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Les spécificités du marketing public

Interview de Robert REVAT

Professeur à l'EM LYON Business School Directeur de Nova 7

<< Une démarche marketing comporte toujours ces trois phases : comprendre les comportements, concevoir une offre acceptable et faire accepter cette offre >>.

Robert Revat est professeur de marketing à l'EM Lyon où il enseigne les études de marché et les prises de décisions marketing, le marketing quantitatif (c'est-à-dire les techniques statistiques utilisées en marketing) et l'intelligence marketing (toutes les techniques de prises d'information sur le marché). Il y dirige deux Chaires pédagogiques ? «Ville de Lyon» et «Grand Lyon» où les étudiants ont l'occasion de découvrir les besoins du secteur public au travers de missions et d'interventions de professionnels de ces institutions. Il est également à la tête de Nova 7, un cabinet d'études et de conseil en stratégie, marketing et développement de projets. Il est également co-auteur de l' « Antimanuel du marketing » (2005, 3e édition, éditions d'organisation) qui propose à la fois un mode d'emploi du marketing et des repères quant à ses précautions d'emploi. Nous l'avons interrogé sur sa définition du marketing, les dérives possibles, les spécificités du marketing public, les évolutions les plus marquantes de la discipline et sur ses missions concernant la mobilité, l'environnement urbain ou encore l'espace public.

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Date : 26/09/2013

Quelle définition donneriez-vous au marketing ?

Le marketing est une discipline des sciences de gestion, il s'inscrit donc dans le courant des sciences sociales, pas des sciences dures où l'on peut réfuter des hypothèses par des expérimentations.  A l’intérieur des sciences sociales se trouvent les sciences de gestion, dont fait partie le marketing. Et la spécificité des sciences de gestion est d’être des sciences de l'action. Le marketing est donc à la fois une discipline scientifique et une pratique. En tant que discipline scientifique, son objet est l'échange. Le marketing est donc la science de l'échange. En tant que pratique, le marketing est le pilotage de l'échange. Historiquement, quand le marketing a été théorisé, il s'agissait de l'échange en situation de rivalité concurrentielle. Les outils du marketing ont été conçus dans l'optique de piloter les échanges entre l'offre et la demande, mais avec pour principes absolus, la présence d'une rivalité concurrentielle du côté de l'offre, et le libre-choix du consommateur du côté de la demande. Ce libre-choix est essentiel, si on n'a pas le choix ou que le choix est contraint, on sort de la sphère du marketing.

Le marketing est né et a développé ses pratiques dans la sphère marchande, avec les produits de grande consommation. Au fur et à mesure de la marchandisation de la société, les outils ont été transférés vers d'autres secteurs : les services marchands, puis les services non-marchands. Le marketing au service des associations, par exemple, a fait ses preuves : certains outils leur permettent de développer leur activité, augmenter le nombre d'adhérents ou les dons, etc. J'ai eu l'occasion, au démarrage de mon cabinet, de travailler pour le Denier de l'Eglise et de travailler sur l'une de leurs campagnes. En appliquant des techniques très classiques, nous avons obtenu une hausse des dons de 30% dès la première année : c’est une bonne illustration de l’efficacité du marketing…

 

Ce transfert d'outils développés dans et pour la sphère marchande vers des secteurs non-marchands ne nécessite-t-il pas quelques ajustements ?

Si on considère que le marketing n’est, au fond, qu’un ensemble de techniques, d'outils, il n'y a pas de problème particulier. Tout dépend bien sûr de l'usage que l'on fait de ces techniques, mais  « l'outil n'est pas responsable de la main qui en a l'usage ». Avec cette acception du marketing, la question ne se pose pas : tout dépend de l'objectif poursuivi. Prenons un exemple : un outil très utilisé en marketing est la segmentation. Cela signifie qu'on distingue les personnes selon leurs caractéristiques, leurs centres d'intérêts, etc. On segmente donc le marché, puis on procède au ciblage de segments ayant un intérêt. Une banque désirant vendre des produits financiers va se concentrer sur les personnes solvables, un centre municipal de loisirs sans hébergement va au contraire cibler les familles n'ayant pas les moyens de payer des vacances à leurs enfants. En d'autres termes, les techniques sont les mêmes, seuls les objectifs changent. Comme vous le voyez, le marketing a été mis au service d’une finalité complètement marchande dans le premier cas, et d’une finalité tout à fait sociale dans le second, avec les mêmes outils. C’est d’ailleurs pour cela que j’avais sous-titré mon premier ouvrage « Marketing pour associations », « l’efficacité au service de vos valeurs ».
Mais cette vision me gêne car elle dispense les marketeurs de toute réflexion quant à leurs responsabilités, puisqu’ils ne seraient que de simples techniciens. Or on sent bien qu’il existe une idéologie du marketing. La marchandisation croissante de la société n’a pas que des avantages, loin s’en faut ! Pour faire court, je voudrais rappeler que les principes fondamentaux du marketing dont je vous parlais tout à l’heure sont les mêmes que ceux de la micro-économie. Ils sont basés sur une vision utilitariste des rapports humains. Rappelons-nous la phrase d’Adam Smith dans la Richesse des Nations. C’est à peu de chose près : « ce n’est pas de la bienveillance du boucher ou du boulanger que nous attendons notre diner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts… Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ». Si le boulanger me vend du bon pain, c’est qu’il y a intérêt, sinon j’irais ailleurs. Et si ce boulanger est le seul du village et que je ne peux pas aller ailleurs, alors il n’aura pas intérêt à faire du bon pain. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la société qui est décrite ici laisse peu de place à l’amour d’autrui ; l’autre n’est pas une fin en soi, il n’est qu’un moyen au service de l’échange. C’est assez violent, non ? Et bien, c’est ça, l’idéologie du marketing.
Dans la sphère marchande, quel est le travail quotidien d’un marketeur ? C’est d’imaginer en permanence ce qui peut intéresser le consommateur et le séduire. Le but, c’est de le faire consommer, en lançant sans arrêt des nouveaux produits, en suscitant son désir. Bien sûr, certaines pratiques vont trop loin. C'est justement parce que je connais l'efficacité redoutable de ces outils que j'essaie d'en éviter les dérives possibles et d'enseigner une attitude éthique à mes étudiants.

 

Néanmoins, les consommateurs et usagers semblent de plus en plus avertis des rouages du marketing, des techniques visant à les séduire et à les faire consommer toujours plus...

C’est vrai que l’on assiste à l’expression d’une résistance de certaines personnes, qui ne veulent pas être considérées que comme des consommateurs et qui remettent en cause les modèles basés sur le développement purement économique, le pillage des ressources, etc. Mais ces mouvements sont minoritaires. Je me demande parfois si ce n’est pas l’arbre qui cache la forêt de la surconsommation. J'ai eu l'occasion de recueillir les réactions d'un groupe de consommateurs vis-à-vis de crèmes amincissantes. Ils n'étaient pas dupes des promesses qui étaient faites par l’entreprise, comme : « moins 6 centimètres de tour de hanche », mais ils disaient aussi « j'aimerais tellement y croire », « c'est trop beau pour être vrai, mais j'essaierai quand même », « il n'y a pas de mal à se faire du bien ». On voit bien ici toute l’ambigüité du  rapport offre-demande : le consommateur n’y croit pas vraiment, mais il achète quand même. Vous comprenez que ce genre de discours fournit de solides arguments aux marketeurs qui ne veulent pas réfléchir à leur pouvoir (je n’en suis pas, vous l’avez compris) : le consommateur est libre d’acheter ou non, on ne le force pas, et s’il a envie d’essayer une crème amincissante, ne serait-ce que pour se remonter le moral, où est le mal ? 

Il serait temps que marketeurs et consommateurs s’interrogent sur leurs responsabilités respectives. Taper en permanence sur les marketeurs et poser les consommateurs en victimes revient à exonérer ces derniers de toute responsabilité. Pour le dire brutalement, il faut être deux pour danser le tango : si le marketeur mène la danse, c’est bien parce que le consommateur accepte d’entrer sur la piste pour ne pas faire tapisserie ! Plus conceptuellement, cela revient à reconnaitre que les besoins ne sont ni innés, ni créés, mais qu’ils se co-construisent en permanence par l’interaction offre-demande.

 

Peut-on considérer aujourd'hui que le consommateur « fait son marché », dans la sphère publique comme il le fait dans la sphère marchande ? Est-ce pour cela que la sphère publique se tourne vers les outils du marketing ?

Je n’ai pas l’impression de faire mon marché dans la sphère publique quand je fais la queue en mairie pour faire une demande d’extrait de naissance. Je n’ai pas le choix, je ne peux pas aller ailleurs. C’est la limite que je posais tout à l’heure. Est-ce pour autant que la sphère publique doit se désintéresser de la qualité de l’accueil ? Évidemment non, parce que le citoyen qui fait la queue est le même que celui qui fréquente les centres commerciaux, et son niveau d’exigence en mairie nait des expériences qu’il a par ailleurs. C’est pour cela que la sphère publique ne peut pas ignorer ce qui se passe dans la sphère marchande, même si ses objectifs sont différents.

Il y a une autre raison qui explique l’intérêt du marketing pour la sphère publique. Un cadre du Grand Lyon m’en a fourni une belle illustration : comme je l'interrogeais sur les raisons de mon invitation à un colloque de l'Afigese (association finances gestion évaluation des collectivités territoriales) qu’il organisait, il me répondit que le marketing l'intéressait beaucoup car il permettait de « faire plus avec moins ». Le marketing répond donc bien aux contraintes du secteur public, qui ne peut pas se permettre de perdre de l'argent, de gaspiller des ressources et qui doit mettre en adéquation son offre et la demande. Le marketing est une logique possible dans les collectivités locales, mais j’insiste sur le fait que ce n'est pas la seule. Le marketing ne doit pas se substituer aux politiques et à la construction de l'intérêt général. Il s'agit juste d'une pièce supplémentaire au dispositif.
Dans une période où les budgets sont contraints, le marketing est particulièrement utile pour adapter l'offre aux véritables attentes des bénéficiaires, et pas à des attentes fantasmées. Mais, encore une fois, le marketing est au service d'un projet politique, parmi d'autres outils.

 

Pensez-vous que cette demande croissante des collectivités vis-à-vis du marketing  va s'intensifier ?

Oui, la demande se développe et se développera car d'une part, on aura toujours besoin de comprendre les attentes des habitants, et d'autre part, parce qu'il faudra faire plus avec moins. Je pense que sur le plan stratégique comme sur le plan opérationnel, le marketing est amené à rentrer dans les collectivités. Aujourd'hui, nous ne pouvons plus en faire l'économie, parce que la société s'est marchandisée, les budgets sont contraints... et qu'il est possible de faire du marketing de façon complètement éthique. Je crois beaucoup au concept de magnanimité : une grosse collectivité peut très bien ne pas profiter de la situation et construire l'intérêt général.

 

Percevez-vous un intérêt croissant des médias vis-à-vis du marketing ?

Oui, car le marketing fascine, comme tout ce qui a du pouvoir. Et plus ce pouvoir semble mystérieux, voire maléfique, plus il intéresse. En fait, le marketing concentre sur lui toutes les attaques dirigées en réalité contre la société de consommation, et, plus largement, contre le capitalisme. Il m’est arrivé d’avoir à m’exprimer, en tant que professeur, sur les abus réels ou supposés du marketing.

 

Nous évoquions tout à l'heure combien les outils du marketing peuvent être efficaces et  utilisées parfois de façon abusive. Quelles sont les dérives du marketing les plus fréquentes ?

On les voit principalement dans la grande consommation : les promesses faites aux consommateurs excèdent de loin la valeur d'usage des produits. A ce titre, les marketeurs parlent de bénéfices « aspirationnels »,  c'est-à-dire que le produit ou le service ne se limite pas à produire quelque chose de concret mais également un bénéfice émotionnel. Il entre en résonance avec les valeurs des consommateurs. Souvenez-vous du slogan « fraîcheur de vivre, Hollywood chewing-gum ». Dans ce cas, on ne vend pas seulement le chewing-gum mais aussi la liberté. Nous sommes dans l'exagération et loin des bénéfices tangibles d'un chewing-gum, qui peut remplacer le brossage de dents quand vous ne pouvez pas le faire, qui peut limiter la formation de plaque dentaire, etc. Pensez encore à cette publicité pour une crème Nivéa : « dans DNAge, il y a ADN, votre peau comprendra »…

Comme vous le voyez, la dérive la plus fréquente du marketing, c’est la sur-promesse. Mais elle est presque consubstantielle de la discipline en tant que pratique. Dans la logique du système, il faut que les gens consomment, tout est basé là-dessus. C'est pour cela que certains sont inquiets de l'incursion du marketing dans une sphère non marchande. Et cela se comprend car les techniques sont  d'une redoutable efficacité et peuvent être mises dans de mauvaises mains.

 

Quelles sont les évolutions les plus marquantes du marketing ?

Le passage de la transaction à la relation a profondément modifié les pratiques du marketing. Il ne faut pas oublier que le marketing est né dans la grande consommation. Dans ce cas, le relation entre le consommateur et l'entreprise est nulle. Le client connait le produit qu'il achète, mais pas l'entreprise qui le produit. Et l'entreprise connait peu la demande également. Il est difficile dans ces conditions de faire du marketing : on l'appelle le marketing B to C (business to consumer). Paradoxalement, il est plus facile de faire du marketing en BtoB (business to business) car les partenaires de la transaction se connaissent mieux, ils sont sur un pied d’égalité au moins en termes de compétences, des négociations sont possibles, etc. La grande tendance du marketing est d'aller de plus en plus vers la relation. On assiste à ce que l'on appelle le marketing one to one qui cherche à mieux connaitre le consommateur, à s'adapter à un consommateur en particulier... Tous les outils du CRM (customer relationship management), c'est-à-dire de la gestion de la relation client, sont nés de ce constat.

Les réseaux sociaux de consommateurs représentent une autre évolution marquante. Il a toujours existé des clubs de consommateurs, des cartes de fidélité, des cartes de membres, etc. Mais ces clubs n'avaient de clubs que le nom, car les relations entre les consommateurs étaient inexistantes. Aujourd'hui, grâce au web 2.0, aux réseaux sociaux, les consommateurs vont sur internet et se parlent entre eux, ils consultent leurs avis et commentaires sur un produit, se conseillent, etc. Le marketing reste à l'écoute de ces relations horizontales, voire ces mouvements de résistance des consommateurs...

 

La montée en puissance du développement durable modifie-t-elle les pratiques du marketeur ?

Le marketing est aux avant-postes de la société de consommation et celle-ci est l'alpha et l'oméga du libéralisme et du capitalisme. Le capitalisme a une capacité extraordinaire d'assimiler ses contradictions. A preuve, le thème du dernier salon Primevère 2011 était « main-basse sur l'écologie », car les entreprises ont complètement assimilé le discours sur l'écologie. Elles « verdissent » leur bilan mais, dans les faits, peu de choses changent. Une entreprise cherche à se développer et assurer sa pérennité. Il faut faire plus et mieux que ses concurrents, voire lui « piquer » des consommateurs. Le marketing est là pour faire mieux que les concurrents. S’il y a des préoccupations écologiques, le marketing s'efforcera d'y répondre, mais pour le bénéfice de l'entreprise et pas forcément celui de la planète. Dans l'idéologie du marketing, il y a une offre et une demande et tout le monde est libre. Il n'y pas de tiers, pas d'Etat, pas de planète... Le marketeur a du mal à prendre en considération les enjeux environnementaux s’ils ne servent pas ses objectifs immédiats... Si une entreprise vend un aérosol dont les composants détruisent la couche d'ozone et qu'une règlementation lui interdit ces composants, il changera les composants. Mais si aucune règlementation ne l'exige, il ne le fera pas. En revanche, si opter pour des composants plus respectueux de l'environnement peut constituer une opportunité pour prendre des parts de marché en faisant savoir que son aérosol respecte la planète, là, le marketing utilisera cet argument, mais ça sera toujours dans un but marchand. Ce que je veux dire ici, c’est qu’il ne faut pas compter sur les marketeurs pour sauver la planète ; les solutions sont à chercher dans la réglementation, plus que dans le marché.

 

Nous avons évoqué les réseaux sociaux et les échanges entre consommateurs qui se développent, mais certains vont plus loin que l'échange d'avis et de conseils et  coproduisent l'offre...

On peut situer l'analyse à plusieurs niveaux. Dans son ouvrage intitulé « le travail des consommateurs », la sociologue, Marie-Anne Dujarier, identifie trois niveaux de « travail » :  l'externalisation de tâches simplifiées, la captation de productions bénévoles et la délégation du travail d'organisation. 

En marketing, pour les biens comme pour les services, on a toujours essayé de repérer les lead users, les utilisateurs pionniers, les personnes ayant des pratiques suffisamment innovantes pour qu'on puisse s'en inspirer afin de proposer ensuite des offres à l'ensemble des consommateurs. Ces pratiques sont très courantes dans les équipements pour l'outdoor, dans l'industrie du logiciel, etc.
Évidemment, dans le domaine des services, par définition, l'offre est coproduite par le consommateur et l'offreur. Si vous ramenez votre plateau chez McDonald's, c'est aussi parce qu'il n'y a pas de serveur et que vous payez donc moins cher. Un marketeur vous dira que si le consommateur travaille ou participe, c'est qu'il y trouve son compte.
A un autre niveau, les concepts de magasin sont imaginés pour que le consommateur évolue et se comporte de telle ou telle manière... Les consommateurs sont parties prenantes de l'offre. Les espaces publics sont également pensés en fonction des usages souhaités et réels des consommateurs. Prenons par exemple le futur tube réservé aux modes doux du tunnel de la Croix-Rousse. On doit s’interroger sur les moyens à mettre en œuvre pour que les piétons empruntant ce tube se sentent bien, en sécurité, ne s'arrêtent pas, etc. Ces questions peuvent s'assimiler aux problématiques des centres commerciaux. Je peux tout à faire m'inspirer des atmospherics, c'est-à-dire des travaux sur l'influence de l'environnement sur les pratiques de consommation. Les 1ères études datent des années 1970 et répondaient à la question : comment les variables d'environnement impactent les comportements d'achat ? Il peut s'agir du rythme de la musique d'ambiance, de la lumière, des couleurs, de la température, de l'architecture... On peut tout à fait s'inspirer de 50 ans de travaux sur les comportements de consommateurs dans les espaces marchands pour penser les espaces publics et servir ainsi d'autres finalités, à savoir la sécurité, le bien-être, in fine l'intérêt général.

 

Au-delà des données environnementales, le marketeur prend en compte une large palette de variables pour comprendre les comportements... Comment procède-t-il ?

Le marketeur part de la connaissance des comportements du consommateur. C'est un généraliste qui fait de la recherche appliquée ; il importe donc des outils qui fonctionnent et les utilise pour répondre à ses problématiques. En d'autres termes, on emprunte dans les sciences plus fondamentales tous les outils nécessaires pour comprendre les comportements : les outils de la sociologie et de la psychologie principalement. La majorité de nos concepts est importée de ces deux sciences, mais le marketeur puise aussi dans les ressources de la sémiotique, la discipline qui étudie les signes et les significations. N'oublions pas qu'il raconte des histoires...

Le marketeur n'invente pas de méthodes mais les transpose, les importe. Aucun marketeur ne vous dira qu'il a inventé les outils de la psychologie clinique, mais en revanche, il se sert des techniques d'entretien mises au point initialement pour les psychothérapies. Il n'a pas inventé le carré sémiotique, mais il peut l'utiliser pour mettre au jour des logiques qui s'opposent, se contredisent et se complètent. Le gros effort de recherche fondamentale n'est pas du ressort du marketeur puisqu'il importe ce qui fonctionne. Mais il reste en veille permanente sur les méthodes des autres disciplines. C'est particulièrement vrai pour quelqu’un comme moi qui à la fois enseigne et a des activités de conseil. Un consultant peut s'enfermer dans la même palette de méthodes qui fonctionnent et ne pas renouveler ses pratiques. Mais un professeur se doit d'être à jour sur les méthodes et les connaissances de sa discipline. Si vous voulez comprendre quelque chose, enseignez-le ! Mais je m'appuie aussi sur ma pratique pour enrichir mes cours de cas concrets. Les deux pratiques, l'enseignement et le conseil, se nourrissent mutuellement.

 

Les neurosciences semblent s'inviter en ce moment dans le champ du marketing. On parle de neuromarketing, des ouvrages laissent penser que l'on peut « parler et vendre au cerveau »... Quels sont les apports actuels des neurosciences pour votre pratique ?

Il y a beaucoup de fantasmes concernant les neurosciences et le marketing. Elles permettent d'objectiver le fonctionnement du cerveau, ce qui signifie que l'on peut obtenir certaines données sans passer par le langage, qui est forcément réducteur et rationalisant. Les neurosciences offrent la possibilité de suivre l'activité du cerveau en réponse à différents stimuli. Ces expérimentations peuvent s'appliquer à des enjeux commerciaux. Par exemple, montrer une marque à un consommateur et voir quelle partie du cerveau réagit et avec quelle intensité. Vous pouvez ainsi comparer les réactions du consommateur à plusieurs marques de manière assez fine. L'intérêt est une approche directe du cerveau. Appliquer les neurosciences au marketing, c'est se doter d'outils supplémentaires et intéressants pour obtenir des mesures objectives.
Par exemple, comment mesurer la peur que certaines personnes éprouvent dans les parkings ? On peut bien sûr aller interroger directement les personnes la nuit dans les parkings, mais vous voyez bien les problèmes méthodologiques que cela pose si quelqu'un vous aborde dans un parking pour savoir si vous avez peur... Mieux vaut observer les visages des gens et décoder les émotions grâce à des programmes qui enregistrent les mouvements des muscles faciaux. Cette dernière option ne manipule en rien les personnes : elle permet juste d'obtenir des données objectives, comme les neurosciences peuvent le faire et observant l'activité cérébrale. Il ne s'agit pas plus que cela. Ce n'est pas parce qu'on peut objectiver les préférences des consommateurs que l'on va pouvoir ensuite les influencer, les manipuler, etc. On voit bien les intérêts commerciaux de certains instituts d'études de marché autoproclamés spécialistes des neurosciences, prêts à vendre ce type de prestations hors de prix. Mais l'étude du cerveau n'est pas l'étude de l'esprit : faire cet amalgame,  c'est confondre les neurosciences et la philosophie. Cela renvoie aussi aux fantasmes dont le marketing fait l'objet, et dont j’ai parlé tout à l’heure, le marketing qui créerait des besoins, qui manipulerait les esprits...

 

Comment le marketing aborde-t-il les notions d'usage et de comportement ?

Toute démarche marketing commence par l'étude des comportements, entendus au sens large, c'est-à-dire ce que font les gens, et ce qu’ils en pensent. Il s’agit ainsi de mettre au jour les représentations sociales qui vont structurer l’action des individus, leurs usages. Ces informations serviront ensuite à élaborer une offre acceptable. Je  parle d'offre acceptable car nous ne sommes pas seulement dans la conception, mais aussi dans l'action. Il y a toujours une dimension de persuasion, de séduction, de changement de comportements. Une démarche marketing comporte toujours ces trois phases : comprendre les comportements, concevoir une offre acceptable et faire accepter cette offre.

 

Comment faire accepter une offre et donc faire changer les comportements ?

Il y a trois moyens de le faire : la coercition, la persuasion, et l’engagement. C’est vrai que, dans la sphère marchande, la coercition est impossible, mais dans la sphère publique, ce peut être un bon moyen. Annoncer que la crotte de chien non ramassée c’est 183 Euros, c’est assez efficace, à condition de verbaliser effectivement, et de le faire savoir. D’où le recours au deuxième levier, la persuasion, grâce à la communication et notamment la publicité. Utiliser la persuasion revient à modifier d'abord les attitudes, pour entraîner ensuite un changement de comportement. En revanche, utiliser l'engagement revient à modifier d'abord les comportements pour ensuite faire changer les attitudes. Ces techniques s’appuient sur un corpus scientifique solide, la théorie de l’engagement, popularisée en France par des chercheurs comme Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Bauvois.

 

Vous vous efforcez d'enseigner une attitude éthique à vos étudiants en marketing, notamment en les mettant en garde contre les dérives possibles du marketing, les promesses qui vont trop loin... Comment la discipline aborde-t-elle la notion d'éthique, en particulier dans la sphère publique ?

Dans mon école, à EM Lyon, je fais réfléchir les étudiants sur les enjeux éthiques du marketing, mais nous ne nous arrêtons pas là. Plus généralement, nous insistons auprès de nos étudiants sur leurs futures responsabilités en tant que managers, sur les plans économique, social et environnemental. Cela passe par des cours obligatoires, dès l’entrée dans l’école.

En ce qui concerne le marketing public, les enjeux éthiques sont pour moi très simples : le marketing doit être au service de la construction de l'intérêt général. Si vous n'êtes pas dans la construction de l'intérêt général, pour moi, vous dévoyez le service public et vous utilisez à mauvais escient les outils efficaces du marketing.

 

Abordons à présent quelques thèmes chers au Grand Lyon. Pourriez-vous nous donner un exemple de mission réalisée dans le champ de la mobilité ?

Actuellement, au sein de Nova 7, nous travaillons dans le cadre du Predit (Programme de recherche et d'innovation dans les transports terrestres) sur l'auto-partage. Le projet de recherche auquel nous participons répond à la question : comment accélérer la diffusion et l'adoption de l'auto-partage ? Pour répondre à ces enjeux, conceptuellement, nous nous appuyons sur les travaux d'Everett Rogers qui a proposé le modèle de diffusion de l'innovation. Il offre un cadre théorique à notre réflexion. Parallèlement, nous avons constaté que l'on parlait beaucoup d'auto-partage et en général favorablement, que son potentiel était jugé important puisque 40% de la population lyonnaise pourrait être concernée, mais que dans les faits, l'auto-partage restait confidentiel. Si on s'intéresse au cœur de cible, c'est-à-dire les personnes vivant à Lyon et Villeurbanne et n'ayant pas de véhicule, on a une part de marché de moins de 1%. J'essaie de comprendre ce décalage. Nous avons interviewé des personnes déjà abonnées à ce service pour connaître les bénéfices qu'elles en tirent. Nous sommes en train d'enquêter et d'interroger 2000 Grands Lyonnais pour comprendre pourquoi ils n'adoptent pas, ou pas encore, l'auto-partage. Nous avons aussi listé toute une série d'hypothèses pouvant expliquer pourquoi si peu de gens s'abonnent et nous les vérifions auprès des interviewés. S'agit-il de raisons liées à la notoriété, à la disponibilité, à l'acceptabilité ? Car, pour être acheté, un service doit être connu, disponible et acceptable, c'est-à-dire un service que les gens sont prêts à adopter car il correspond à leurs besoins, leurs valeurs, leur budget, etc. et un service dont les gens comprennent l'utilité. Nous dresserons ensuite un bilan et proposerons des solutions pour accélérer la diffusion et l'adoption de l'auto-partage.

 

Dans le champ de l'environnement, comment vous y prendriez-vous pour favoriser l'adoption de pratiques durables ? Parmi les leviers que vous nous avez listés, la persuasion, la coercition et l'engagement, lequel utiliseriez-vous ?

Par exemple, nous avons récemment utilisé l'engagement pour réduire les déchets domestiques. Pour cela, nous avons constitué un panel de 18 foyers du Grand Lyon. Nous les avons engagé dans cette démarche en leur expliquant les objectifs, en les conseillant sur les modes de faire et en leur donnant des outils : une balance pour peser leurs déchets, une yaourtière, un seau à compost... Ils ont ensuite fait les choses librement. Au final, les familles ont diminué leurs déchets de 35% en moyenne. Mais une chose est essentielle : si vous engagez les gens à changer leurs comportements, il faut leur proposer de vraies solutions. Je raisonne toujours dans une logique gagnant-gagnant : il faut leur montrer que les bénéfices seront supérieures aux contraintes. Si je veux que les gens compostent car cela réduit significativement les déchets organiques qui sont une large part des déchets domestiques, il faut que je leur propose un système de compostage pratique... C'est une évidence mais ce n'est pas toujours le cas : tous les composteurs sur le marché ne sont pas pratiques.

 

Comment abordez-vous l'espace public, son partage et ses multiples usages ?

Je peux reprendre les travaux que nous avons réalisé pour la création du parc Blandan, à la croisée des 7ème, 3ème et 8ème arrondissements de Lyon. Nous avons pu appliquer une démarche marketing de bout en bout comme il s'agissait d'une création. Nous nous sommes intéressés tout d'abord aux attitudes et comportements des visiteurs d'un parc : des familles, ses seniors, des sportifs, des ados... Nous avons ainsi pu déterminer les invariants d'un parc. Nous avons aussi travaillé sur  différents positionnements d'un parc, car si un parc doit servir les mêmes fonctions, il doit avoir une identité particulière. Le marketeur peut fournir beaucoup de matière au paysagiste pour concevoir une offre qui corresponde aux attentes du public. Il y a cependant un écueil à éviter. A la différence du marketing marchand qui cible, donc choisit des clients et en congédie d’autres, le marketing public doit au contraire satisfaire tous les publics. De fait, il est toujours possible de dédier des zones à certains usages et de satisfaire ainsi un grand nombre d'usagers dans l'espace public, mais à condition de trouver une identité d'ensemble et de travailler à la cohabitation des usages.  On peut ensuite imaginer différents concepts de parc : le « parc tout sourire » pour contrer l'idée répandue que « les citadins font tous la tête », le parc « dedans-dehors » où les enfants pourraient jouer, à l'intérieur, à des activités habituellement d'extérieur et vice-versa, etc. Ce qui est recherché ici, c’est de donner une identité au parc et de le différencier des autres parc de l’agglomération : c’est inutile de refaire Parilly ou la Tête d’Or.

 

Essayez-vous de limiter les usages non souhaités ?

Dans la conception d'un service, on essaie de se prémunir des usages déviants ou mal appropriés. Par exemple, comment, dans un magasin ou dans un espace public, empêcher les gens de stationner devant une issue de secours ? On peut agir sur tous les paramètres de l'environnement, modifier la signalétique, amplifier l'éclairage... Je ne suis pas du tout adepte des solutions radicales comme les ultra-sons ou les aménagements empêchant les gens de s'asseoir. Mais à chaque problème dans l'espace public, il faut apporter des solutions, et il ne sert à rien de déplacer le problème. S'il n'y a pas de toilettes publiques décentes dans un parc, il ne faut pas s'étonner que les gens se soulagent dehors. Pour que les gens s'approprient l'espace public, il faut qu'ils s'y sentent bien. C'est une évidence mais cela s'organise concrètement. Je viens de finir une mission importante sur la propreté au Grand Lyon. Les habitants pensent que si vous installez des poubelles, vous pouvez exiger d'eux qu'ils se comportent proprement. Si vous savez que les gens viennent pique-niquer à un endroit et que pourtant, vous n’installez pas de poubelles ou que vous ne les videz pas, vous ne pourrez pas leur reprocher de ne pas respecter l'endroit.