Vous êtes ici :

Les enjeux de la transition énergétique pour les territoires

Interview de Gerard Magnin

Portrait de Gérard Magnin
Délégué général de 1994 à 2014, Energy Cities est l'Association européenne des villes en transition énergétique.

<< Le choix d’une politique énergétique plus décentralisée, [...] c’est aussi faire le choix de conforter l’économie locale en captant la plus-value engendrée par les dépenses énergétiques >>.

Gérard Magnin a fondé en 1990 le réseau de villes européennes Energy Cities dont il a été le Délégué général de 1994 à 2014. Energy Cities est l'Association européenne des villes en transition énergétique.

Dans cette interview, Gérard Magnin souligne les enjeux économiques que soulève la transition énergétique pour les territoires : comment faire de la facture énergétique un levier de développement de l’économie locale.

Réalisée par :

Tag(s) :

Date : 05/12/2014

La lutte contre le réchauffement climatique apparait comme un enjeu clé de la transition énergétique. Vous attirez cependant l’attention sur le fait que cette dernière soulève également des enjeux économiques importants pour les territoires. Qu’en est-il ?

Le montant des dépenses consacrées à l’énergie (taxes incluses) est d’environ 1 000 euros par habitant et par an

La réduction des émissions de gaz à effet de serre constitue bien entendu un objectif essentiel. C’est un impératif de civilisation. Toutefois, si l’on se place du point de vue de ce qui motive l’action au quotidien, on peut penser que l’enjeu énergétique peut constituer un véritable moteur de changement. Pourquoi ? Parce que comme le souligne Dennis Meadows (ndlr. le rédacteur de la partie énergie du rapport « The Limits to Growth » publié en 1972 par le MIT), si la question climatique est « globale » et appelle des solutions « globales », la question énergétique, elle, est universelle en ce sens qu’elle touche chacun d’entre nous. Et qu’une action individuelle est possible, sans autre niveau de décision, et permet d’en observer le résultat économique dans un horizon de temps relativement rapproché. La bonne nouvelle est que les deux causes convergent : en agissant à court terme, je sers le long terme. C’est si rare !

Pour comprendre la logique territoriale, il faut rappeler que les sommes dépensées par les consommateurs pour payer leurs factures d’énergie sont considérables et en augmentation régulière. Le montant des dépenses consacrées à l’énergie (taxes incluses) est d’environ 1 000 euros par habitant et par an, sans compter les dépenses de carburants et les grandes entreprises (sur lesquelles une action publique locale n’a pas de prise). Cela signifie que sur un territoire d’un million d’habitants, c’est un milliard d’euros par an qui est ainsi dépensé.

Or, la quasi-totalité de ces dépenses quittent le territoire où résident les consommateurs sans qu’on s’y intéresse vraiment. Ces dépenses sont considérées comme fatales. Alors que l’on se préoccupe à nouveau de connaître les flux énergétiques qui traversent nos territoires ainsi que les émissions de gaz à effet de serre qu’engendrent nos consommations, peut-on rester ignorant de leur traduction financière ?

L’ancrage local de la dépense énergétique devrait donc devenir un objectif à part entière des stratégies énergétiques des territoires ?

Le choix d’une politique énergétique plus décentralisée [...] c’est aussi faire le choix de conforter l’économie locale en captant la plus-value engendrée par les dépenses énergétiques.

A mon sens, l’énergie est pleinement une question d’économie locale. Le slogan « Garder l’argent à la maison » que nous avons promu avec Energy Cities résume bien ce vers quoi il est désirable d’aller. Une question majeure est de savoir où va le milliard d’euros de dépenses que j’évoquais. Se dirige-t-il vers le Qatar, vers la Russie, vers de grands groupes industriels ? Ou cet argent reste-t-il sur le territoire ? Dans quelles proportions ? Pour payer des énergies fossiles ou de l’électricité dont les matières premières sont toutes importées ? Ou pour payer des travaux d’économies d’énergie et acheter des énergies locales ? Ces questions sont essentielles. Malheureusement, il reste encore difficile d’y répondre.

Le choix d’une politique énergétique plus décentralisée, c’est-à-dire centrée sur les besoins et les ressources, n’est donc pas seulement un choix énergétique. C’est aussi faire le choix de conforter l’économie locale en captant la plus-value engendrée par les dépenses énergétiques. Dans la situation classique, ce milliard d’euros échappe presque totalement à l’économie locale chaque année. Il quitte le territoire et ne génère aucune activité locale, à l’exception des recettes fiscales et des emplois liés à la distribution locale d’énergie. En revanche, si l’on se place dans la perspective d’un scénario « endogène », la somme dépensée reste sur le territoire pour rembourser un emprunt de travaux d’économies d’énergie et pour s’approvisionner en énergie locale. Avec in fine des dépenses qui génèrent de l’activité et des emplois pour les PME et artisans locaux. Le fait que les collectivités territoriales deviennent autorités organisatrices de l’énergie constituerait un pas décisif pour s’orienter vers ce nouveau paradigme.

Quelles pistes peuvent suivre les collectivités pour garder le produit de la dépense énergétique à la maison ?

Il faut capter sur les territoires une plus grande partie des sommes dépensées pour l’énergie.

La première serait de rendre visible cette facture justement. Les collectivités réalisent des Plans Climat Energie Territorial et des Schéma Régional Climat Air Energie. Ces documents rendent compte des flux énergétiques et des émissions associées sur leurs territoires, et fixent des objectifs de progrès de long et moyen termes en la matière. Il est urgent d’y ajouter une dimension économique et financière pour établir une traçabilité des dépenses énergétiques, assortie également de scénarios et avec un objectif : capter sur les territoires une plus grande partie des sommes dépensées pour l’énergie.

La deuxième dimension est de passer d’une passer d’une « fatalité de dépenses » à une « opportunité de ressources ». Ce qui implique de changer de regard sur les investissements à consentir en faveur de la transition énergétique, car ce sont eux qui permettent de faire cette bascule. Les collectivités feraient une erreur en les percevant comme des dépenses à fond perdu. Investir dans les économies d’énergie, c’est contribuer à réduire la facture énergétique et le risque de précarité énergétique des ménages. C’est donc préserver leur pouvoir d’achat, ce qui peut être favorable à la consommation locale. Investir dans la production d’énergies renouvelables, c’est faire de l’énergie une source de revenus pour le territoire. Dans les deux cas, ce sont des investissements qui peuvent générer de l’activité locale, donc des rentrées fiscales pour les collectivités. Bref, aider les acteurs locaux à définir, financer et mettre en œuvre leurs projets d’investissement pourrait se révéler être une opération particulièrement payante à terme pour l’économie locale et les collectivités concernées. D’autant plus que les prix de l’énergie seront à l’avenir supérieurs à ce qu’on connait aujourd’hui. A l’heure où l’économie circulaire devient un thème de conférence à la mode, voilà une belle occasion de donner un contenu concret à ce concept.

Pour réduire à la source la facture énergétique, plusieurs pistes font relativement consensus aujourd’hui : rénovation thermique des logements, report modal de l’automobile vers les transports collectifs, les modes doux ou le covoiturage, densification de l’habitat, etc. De même, en matière de production et de distribution d’énergie, peut-on identifier des choix plus favorables que d’autres à l’ancrage territorial de la dépense énergétique ?

Les contrats de concession de distribution d’énergie doivent être conçus comme un levier permettant de valoriser la production d’énergie locale.

Pour ce faire, il convient tout d’abord d’accepter ce principe de choix et de pluralité des solutions énergétiques à l’échelle des territoires. Ensuite, il me parait essentiel de penser ensemble les services énergétiques, les réseaux, la production et les sources d’énergie. Par exemple, si l’on souhaite développer les réseaux de chaleur, la construction de nouveaux bâtiments ou la rénovation d’anciens doivent être définies en conséquence. De même, si l’on entend valoriser la ressource forestière locale, encore faut-il disposer d’unités de production d’énergie utilisant cette ressource. Troisièmement, il ne s’agit pas de trancher une fois pour toute pour telle ou filière énergétique mais au contraire de savoir mettre en synergie les solutions qui sont à notre disposition. Enfin, les contrats de concession de distribution d’énergie conclus par les collectivités doivent être conçus comme un levier permettant de valoriser la production d’énergie locale.

Si l’on part du constat que nos besoins de chaleur pèsent bien plus lourds que nos besoins en électricité, ne faudrait-il pas privilégier les énergies renouvelables thermiques (biomasse, solaire, biogaz, etc.) à l’éolien et au photovoltaïque ?

Il faut raisonner en termes de multi-énergies et de transfert modal d’énergie.

Votre question est juste. Le fait est que les collectivités disposent au travers des réseaux de chaleur d’un levier d’action majeur qui leur permet de tenir ensemble toute la chaine de valeur : ressources-production-distribution-services énergétiques. Il faut étendre de façon significative les réseaux de chaleur. Mais on doit les penser aussi comme des opportunités de produire en cogénération (chaleur et électricité) dans de bonnes conditions, à l’inverse de projets tels que ceux de Gardanne ou de Brignoles, qui constituent deux aberrations !

Un autre enjeu essentiel de la production d’électricité renouvelable est celui de son stockage dans les périodes où la production peut dépasser la demande. Or, un moyen que l’on voit se développer aujourd’hui en Allemagne est la conversion de l’électricité excédentaire en gaz (hydrogène ou méthane) par électrolyse de l’eau afin d’alimenter les véhicules. Au Danemark, du surplus éolien est stocké en chaleur dans les grands réservoirs des réseaux. Au travers de ces exemples, on voit bien la nécessité de décloisonner les approches, de raisonner en termes de multi-énergies et de transfert modal d’énergie. Il faut penser l’énergie dans toutes ses dimensions et sortir de la pensée ‘en silos’. Nous avons besoin d’une vision systémique de la question énergétique.

Face à la question délicate du financement de la transition énergétique, la mobilisation de l’épargne locale, à l’instar de ce que l’on peut observer au Danemark ou en Allemagne par exemple, semble ouvrir une voie intéressante. Qu’en pensez-vous ?

Il faut désormais inventer les « circuits courts » financiers permettant de collecter l’épargne locale pour financer des projets de transition énergétique locaux

Effectivement, la transition énergétique implique de mobiliser des financements importants, à un moment où l’argent public sera durablement rare. Or, sur tout territoire, le volume d’épargne mobilisable représente lui aussi des montants importants, généralement très peu investis localement. On parle aujourd’hui de « circuits courts » pour l’alimentation et pour l’énergie. Il faut désormais inventer les « circuits courts » financiers permettant de collecter l’épargne locale pour financer des projets de transition énergétique locaux. A cet égard, les coopératives énergétiques que l’on voit se développer en Flandres, aux Pays-Bas, en Allemagne ou encore dans les pays scandinaves ouvrent une voie prometteuse. En Allemagne, la mobilisation d’épargne citoyenne dépasse le milliard d’euros par an. En Flandres, la coopérative EcoPower réunit 50 000 coopérateurs et fournit de l’électricité renouvelable à 43000 ménages au prix le plus bas du marché. C’est donc loin d’être marginal. Je suis convaincu que l’on doit développer cette voie en France. Du reste, elle constitue un levier de choix pour redonner du sens à son épargne. Financer la transition énergétique constitue un volet à part entière de la réappropriation de la question énergétique par les citoyens.

Comment les collectivités peuvent-elle s’organiser pour favoriser ce financement local de la transition énergétique ?

Elles peuvent contribuer à mettre sur pied différentes structures de financement : un fonds de garantie en appui aux maîtres d’ouvrages et visant à rassurer les banquiers ; un fonds local pour l’énergie durable qui financera une série de projets dispersés, publics comme privés ; une société spécialisée, publique ou mixte, qui apporte simultanément les solutions techniques et financières ; une société de service énergétique qui proposera des contrats de performance énergétique. Pour ce faire, les collectivités doivent se doter d’une ingénierie financière à la hauteur des enjeux afin d’inventer des formules mixant des prêts, des subventions, du tiers-financement, des solutions coopératives, des fonds d’investissement, etc. et d’assurer une traçabilité de ces flux. La rareté des financements publics va ouvrir la voie à une grande inventivité financière.