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Le religieux comme hors norme

Interview de Jean-Paul Willaime

Sociologue des religions, spécialiste des protestantismes

<< A vouloir enfermer le religieux dans le seul champ religieux, dans le culte, dans les édifices religieux, en limitant trop ses participations à la vie sociale et au débat public, on le communautarise >>.

Jean-Paul Willaime, docteur en sciences religieuses et docteur en sociologie, est directeur d’études émérite à l’École Pratique des Hautes Etudes (Sorbonne), où, à la section des sciences religieuses, il a occupé, de 1992 à 2015, la direction d’études « Histoire et sociologie des protestantismes ». Spécialiste du protestantisme contemporain, de la sociologie et de la théologie des protestantismes, des théories et méthodes en sociologie des religions, des laïcités, du pluralisme religieux, des oecuménismes chrétiens, des relations entre Etats et religions et écoles et religions en Europe, il a écrit et dirigé de nombreux ouvrages. Au niveau théorique, il a élaboré le concept d’ultramodernité pour rendre compte de l’état présent de la modernité occidentale.

Nous l’interrogeons ici sur les grandes transformations du champ religieux.

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Date : 09/04/2017

Au prisme des travaux menés sur le protestantisme, quelles seraient les évolutions majeures des religions en France ces dernières décennies ?

Deux évolutions majeures sont à noter : la première est la diversification culturelle des croyants (...) la deuxième est la pluralisation religieuse, qui se traduit par une présence plus importante et visible de la religion

Deux évolutions majeures sont à noter. La première est la diversification culturelle des croyants, liée à l’immigration, avec des populations qui viennent d’Afrique noire, d’Asie, des Amériques. Cette diversification s’observe au sein même des confessions chrétiennes comme au sein de l’islam et d’autres expressions religieuses. La deuxième est la pluralisation religieuse, qui se traduit par une présence plus importante et visible de la religion musulmane, mais aussi d’autres mouvements religieux auxquels nous n’étions pas habitués, bouddhisme, hindouisme, etc. Je pense par exemple au mormonisme, l’« Eglise de Jésus Christ des Saints des Derniers Jours », dont le premier temple en France a été inauguré en 2017 au Chesnay près de Versailles (il y avait déjà des églises locales, mais le temple, dans le mormonisme, est un lieu consacré réservé pour certains actes rituels). La pluralisation est aussi interne aux religions, y compris l’islam et le christianisme. Cette pluralisation religieuse accentuée est un fait assez nouveau dans une  France qui a longtemps été marquée par le caractère très majoritaire du catholicisme. Or, aujourd’hui, celui-ci devient minoritaire. Quant au protestantisme en France, il est majoritairement de tradition réformée (Calvin) avec une composante luthérienne plus importante à l’est de notre pays (Alsace-Moselle et Pays de Montbéliard), ces deux traditions s’étant récemment unies pour former l’Eglise Protestante Unie de France et l’Union des Eglises Protestantes d’Alsace et de Moselle. Ces dernières décennies, nous avons vu se développer un protestantisme évangélique centré sur la conversion personnelle et un fort prosélytisme. Alors que les protestants luthéro-réformés sont plutôt discrets dans leur témoignage personnel, les protestants évangéliques sont plus ostentatoires dans le leur. Mais ce retour d’un religieux plus visible, on l’observe partout et pas seulement dans le monde musulman. Avec les chrétiens orientaux (par exemple l’église assyro-chaldéenne) et les Eglises orthodoxes (française, roumaine, grecque, russe,…), les Français sont aujourd’hui plus habitués à la diversité des églises chrétiennes comme à la diversité religieuse même si cette diversité continue à susciter ici ou là des peurs, voire des rejets. 

La visibilité croissante des religions traduit-elle une place nouvelle dans la société ?

On croyait en quelque sorte avoir réglé la question du religieux en le considérant comme un choix personnel intime, qui ne dérangeait personne, et dont la manifestation restait cantonnée physiquement aux lieux de culte et à son domicile.

Certainement. Alors que dans les années 1950-60, on pouvait croiser dans la rue des prêtres en soutane et des sœurs en cornette, les deux décennies suivantes ont été marquées par des  tendances à l’enfouissement du religieux dans le séculier, à une privatisation plus poussée le rendant moins visible. Or, dans les années 1990-2000, à travers le fait musulman mais pas seulement (je pense au judaïsme notamment sépharade et loubavitch), la population française a été confrontée à un religieux plus visible, à travers de nouveaux lieux de cultes, des pratiques vestimentaires et alimentaires différentes, d’autres calendriers de fêtes. Ce retour de la visibilité du religieux provoqua un choc des perceptions. En effet, nous nous étions habitués à une religion du for interne. On croyait en quelque sorte avoir réglé la question du religieux en le considérant comme un choix personnel intime, qui ne dérangeait personne, et dont la manifestation restait cantonnée physiquement aux lieux de culte et à son domicile. 

Cette visibilité concerne aussi le protestantisme et le catholicisme ?

ui, dans le monde protestant, une visibilité accrue ne s’est pas seulement manifestée à travers le zèle évangélisateur des protestants évangéliques, mais aussi à travers une plus forte présence sur la scène publique et médiatique des protestants luthéro-réformés.

Oui, dans le monde protestant, une visibilité accrue ne s’est pas seulement manifestée à travers le zèle évangélisateur des protestants évangéliques, mais aussi à travers une plus forte présence sur la scène publique et médiatique des protestants luthéro-réformés. Les protestants affirment davantage leur spécificité, ils tiennent à une parole publique, on l’a vu après les tragédies de 2015 et 2016 quand les paroles du président de la Fédération Protestante de France, le pasteur François Clavairoly, ont été médiatisées. La volonté de sortir des murs des édifices religieux est très perceptible. Je pense à des catholiques au moment de Noël qui sortent dans la rue avec des bougies pour manifester leur foi sur la voie publique, à la réhabilitation de chemins de croix, etc. Cela pose la question de la concurrence des visibilités. Une fillette en maternelle, voyant dans un livre d’enfants des bonnes sœurs catholiques, commenta en disant : « elles portent le voile !». Un jeune disait, « le carême, c’est le ramadan des chrétiens », plutôt que « le ramadan est le carême des musulmans ». Autrement dit, on perçoit surtout la visibilité du religieux à travers le fait musulman. Je trouve cela significatif du fait que dans les médias nous entendons davantage parler de l’islam que du christianisme. Blandine Chelini-Pont (Aix-en-Provence) avait montré l’hypermédiatisation du fait musulman : on parle bien plus de l’islam, et à certains égards du judaïsme, que du christianisme, toute proportion gardée, et presque plus du bouddhisme que du protestantisme. 

Cette aspiration à la visibilité intervient dans une société extrêmement sécularisée, n’est-ce pas compliqué ?

L’hypersécularisation va de pair avec une désinstitutionnalisation du sens et une désacralisation qui touche le religieux comme le politique… En réaction à ce religieux moins formaté, soft, fluide, qui laisse une grande part à la subjectivité et prend toute sorte de formes, nous assistons aussi à des réactions, à des crispations d’orthodoxie et d’orthopraxie.

La sécularisation est la perte de pouvoir social, d’encadrement institutionnel et culturel des religions. Il y a eu un affaiblissement de la transmission entre les générations, un affaiblissement du religieux par héritage, en faveur du religieux par choix. Nous en sommes arrivés à des sociétés où il n’est pas évident d’être religieux : le conformisme social est passé du religieux au non-religieux. Alors que le fait d’être « sans religion » était un non-conformisme dans une France majoritairement religieuse, dans une France de plus en plus majoritairement non religieuse, le non-conformisme, c’est au contraire le fait d’être engagé dans une religion. Quant au conformisme, c’est l’absence de religion, l’hédonisme, le consumérisme, l’épanouissement personnel, la priorité au moi, au je. L’hypersécularisation va de pair avec une désinstitutionnalisation du sens et une désacralisation qui touche le religieux comme le politique… En réaction à ce religieux moins formaté, soft, fluide, qui laisse une grande part à la subjectivité et prend toute sorte de formes, nous assistons aussi à des réactions, à des crispations d’orthodoxie et d’orthopraxie.

A force d’avoir effacé des cadres qui structuraient les croyances, les conditions deviennent favorables à l’émergence de nouveaux cadres, c’est cela ?

Oui, on parle de précarité sociale, économique, culturelle, mais on pourrait aussi parler de précarité ontologique et d’insécurité culturelle : nous ne savons plus trop qui nous sommes

Oui, on parle de précarité sociale, économique, culturelle, mais on pourrait aussi parler de précarité ontologique et d’insécurité culturelle : nous ne savons plus trop qui nous sommes. Cela concerne des questions anthropologiques fondamentales : qu’est-ce qui définit l’humanité de l’homme ? Nous assistons à la réhabilitation des autres formes du vivant, à la reconnaissance de l’animal comme être sensible, avec des courants qui relativisent la différence entre l’être humain et l’être animal, je pense au spécisme. Je pense aussi au transhumanisme, à l’écologie profonde…
Ces sensibilités émergent même si elles diffusent encore peu dans la société. Nous assistons aussi à une vaste interrogation sur la condition genrée, la masculinité, la féminité, avec des courants radicaux qui vont jusqu’à nier toute différence sexuelle. Ces discussions divisent aujourd’hui le féminisme. Comment concevoir les deux grands rapports sociaux qu’étudient les anthropologues, le rapport d’alliance et le rapport de filiation ? C’est aussi les âges et le rapport entre générations qui sont brouillés : alors que les sociétés traditionnelles ont légitimé l’autorité des adultes sur les enfants, des anthropologues ont pu parler d’adultification de l’enfant et de puérilisation de l’adulte. Quelle est alors l’identité de l’adulte ? Nous n’avons plus une socialisation qui marque de grandes différences dans les âges de la vie, avec des moments clés, des rites de passage qui servaient à la ponctuer, à l’encadrer symboliquement. C’est d’ailleurs à travers les prestations rituelles qu’elles offraient aux « grandes saisons de la vie » (naissance, adolescence, mariage, décès), que les religions ont le plus résisté à la baisse des pratiques (plus particulièrement pour les funérailles). Toutes ces problématisations identitaires sont accentuées par le fait que nous sommes confrontés à une mondialisation culturelle et religieuse. 

Des fondamentaux anthropologiques questionnés, relativisés, qui produisent un affaiblissement des repères, et des mouvements pour recréer des repères et du sens, notamment par le biais religieux, est-ce propre à l’Occident ?

Ce qui résume l’ultramodernité, c’est le passage de la logique des certitudes modernistes, dans tous les registres — politique, économique, culturel, éducatif…— à des régimes d’incertitude, parce que tout aujourd’hui peut être l’objet de remises en cause

Je pense que ce phénomène est particulièrement fort dans les pays démocratiques occidentaux, où l’on est allé le plus loin dans les droits individuels et l’idée de l’individu libre de ses choix. Ce qui résume l’ultramodernité, c’est le passage de la logique des certitudes modernistes, dans tous les registres — politique, économique, culturel, éducatif…— à  des régimes d’incertitude, parce que tout aujourd’hui peut être l’objet de remises en cause. Ce nouveau monde produit beaucoup de malaise, de mal être identitaire, de peurs, de crispations, de vulnérabilité, d’interrogations et de questionnements existentiels. On en revient presque aux fameuses questions de Kant : Qui suis-je ? Que dois-je faire ? Que puis-je espérer ? Le modernisme occidental était tout à la fois l’humanisme, l’école de Jules Ferry, et en même temps le projet colonial. La croyance aux vertus de la « civilisation » allait de pair avec un culot civilisationnel qui nous semble incroyable aujourd’hui et qui entre d’ailleurs dans la discussion (la colonisation est-elle un crime ?). La civilisation occidentale, pourtant porteuse d’universel, à qui l’on doit des droits individuels et démocratiques fondamentaux auxquels nous sommes attachés, nous apparaît aujourd’hui comme une civilisation parmi d’autres. Elle est confrontée à la diversité, à une pluralité anthropologique, culturelle, religieuse. Il y a eu une déclaration islamique des droits humains, une déclaration orthodoxe des droits humains, etc., porteuses de visions différentes des droits individuels et collectifs. Tout cela pour signifier que le régime du politique est beaucoup moins porteur de sens, c’est pour cela que je parle de désinstitutionnalisation du sens. Il n’est pas étonnant alors que la réussite de l’économie devienne le maître mot du bien fondé politique, que la croissance économique fasse office de sens de l’entreprise politique, et que tant de personnes souffrent d’un besoin de sens qui n’est pas apporté par les institutions dans lesquels ils inscrivent leurs vies. Un jésuite qui rencontrait des cadres dans les entreprises me parlait de personnes pommées, qui se demandent le sens de ce en quoi ils sont engagés. 

La religion viendrait-elle pallier une défaillance d’autres institutions à énoncer des grandes finalités ?

Finalement, la situation sociétale crée les conditions qui ramènent les forces religieuses dans le débat public, puisque des questions anthropologiques fondamentales sont sur la table

Disons qu’à travers plusieurs questionnements fondamentaux (écologique, bioéthique…), on en arrive à envisager que le possible n’est pas forcément le souhaitable, que la logique du « toujours plus » n’est pas satisfaisante. Les questions de choix, de finalités reviennent alors à l’ordre du jour du débat sociétal et de la décision politique. C’est ce que Max Weber appelle la Lebensführung, la conduite de la vie. Il n’est pas évident de répondre à la question : « Au nom de quoi vais-je me limiter dans telle ou telle pratique ? » L’Etat devient un entrepreneur moral, mais quelles sont les assises de son autorité et des politiques qu’il mène ?

Il ne suffit pas de répéter tel un mantra « liberté égalité fraternité » pour socialiser des enfants à un certain nombre de normes. Je me rappelle un enseignant qui me disait que face à un élève qui avait déclaré que face à un camarade qui le persécutait, il avait le droit d’aller jusqu’à le « buter », il ne savait comment justifier en situation pédagogique la règle « tu ne tueras point ». Il était catholique mais en tant qu’enseignant il n’avait pas à se référer à ses croyances. On en arrive à une situation où pour faire comprendre des normes et les faire respecter, il faut trouver des médiations ou des supports culturels et symboliques. Jules Ferry disait qu’on ne va pas voter Dieu en assemblée, mais actuellement on pourrait voter l’homme en assemblée, en tout cas une certaine compréhension de l’humanité et de l’homme, à travers certaines décisions qui arrivent sur l’agenda politique : permet-on le mariage entre couples du même sexe, l’accès à l’assistance médicale à la procréation pour les couples de même sexe, à la gestation pour autrui ? Permet-on l’euthanasie en laissant les gens choisir le moment de leur mort dans la dignité ? Permet-on la sélection des embryons en fonction des pathologies détectées avec les risques d’eugénisme que cela entraîne ?…

Finalement, la situation sociétale crée les conditions qui ramènent les forces religieuses dans le débat public, puisque des questions anthropologiques fondamentales sont sur la table. Jürgen Habermas et Jean-Marc Ferry l’ont très bien perçu. Ce n’est pas un retour du cléricalisme ou de courants réactionnaires qui freineraient la modernité conquérante. Je trouve très frappant que dans le texte récent du Conseil permanent des Evêques de France ainsi dans celui de la Fédération Protestante de France, les religieux viennent au secours de la légitimité du politique. Alors que le politique est déconsidéré, vilipendé, leurs déclarations cherchent à restaurer la dignité du politique. Cela me semble significatif de notre époque et d’un certain renversement. 

La religion apparaît-elle comme un recours parce qu’elle pose des principes non négociables, comme la dignité consubstantielle de l’être humain ?

Il serait éminemment problématique de s’enfermer dans cette problématique, entre d’un côté une modernité fluide pour parler comme le sociologue Zygmunt Baumann, du relativisme mou, de la dissolution des identités, et de l’autre côté la crispation identitaire

Où placer le curseur du non négociable, quelle est la ligne à ne pas franchir, y compris pour des questions concrètes comme faut-il ou non sortir du nucléaire, fermer Fessenheim… Il est très dérangeant pour le citoyen d’entendre des points de vue et des réponses complètement opposées apportées à des questions fondamentales, cela contribue à nourrir le sentiment d’incertitude, et des réactions de certitude dans un sens ou dans l’autre. Le risque dans une telle situation est que des micro-sociétés se forment autour de certitudes, que l’on assiste à des réactions conservatrices, souverainistes, populistes, que des crispations identitaires communautaristes se produisent dans des sous-cultures minoritaires, catholiques traditionnalistes, protestants évangéliques fondamentalistes, mouvement loubavitch dans le judaïsme, ainsi que dans des courants de l’islam, avec des ruptures nettes avec une société qui resterait dans l’incertitude et le libéralisme sur le plan des valeurs. Il serait éminemment problématique de s’enfermer dans cette problématique, entre d’un côté une modernité fluide pour parler comme le sociologue Zygmunt Baumann, du relativisme mou, de la dissolution des identités, et de l’autre côté la crispation identitaire. Je soutiens alors la thèse suivante : à ne pas intégrer, dans les limites et le respect de la laïcité et d’un certain nombre de principes fondamentaux, les communautés religieuses dans le débat public, à vouloir enfermer le religieux dans le seul champ religieux, dans le culte, dans les édifices religieux, en limitant  trop ses participations à la vie sociale et au débat public, on le communautarise. Renvoyer le religieux à la mosquée, à l’église, à la synagogue, au temple, c’est contribuer à nourrir ce que l’on veut combattre. Quand on intègre des voix religieuses dans le débat citoyen et dans le débat public, avec des limites évidemment, comme de nombreux maires l’ont compris, on oblige des religieux à parler à des non religieux, à des non coreligionnaires. La délibération avec des personnes d’ancrage convictionnel différent est bénéfique, comme est bénéfique la confrontation directe avec l’altérité. 

La socialisation religieuse est bien moins forte aujourd’hui en France qu’il y a quelques décennies, où le catholicisme était bien ancré, quels en sont les effets ?

Aujourd’hui la socialisation religieuse s’est énormément affaiblie, d’où de l’anomie culturelle et religieuse, qui créé une situation où les gens peuvent d’autant plus être séduits par ce que j’appelle des entrepreneurs dans le domaine du salut

En tant que sociologue des religions, j’ai toujours résisté à la tendance à réduire la religion à une opinion métaphysique sur l’existence de Dieu. Les religions sont des infrastructures culturelles, des systèmes de représentation, une façon de dire la condition humaine, mettant en jeu une relation à des entités invisibles, que cela soit un Dieu monothéiste, polythéiste, l’esprit des ancêtres ou des esprits animaux dans le chamanisme. Cela va de pair avec des représentations, avec des pratiques rituelles, qui inscrivent la condition humaine dans un univers de sens. Le sens est à la fois signification, orientation, sensation. Mais vous avez raison, que l’on soit croyant ou non, une majorité des Français a été socialisée dans le christianisme voire un enseignement catholique qui leur a donné des repères au niveau normatif et éthique. En matière de sociologie des religions, le phénomène nouveau ce sont les personnes sans religion issus de parents eux-mêmes sans religion, ce qui fait surgir une nouvelle condition existentielle. Auparavant nous avions des personnes sans religion issues de familles religieuses, mais qui n’avaient pas transmis. Ces nouvelles générations n’ont pas le ressentiment d’un certain nombre de Baby-boomers envers le catholicisme. Aujourd’hui la socialisation religieuse s’est énormément affaiblie, d’où de l’anomie culturelle et religieuse, qui créé une situation où les gens peuvent d’autant plus être séduits par ce que j’appelle des entrepreneurs dans le domaine du salut. Une autre évolution majeure est l’acceptation du pluralisme des croyances.

On tolère davantage que par le passé l’existence de différentes vérités en matière de religion ?

Oui, on a pu constater une évolution considérable sur la question posée dans des enquêtes depuis les années 1950 : « votre religion est-elle la seule vraie ? » Dans les années 1950, une majorité de français répondait par l’affirmative en se référant au catholicisme. Aujourd’hui, en France comme en Europe, le taux de réponse affirmative est de l’ordre de 5 à 6%. Un autre item « il y a des vérités dans chaque religion » donne aussi lieu à des réponses de plus en plus positives. Cela n’a l’air de rien, mais en Europe et en France, beaucoup  de sang a été versé au nom des religions, guerres de religion, fanatismes… Maintenant le pluralisme religieux est intégré dans la conscience croyante elle-même. Sauf dans les courants exclusivistes qui sont minoritaires, catholiques, protestants, juifs, musulmans… C’est une révolution culturelle dans la façon d’être religieux.