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Les biotechnologies avenir de la chimie ?

Interview de Jean-Francis SPINDLER

Jean-Francis Spindler
Directeur R&D Europe de Rhodia-Solvay

<< Dans le futur un certain nombre de produits chimiques classiques, de la chimie lourde à la chimie de spécialité, pourront ou seront exploités sous forme de production biotechnologique >>.

Entretien réalisé par Sylvie Mauris-Demourioux, le 19 décembre 2012 dans le cadre des réflexions du Grand Lyon sur le devenir des bioindustries et des biosciences sur son territoire.

Date : 19/12/2012

Quelles sont les biotechnologies qui intéressent la chimie ?

Dans le futur un certain nombre de produits chimiques classiques, de la chimie lourde à la chimie de spécialité, pourront ou seront exploités sous forme de production biotechnologique. Les procédés de biotechnologies sont très diverses allant du très simple au très complexe. Les procédés enzymatiques par exemple sont des procédés de biotechnologie simple maîtrisée par tous les chimistes. En revanche, certains procédés hi-tech comme la culture de cellules de mamifères sont exclusivement réservée à la santé. Les procédés de fermentation intéressent beaucoup la chimie. C’est d’ailleurs un axe de développement stratégique du groupe Solvay et du pôle de compétitivité Axelera. L’idée générale est d’utiliser un substrat - plante, algue, bactéries, champignons, sucres, etc. - pour métaboliser d’autres produits. L’intérêt est de recourir à des substrats qui sont abondants dans la nature : par exemple de la cellulose ou des fragments de cellulose, comme les déchets agricoles ou de bois qu'on va transformer en sucre, ou d’utiliser directement des sucres.  Avec le génie génétique, nous pouvons sélectionner des organismes de fermentation plus performants qui arrivent à prospérer et transformer de la matière de manière plus concentrée. Cette évolution change la donne de la fabrication classique fermentaire qui repose sur de très fortes dilutions. Mais ces technologies de substitution s’inscrivent sur des temps longs : elles ont émergé il ya 4 ou 5 ans et ont besoin d’encore 10 ou 20 ans pour arriver à maturité. A l’horizon 2020, je dirais que ces produits verts pourraient concerner 5 % à  10 % de la production chimique.

 

Pourquoi est-ce intéressant de développer ces technologies ?

Je dirais que nous vivons une vraie rupture technologique et économique. D’un côté, il faut faire face à la raréfaction et à l'augmentation du prix des matières premières pétrochimiques et de l’autre ces technologies deviennent rentables. Par exemple, on peut produire de manière biotechnologique, et à des niveaux de prix bas, des grands produits chimiques de base comme des diacides, des intermédiaires de polymères. Ce domaine va se développer car il peut utiliser la capacité des micro-organismes à faire des choses précises qui seraient impossibles à réaliser par des procédés classiques. C’est une vraie valeur ajoutée qui va bien au-delà du simple remplacement d’une matière première qui s’épuise. Cet essor technologique permet de donner du sens à la jonction entre chimie et biotechnologie.

 

Les biotechnologies sont-elles l’avenir de la chimie ?

C'est un axe important mais ce n’est pas le seul : des innovations sont attendues aussi dans les procédés industriels, le recyclage, la qualité de la production. Pour certains produits et procédés, il y aura sans doute des points de rupture. La coexistence d’un procédé chimique classique et d’un biotechnologique peut déboucher sur la disparition du premier. Il y a déjà quelques exemples en ce sens mais pour le moment les biotechnologies posent un certain nombre de difficultés notamment en matière de rejets et d'effluents aqueux. Même s’il n’y a rien de toxique, cela suppose de grosses stations d’épuration et des process industriels économiquement performants pour que cette transition soit acceptée par la société. En plus, en termes de volumes, les biotechnologies ne pourront pas se substituer à la chimie classique.

 

Y-a-t-il des collaborations possibles avec les biotechnologies développées en santé ?

La pharmacie et la chimie se sont séparées il y a assez longtemps et utilisent des règles différentes. Ce sont deux cultures qui ne se côtoient pas. Schématiquement, je dirais que la pharmacie doit répondre à des enjeux de sécurité quel que soit le coût tandis que la chimie repose sur des coûts bas et des processus industriels bien rodés. Au départ, les biotechnologies sont issues de la pharmacie et les molécules produites valent très cher. La chimie se les réapproprie en cherchant d’autres applications économiquement viables. Par exemple, avec un procédé de fermentation classique, quatre fermenteurs de 100m3 produisent à prix d’or à peu près 20 kilos de vitamines B12 par semaine alors que la chimie attend de ces centaines de m3 à l’entrée, des dizaines de tonnes à la sortie ! Mais cette révolution est en cours. Dans le secteur agroalimentaire, nous avons développé à Saint-Fons un procédé biotechnologique pour fabriquer de la vanilline de manière fermentaire et qui revient à quelques centaines d'euros le kilo. C’est un travail énorme mais qui apporte de la valeur et de la durabilité.

 

Quels sont les enjeux de cette rencontre entre chimie et pharmacie ?

Ces deux interfaces doivent se rencontrer et assembler leurs savoir-faire respectifs pour développer de nouveaux procédés et être plus compétitives chacune sur son terrain. La pharmacie va apporter les techniques de culture, de mutation, les recettes de développement retravaillées dans un autre contexte, tout son savoir-faire de R&D. En tant qu’industrie des industries, la chimie est présente sur tous les marchés. Elle va apporter sa connaissance des marchés, de nouveaux développements et applications. La biotechnologie industrielle est un enjeu essentiel car la compétitivité s’appuie sur de la recherche et des produits, mais aussi sur des procédés industriels performants. Dans une unité chimique, la réaction de fermentation représente 15% de l’investissement mais l’étape suivante, celle de la purification, représente 85% de l’investissement ! Pour l’instant, les progrès se sont faits sur les 15% mais l'économie se fera sur le reste. La problématique est la même pour les industriels du pôle santé. J’en suis d’autant plus convaincu que mon expérience dans le monde pharmaceutique m’a montré que les entreprises ne savent pas toujours optimiser leurs investissements pourtant colossaux. Le monde des vaccins devient très concurrentiel et si les entreprises veulent rester dans la course, la marge de progression, elle est là.

 

Selon vous, la bonne stratégie pour le territoire lyonnais serait de donner la priorité à l’industrialisation ?

Lyon est très bien placé pour gérer cette interface entre recherche et application afin d’arriver à designer les bons outils de l'industrialisation, des outils économiques et innovants, voire innovants pour être économiques ! Dans le domaine des biotechnologies, la recherche lyonnaise est plutôt centrée sur les vaccins et le domaine médical. Dans les biotechnologies appliquées à la chimie, le point fort de la recherche française, et même européenne, c’est le Toulouse White Biotechnology (TWB). Cette équipe regroupe des généticiens, des biochimistes, des génies chimistes, des technologues, etc. et concentre ses recherches sur l’optimisation du process de fermentation. Eux, ils ont l’amont mais la recherche d’appui, la production, c’est ici qu’elle va se passer parce que les industriels, ceux qui appliquent et développent, sont à Lyon et en Rhône-Alpes. C’est ce qui fait l’originalité de notre territoire. Nous voulons être reconnus en France pour cette spécialisation et notre capacité à piloter des projets collaboratifs structurant la filière.  

 

C’est-à-dire de s’associer aux acteurs stratégiques là où ils sont plutôt que de vouloir avoir l’ensemble de la filière ici ?

Oui, le bon modèle d’innovation est un modèle ouvert et collaboratif. En tant qu’industriels, notre objectif est d’aboutir à un produit ou un procédé exploitable, ce qui nécessite de nombreuses compétences pour pouvoir franchir toutes les étapes. Cela suppose en amont de s’appuyer sur du marketing de l’innovation, du benchmark et de la veille pour s’orienter vers les voies les plus prometteuses, puis vient l’étape de la recherche qui est ‘’le cœur du réacteur’’ pour sélectionner les souches, faire exprimer le bon set d'enzymes qui fait les bonnes transformations sur un organisme, le faire travailler dans des concentrations plus élevées, etc., puis en aval il faut des compétences d’ingénierie pour réduire la consommation d’énergie, les déchets, etc. C’est donc un processus très long et compliqué, dont il faut partager les risques entre tous les acteurs. Une des options est de capturer l'innovation là où elle est, soit en investissant directement dans des start-up et en accompagnant leur développement, soit en réalisant des prises de participation sur des objets déjà mûrs. Solvay a ainsi 7 ou 8 fonds mondiaux en Amérique du nord, du Sud, Europe, Russie, Asie. L’autre option est de piloter de tels projets. Sous la bannière lyonnaise, on peut réunir l’Université de Lyon, des outils comme IDEEL  qui est le premier institut d’énergies décarbonées créé en France, la plateforme de recherche R&D Axel’One, les pôles de compétitivité Axelera mais aussi Plastipolis et Lyonbiopôle pour leurs savoir-faire complémentaires, les industriels, des équipementiers. Puis il faut s’associer à TWB, aux producteurs de matières premières comme le pôle agro-alimentaire de Champagne-Ardennes, trouver un client final qui valide la justesse de que ce qu'on fait, des financements…

 

N-y-a-t-il pas un risque de concurrence avec l’alimentaire si la chimie utilise des ressources agro-alimentaires ?

Quand je parle de matière première durable, certaines peuvent être bio-sourcées fermentairement ou par des plantes, ou bien dérivées des plantes. Nous sommes très attentifs à ne pas utiliser massivement des ressources nutritionnelles parce que l’agriculture doit produire pour manger. Les bio-carburants à partir d'huile de colza sont un non-sens ! D’autant plus que leur empreinte CO2 est infiniment pus grande que du diesel sortant de la raffinerie de Feyzin. Pour que l’impact de ces innovations soit positif il faut qu’elles soient durables. Le bois ou les dérivés du bois sont très intéressants à transformer et abondants. C’est aussi une meilleure valorisation que la simple valorisation énergétique habituelle.

 

Pensez-vous que le territoire lyonnais peut se positionner à la fois sur la chimie et la pharmacie ? Quelle identité territoriale vous semble la plus pertinente ?

Très clairement, Rhône Alpes pourrait être pilote sur la chimie, l’environnement, la pharmacie et les biotechnologies. A mon avis, Lyonbiopôle et Axelera incarnent les deux forces de Lyon. Ce n’est pas la chimie ou le vaccin, mais les deux. En santé, il y a clairement un pôle lyonnais historique reconnu mais qui s’inscrit plutôt du côté de la clinique. En revanche, la spécificité de la pharmacie lyonnaise, ce sont les vaccins. L'identité territoriale, c’est le vaccin. La force industrielle, c'est le vaccin. En termes de développement économique, c’est un positionnement incontournable. L'histoire, le savoir-faire, le positionnement de Sanofi sont de vrais atouts. C’est un domaine dans lequel il y a longtemps eu peu d’acteurs consolidés parce qu’au moment du démantèlement des industries chimiques et de la recomposition des industries pharmaceutiques, les pays n’ont pas considéré que le vaccin était quelque chose de clé. Or il est stratégiquement, économiquement et militairement clé, ne serait-ce que pour être en capacité de protéger sa population. Mais maintenant les pays ont percolé et la course est engagée avec les américains, les chinois. Nos entreprises qui ont longtemps eu de l'avance voient leurs marges se dégrader. Ces entreprises manquent souvent d’une culture industrielle, or pour viser l'excellence opérationnelle, la maitrise de coûts, une position de marché compétitive, il ne faut plus seulement de la recherche amont mais tout un volet industriel fort. C’est là que nos deux secteurs doivent travailler ensemble. La chimie régionale couvre un territoire aussi grand que le bassin parisien. Je dirais même que Saint Étienne, Lyon et Grenoble réunis ont beaucoup plus d'atouts que le bassin parisien. La chimie française, elle est là. Son avenir se passera ici. Les grands groupes ont éclaté mais en fait les activités sont toujours là. Elles ont juste changé de noms. Les consolidations industrielles sont ici. Bien sûr, tout le monde montent des usines en Chine et ailleurs mais il ne fait pas avoir peur. Cette industrie est née ici et y restera.

 

Ce sont des savoir-faire qui sont finalement difficilement délocalisables ?

Oui ! 90% du business de nos entreprises repose sur les meilleurs procédés au monde. Le meilleur procédé au monde de fabrication de l’aspirine, il est à Lyon, c’est Novacap. C’est peu visible, mais le potentiel est énorme et on continue de se développer, de déposer des brevets... Alors ces avancées sont aussi synonymes de productivité et d’automatisation : un site qui fonctionnait avec 2000 personnes n’en demande plus que 800. Mais la chimie est une industrie en pleine mutation et c’est très positif pour la région. Cela va créer des emplois dans une logique de développement durable. Il y a plein de champs à redécouvrir comme l'énergie, le photovoltaïque. Pour nous c'est merveilleux, l'horizon n'a jamais été aussi beau. Les innovations sont là, les centres de recherche embauchent, les moyens sont là et la région est extrêmement attractive.  

 

Quels sont les facteurs de cette attractivité ?

Lyon et la région Rhône-Alpes plaisent beaucoup. Nous avons été rachetés par Solvay mais les gens préfèrent venir ici que d’aller à Bruxelles ! Lyon a l’image d’une ville très dynamique, culturelle, entrepreneuriale. C’est le deuxième bassin d'emploi après la région parisienne, à la différence qu’ici la qualité de vie est exceptionnelle. Je ne vois que du positif et je peux comparer avec beaucoup d’autres centres de recherche dans le monde. Nous sommes attractifs, performants et fiers !

 

Quels sont les autres grands pôles en matière de biotechnologies industrielles ?

La Hollande, les Etats-Unis sont extrêmement actifs et commencent à s’y intéresser des pays qui ont de l’argent et sont très planificateurs comme la Chine, la Thaïlande ou le Brésil qui a créé beaucoup d'instituts autour des bio ressources et a la capacité d'attirer des grands chercheurs internationaux. L’Allemagne n’est pas encore à la pointe des recherches mais ils ont la capacité de rattraper le temps perdu et d’investir massivement. Donc il ne faut pas perdre de temps.
 

Quelle serait la première chose à faire pour enclencher cette dynamique ?

Nous avons des outils extrêmement puissants comme Axel’One, Axelera, l’IDEEL, le biopôle… L’idéal serait de réussir à réunir le Grand Lyon, la Région Rhône-Alpes, les services de l'État et tout l'écosystème qui va de l'académique aux industries autour d’une même ambition, d’un projet collectif qui serait pour moi de donner la priorité au développement. J'attends de tous ces partenaires qu’ils mettent leur intelligence au service d’un tel projet avec les compromis que cela suppose. Le Grand Lyon est l'exemplarité de ce qu'il faut faire, à la fois visionnaire et acteur du développement territorial. Il y aurait une vraie valeur à ajouter à ce que tous les acteurs privés et publics partagent cette maturité. Il faut s’aligner pour pouvoir progresser collectivement vers l’excellence, même si c’est difficile. Je n'ai pas le mode opératoire mais la responsabilité est collective. Nous avons tous l’envie de maitriser le destin du territoire et de ceux qui le composent.

 

Instaurer un dialogue avec le grand public vous semble-t-il indispensable ?

Oui, il faudra dialoguer avec le grand public pour qu’il comprenne l’évolution de l’industrie, l’apport de ces nouveaux procédés. Si par exemple, on fait beaucoup de fermentations avec des organismes génétiquement modifiés, il y a des règles d'utilisation, d'exploitation, de destruction des effluents. Il y a besoin d’expliquer tout cela, de définir précisément ce dont on parle. Pour cela, il faut des débats de qualité sur la science avec de bons communicants. Il faut éviter tant que possible les incompréhensions, les levées de boucliers inutiles. La Suisse a raté cette étape de communication et finalement, face à la réticence du public, toute l'industrie chimique et pharmaceutique bâloise a transféré sa recherche génétique en France. Preuve qu’il faut trouver les bons moyens de collaboration et qu’il est indispensable de démarrer une discussion, des tribunes ouvertes. Les gens ne sont pas stupides, il faut travailler en transparence, expliquer et débattre, confronter les avis et le faire en même temps que les biotechnologies se développent.