguer finance et financiarisation. La finance met en relation, d’une part, les capitaux et, d’autre part, la production. Elle est indispensable au développement des processus économiques. Elle permet le paiement des ressources et des investissements engagés pour produire (salaires, technologies, matières premières, etc.) avant que la production ne soit réalisée par une vente et une consommation. Autre chose est la financiarisation. Il y a financiarisation lorsque la finance n’est plus une ressource pour réaliser les objectifs économiques mais devient l’objectif lui-même. L’atteinte du résultat financier est le but que se donne l’organisation, sa raison d’être. De ce point de vue, nous sommes en effet entrés dans une ère de financiarisation des entreprises au sens où les gestionnaires de l’épargne collective font pression sur elles pour qu’elles produisent un profit suffisant pour que les rentes soient garanties.

Dans l’économie de rente de masse, l’interface entre l’épargne et les entreprises est devenu le creuset d’une nouvelle élite économique. L’industrie de la finance a su aligner les intérêts des dirigeants d’entreprises sur les siens en leur octroyant des rémunérations variables déterminées par l’évolution du profit. Elle a fait en sorte que les postes de direction générale et de contrôle des plus grandes sociétés soient confiés à des personnes formées en finance, issues de la banque ou du monde financier.Réunissant les professionnels de la finance et l’état-major des grandes entreprises, cette oligarchie financière va opérer une révolution politique dans la gouvernance des entreprises.

 

Quelle est cette révolution ?

Si on s’en tient à la logique du capitalisme, les actionnaires sont les derniers servis dans le partage de la valeur ajoutée créée par l’entreprise parce que leur part de capital n’est rémunérée, sous forme de dividendes, que dans la mesure où l’entreprise réalise des profits. En conséquence, une défaillance massive et durable du profit des entreprises dans lesquelles est placée l’épargne collectée aurait des conséquences économiques et donc sociales considérables. Dès lors, au nom de l’intérêt supérieur des épargnants et pour sécuriser leurs placements, les fonds d’investissement vont se rassurer en définissant a priori des objectifs de dividendes à atteindre, plutôt que de les constater a posteriori. Cette exigence de rendement en échange des apports en capitaux a constitué une révolution, le plus grand bouleversement politique qu’ont connu les entreprises depuis les nationalisations de l’après-guerre.Ainsi est née la culture contemporaine de la création de valeur pour l’actionnaire.

 

Quel en sera l’impact sur le management des entreprises ?

Pour atteindre les objectifs de profits et assurer la transparence vis-à-vis des marchés financiers, l’oligarchie financière va mettre en place une nouvelle bureaucratie managériale qui va imposer à l’organisation les outils indispensables pour repérer comment chaque activité peut participer ou non au résultat final. Utilisant la puissance de calcul gigantesque que permet l’informatique, les nouveaux systèmes d’information vont traduire en termes financiers l’activité humaine concrète : temps, nombre d’objets fabriqués, nombre de clients contactés, nombre de dossiers traités, nombre de produits vendus aux clients… Cette information est organisée pour que le travail soit qualifié, stocké et évalué selon une grammaire financière composée de ratios comparatifs. La grande mécanique financière en déduit des prescriptions pour le travail réel des gens réels. Sans doute avons-nous assisté, en trente ans, à un des efforts les plus prodigieux de l’intelligence humaine pour traduire la réalité physique du travail en abstraction repérable et analysable selon un dénominateur commun : le profit. J’ajoute que cette traduction du travail humain en langage imaginaire s’est finalement étendue à toutes les organisations économiques et sociales, y compris publiques.

 

Selon vous, c’est le sens même du travail vécu qui se trouve remis en cause par cette financiarisation du management

Le travail a été ajusté à la réalisation de l’exigence de profit. Une première manifestation réside dans la diminution de la part des salaires dans la valeur ajoutée. Mais cela ne traduit-il pas la financiarisation d’une partie du revenu des ménages ? Plus largement, la perte de sens du travail vient de plusieurs évolutions. Tout d’abord, les accélérations, les changements de cap et de stratégies, si évidents et faciles à définir à partir de l’abstraction financière, sont perçus comme des incohérences qui créent de l’inquiétude. Ensuite, en voulant traduire la société dans son algèbre, comme l’avait fait la planification soviétique, l’oligarchie financière a déconnecté les outils de pilotage utilisés par les décideurs économiques de la réalité matérielle que vivent les gens au quotidien. En réduisant le travail réel à sa dimension objective, celui-ci leur est devenu invisible. La définition du travail a été réduite à ce qu’il produit, son résultat, et à la performance contenue par ce résultat. Le travailleur vaut ce qu’il réalise. D’où l’intensification, les rythmes, la normalisation des procédures et des prescriptions. En Europe, en 2010, 62% des salariés travaillent selon des délais serrés au moins un quart de leurs temps, et 74% doivent respecter des normes précises de qualité dans leur travail.

Cette hypertrophie du travail objectif ignore deux autres dimensions fondamentales du travail. Il s’agit premièrement du travail comme expérience subjective. Le travail est toujours effectué par un sujet singulier et ce travail contribue à fabriquer le sujet. Or, pour bien travailler, le travailleur demande à être considéré, c’est-à-dire à être vu pour lui-même. Nier le travailleur en tant qu’être singulier est une des violences les plus grandesques que l’on puisse lui faire. Sans reconnaissance de sa participation personnelle, le travailleur se désengage. De même, l’ignorance de la subjectivité des travailleurs interdit une compréhension correcte de leur travail et donc de leurs éventuelles défaillances. La seconde dimension réside dans l’expérience collective que constitue le travail : parce qu’on ne travaille jamais seul mais soit avec d’autres, soit pour d’autres, le travail s’inscrit dans une communauté sociale. L’expérience collective du travail se valorise par la solidarité qui permet décupler et de sécuriser les interactions entre les travailleurs. Dépendre des autres, c’est ne pas dépendre de soi seul pour l’obtention des résultats, c’est savoir que l’on peut compter sur l’effort et l’apport d’autres compétences, que l’on est protégé dans une communauté de travail, dans une histoire, dans un projet qui nous dispense de devoir tout maîtriser, au risque de n’avoir aucun recours en cas de défaillance. En dévalorisant la solidarité, l’individualisation systématique des objectifs a créé une insécurité sourde : la dépendance des travailleurs vis-à-vis des autres est vécue comme une contrainte et ne contribue plus à la valeur du travail. La valeur créée par le travail puise dans cette triple expérience subjective, objective, collective. Tarir une de ces sources, c’est diminuer l’ensemble. C’est l’erreur commise par l’oligarchie financière. Focaliser le travail sur l’expérience objective consume les travailleurs dans une course aux résultats normalisés et à la performance. La financiarisation a transformé le travail au point d’épuiser la création de valeur économique et finalement d’être incapable de soutenir une croissance durable.

 

Parce qu’elle renforce l’esprit de rente, cette vision atrophiée de l’expérience du travail conduit selon vous à réinterroger la conception moderne du travail ?

Depuis trois siècles, l’ambition du projet politique libéral a été d’apporter la prospérité matérielle aux nations et l’indépendance financière aux individus, parce que cette aisance matérielle individuelle et collective est supposée être la condition de leur liberté. Pour réaliser ce dessein politique, il fallait produire de la richesse et, en conséquence, opérer une gestion systématique et rationnelle du travail humain dans des organisations de production, les entreprises. On voit la tension consubstantielle dans laquelle se trouve la société libérale moderne : assurer la liberté des individus par l’augmentation de leurs richesses qui est due, elle-même, à une organisation collectivisée et rationalisée de leur travail. Or, en amplifiant les contraintes et, in fine, le mal-être au travail, l’organisation financiarisée de l’entreprise ne fait que renforcer l’idée que le travail est avant tout un mal nécessaire, qu’il s’agit d’esquiver le mieux possible en déconnectant les revenus du travail, donc en se réfugiant dans la rente.

Mon hypothèse est que le système économique qui a promu la rente de masse est entré en dépression. Au-delà de la crise financière, c’est une dimension de l’être humain qui a été altérée. On ne peut mépriser le travail sans précipiter l’ensemble de la société dans une névrose inguérissable : l’humain au travail est nié dans sa dignité et sa puissance de travailleur ; en courant après le rêve de la rente libératrice, il a secrété son auto-exploitation ; il est réduit à la lamentation pour se faire entendre en tant que travailleur. Au point de détruire, finalement, la valeur économique qu’il produit. 
C’est la raison pour laquelle il me parait aujourd’hui crucial de redécouvrir ce qu’il y a d’humanisant dans le travail. A cet égard, les réflexions de Simone Weil s’avèrent tout à fait précieuses. Selon elle, l’homme est fait pour travailler à la fois par nécessité naturelle et parce que le travail lui permet de dominer la cruauté de la nature, de se rendre ainsi pleinement homme, c’est-à-dire autre chose qu’un simple animal. L’homme peut être plus grand que ce qui le contraint, parce que par son effort, il peut transformer le monde pour l’embellir ou le rendre plus sûr. Pour la philosophe française, le progrès social ne consiste donc pas à dégager du temps pour « faire ce qu’il nous plait » mais à créer les conditions d’un travail authentique dans l’entreprise, c’est-à-dire un travail libérateur et émancipateur, en lui assurant toujours l’intelligence et la conscience de lui-même. Inversement, le travail devient oppression lorsque des règles et des lois s’imposent au nom de la rationalisation, en interdisant la subjectivité, l’intelligence, le sens et donc la pleine réalisation de la personne humaine dans son travail. En ce sens, contre« l’esprit de rente », le travail doit être assumé comme le moteur de la société politique. L’enjeu, c’est de reconnaître de nouveau l’essence du travail, sa fonction politique et économique vivifiante parce que, depuis qu’est apparu l’homofaber, c’est en fabriquant que l’homme participe à fabriquer la société qui le contient et à se fabriquer lui-même. Voilà pourquoi la philosophie du travail vivant, celui qui se réalise et qui réalise notre monde, doit être au cœur d’un nouveau projet politique. Celui-ci est d’autant plus urgent que la promesse d’une société de la rente généralisée est techniquement intenable dans la durée : le profit des entreprises ne pourra pas payer les revenus promis.

 

Comment passer de l’économie de rente à l’économie du travail vivant ? 

Résumons-nous. Le travail valorise l’humain qui l’accomplit, et cette valorisation produit plus ou moins de valeur économique, selon la manière dont on gère l’expérience subjective, objective et collective que permet le travail. L’homme qui se valorise et l’homme qui crée la valeur est le même. Or, l’économie de rente a rendu le travail invisible et c’est pourquoi les élites ont tant de difficultés à déceler la cause de la crise. Elles ont tendance à prôner « plus de la même chose » pour nous guérir. Plus d’innovations, plus de compétitivité, plus de rentabilité, plus d’abstractions. Elles trouvent leur légitimité dans la défense de l’économie de rente, et ne savent quoi dire du travail sauf qu’il faut l’organiser encore plus étroitement. Faire évoluer l’élite économique apparaît ainsi comme un chantier majeur. J’esquisse dans mon livre plusieurs voies de changement en ce sens. J’en évoquerais une ici : la réhabilitation du rôle du manager.

Il nous faut en effet des managers réconciliés avec leur propre métier, c’est-à-dire ayant dégonflé l’hypertrophie d’un travail objectif, standardisé, normé pour redevenir ce qu’ils n’auraient pas dû cesser d’être : des meneurs d’hommes. Sans verser dans le manuel de management, je propose trois pistes pour aider les managers à trouver une juste valorisation du travail quotidien. La première consiste à soigner le travail subjectif en reconnaissant la part de gratuité qu’il contient : l’agent qui reste plus longtemps que prévu pour aider un client, le dépassement des heures pour terminer un dossier, des collaborateurs qui s’entraident… ces innombrables petits engagements individuels qui, en dehors des normes et des comptabilisations, participent à la bonne marche des organisations. Dans une économie de services, qui représentent, dans les pays occidentaux, 60% de la richesse créée, cette part de gratuit dans le travail est particulièrement nécessaire à la création de valeur économique du fait des fortes relations interpersonnelles. Du côté du travailleur, la gratuité lui permet d’exercer sa liberté et sa dignité au cœur du travail prescrit.

Une seconde piste renvoie à la capacité à donner un sens au travail objectif. Je ne connais personne qui se lève chaque matin avec la joie d’avoir à accroître la marge opérationnelle de son entreprise et à maximiser le rendement de ses fonds propres. Je connais surtout des gens qui ont envie d’être utiles, de bien faire leur travail, d’être considérés et d’être solidaires avec d’autres personnes utiles. On interprète trop souvent la demande de sens de manière générale : la société contemporaine individualiste a la nostalgie du projet collectif que le libéralisme financiarisé a fait voler en éclat. Sans doute cela est-il vrai. Mais on ne peut écarter mon hypothèse : notre société paraît absurde parce que ceux qui la dirigent utilisent des instruments erronés et tiennent des discours vides de sens, ce dont personne n’est complètement dupe. C’est pourquoi le manager doit être celui qui donne du sens au travail, qui met en relation une performance et une utilité sociale.

La troisième piste concerne le travail collectif. On ne peut pas exiger que tous les managers s’intéressent à leurs dizaines de collaborateurs, mais je me demande souvent pourquoi je rencontre, dans les entreprises, si peu de managers fiers de leurs collaborateurs. J’en connais qui sont fiers de leurs résultats, ou d’avoir accompli leur tâche ; d’autres, moins nombreux, sont fiers de leur entreprise ou de leur équipe. Mais rares sont ceux qui affirment être fiers de personnes concrètes, pour ce qu’elles sont ou parce qu’elles participent bien, tout simplement, au travail commun. Or, je pense que la capacité à être fier est un indicateur du degré de réalisme du manager, c’est-à-dire de son ancrage dans la réalité des personnes plutôt que dans l’abstraction des tableaux de bord. Il faut savoir, quand il le faut, être fier de ses collaborateurs, pour comprendre profondément son rôle de manager, pour éclairer la dimension collective du travail.

Mais ne soyons pas naïfs. Changer les managers ne sera pas suffisant, il faudra aussi que les organisations les accueillent et les valorisent. Comme on a naguère dû désamianter les entreprises, il s’agit désormais, de les définanciariser. Les remettre au service du travail humain, les recentrer sur sa valorisation, les prendre au sérieux non comme l’adjuvant nécessaire pour atteindre des objectifs de profit mais dans leur raison d’être : valoriser de manière pérenne le travail utile à d’autres.
 

Pour aller plus loin avec Pierre-Yves Gomez :

  • Qualité et théorie des conventions, Pierre-Yves Gomez, Economica, 1994
  • Le gouvernement de l'entreprise, Pierre-Yves Gomez, interEditions, 1996
  • La République des actionnaires : le gouvernement des entreprises entre démocratie et démagogie, Pierre-Yves Gomez, Syros, 2001
  • The leap to globalization, Pierre-Yves Gomez et Harry Korine, Jossey Bass, 2002
  • Entrepreneurs and democracy : a political theory of corporate governance, Pierre-Yves Gomez et Harry Korine, Cambridge University Press, 2008
  • L'entreprise dans la démocratie, Pierre-Yves Gomez et Harry Korine, De Boeck, 2009
  • Le travail invisible. Enquête sur une disparition, Pierre-Yves Gomez, François Bourin éditeur, 2013