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Le pôle de compétition LUTB et la mobilité du futur

Interview de Yves Crozet

Portrait d'Yves Crozet
© DR
Professeur à l'Université Lyon 2

<< Le temps disponible, le prix du carburant, et les émissions de CO2 seront des paramètres décisifs dans les modes de vie du futur >>.

Interview réalisée par Anne-Caroline Jambaud, juin 2010.

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Date : 31/05/2010

Vous êtes partie prenante du pôle de compétitivité LUTB. Quel est selon vous l’intérêt d’un pôle de  compétitivité autour des camions et des bus ?

Les fondateurs du pôle LUTB sont, entre autres, des constructeurs de véhicules, intéressés par les questions techniques. Mais ils ont eu l’intelligence de comprendre d’emblée qu’aujourd’hui, il ne s’agit pas seulement de fabriquer des camions ou des bus, il faut aussi qu’ils s’intègrent dans un espace. L’intérêt de ce pôle de compétitivité est donc de ne pas se contenter de parler de l’objet, du véhicule, mais aussi de traiter des infrastructures, des services de transport, de la réglementation, des espaces de livraison, des voies réservées etc. Or tout cela n’a de sens que dans une ville. Il faut donc s’intéresser à l’espace autour des infrastructures et aux modes de vie qui vont avec. Le pôle LUTB s’intéresse donc à la mobilité des hommes et des marchandises dans les milieux à forte densité.

Le principal projet de LUTB est la plate-forme Transpolis. Du point de vue technique, il s’agit d’un banc d’essai pour tester in situ des véhicules urbains de transport de marchandises ou de voyageurs. En plus, autour de ce très beau projet technique, se nouent des collaborations avec les élus, les représentants des autorités organisatrices comme le Sytral ou la Région pour intégrer les évolutions futures du fonctionnement urbain.

 

Quel est l’apport d’un organisme de recherche comme le Laboratoire d’économie des transports  dans ce pôle de compétitivité ?

Le rôle des spécialistes, comme nous, de l’espace, de la géographie et de l’économie des transports, est d’essayer de modéliser ce qui est en train de se passer et de travailler sur les évolutions des pratiques urbaines. Par exemple, va-t-on conserver un modèle de ville où dominent les hypermarchés, tout le monde allant faire ses courses le samedi en voiture ? Ou bien, va-t-on s’orienter vers une logique de proximité où chacun fait ses courses plusieurs fois par semaine, à pied, près de chez lui ?

 

Hypermarchés, supermarchés ou supérettes, circuit court ou circuit long… Quel mode de ravitaillement sera-t-il privilégié dans les villes du futur ?

Les impacts majeurs des diverses formes de ravitaillement se traduisent sur les trafics routiers urbains et péri-urbains. Mais le plus important est de comprendre pourquoi les modes de vie changent. La principale évolution est que le temps est une denrée de plus en plus rare. Le temps passé par les Français dans les hypermarchés à faire leur course a diminué de moitié en dix ans. On préfère faire trois fois les courses par semaine en un quart d’heure parce que c’est sur le chemin en rentrant, plutôt que passer 1h30 au supermarché chaque semaine. En plus, la population vieillit et préfère réaliser ses courses tous les jours ou tous les deux jours.

Par rapport au mode de ravitaillement, plusieurs scénarios prospectifs existent, soit en continuité soit en rupture. Va-t-on s’alimenter plus systématiquement avec des produits qui viennent de la proximité ? Il faut alors organiser un ravitaillement de la ville avec des produits de proximité comme les paniers hebdomadaires qui existent déjà. Ou bien ce système va-t-il rester totalement marginal et on aura toujours besoin de légumes qui viennent du sud de l’Espagne ou de Bretagne, avec des circuits de distribution longs et massifiés ? Toutes ces questions liées aux modes de vie du futur font que la ville fonctionnera différemment selon les orientations prises.

 

Quels paramètres vous paraissent déterminants pour les modes de vie du futur ?

Principalement le temps disponible,  le carburant, et les émissions de CO2. Je préside par ailleurs l’observatoire OEET, Observatoire Energie Environnement des Transports, qui est issu directement du Grenelle de l’environnement. L’objectif, c’est de mettre en place les méthodologies de calcul pour que tous les transporteurs, de voyageurs et de marchandises, puissent d’ici 2012 afficher les émissions de CO2 de chaque prestation de transport. Aujourd’hui, vous pouvez acheter deux poissons de prix équivalents, mais très différents en termes d’émissions de CO2, car l’un est acheminé par bateau et l’autre par avion. Si on dit que les émissions de CO2 vont devenir un critère de choix, on va voir diminuer la demande de tout ce qui vient en avion. Ces critères peuvent devenir demain décisifs et des supermarchés peuvent décider de réorganiser leur filière d’approvisionnement. L’enseigne Leclerc l’avait fait pendant l’été 2008, quand le prix du pétrole était très élevé. Il faisait une promotion sur certains produits « venant de moins de 100 km » et ça a très bien marché.

La prospective doit tenir compte de tous ces éléments là. C’est ce que nous faisons dans nos modélisations comme TILT (Transport Issues in the Long Term) qui estime les émissions de CO2 à l’horizon 2050, ou MOSART (Modélisation et simulation de l’accessibilité aux réseaux et aux territoires) qui cartographie l’accessibilité et son évolution en cas de choc énergétique par exemple. On fait subir à la mobilité urbaine des stress tests ou tests de résistance. Si demain le baril de pétrole est à 200 $, comment mon mode de vie en sera-t-il affecté, ma façon de faire les courses, d’emmener les enfants à l’école ou à leurs activités ? On teste des options comme le péage urbain, l’amélioration d’une ligne de transport en commun, la création d’une nouvelle infrastructure de transport. Le rôle de l’élu aujourd’hui est de se poser la question suivante : ma ville est-elle capable de résister à un choc du type « l’essence à 3€ le litre » ? La mobilité dans ma ville est-elle capable de résister si j’ai 20% de personnes en plus dans les trains ou les transports collectifs ? Pourront-ils répondre à cette demande ? Comment faire face à ces chocs, car il est à peu près certain qu’on en connaîtra, sur le pétrole, la congestion routière, la fiscalité ?

 

Circulera-t-on en taxi volant dans la ville du futur, à la façon du film Le 5e élément de Luc Besson ?

Luc Besson n’est pas une référence en matière de mobilité ! Les films intitulés « Taxi » sont beaucoup trop complaisants à l’égard de la délinquance routière. Ils reflètent une vision archaïque de l’usage de la route. Les scooters volants sont dans la même veine, on laisse croire que la mobilité urbaine souhaitable est celle qui donnera à l’individu toujours plus de liberté de mouvement dans un espace à deux puis à trois dimensions. Or c’est tout le contraire qui est vrai. Non, il n’y aura rien de révolutionnaire dans les transports de demain. Tout va se faire par inflexions progressives, sans grande rupture.

Si des ruptures se manifestent, ce sera dans la dévalorisation potentielle de certaines zones. On voit ainsi aux Etats-Unis des banlieues résidentielles éloignées des centre villes qui menacent de s’effondrer sur elles mêmes. C’est ce sont qu’on appelle les shrinking cities. Cela se voit déjà au Japon pour des raisons démographiques, et un peu en Allemagne aussi. Ce sont des zones où la population diminue de fait et les propriétaires n’arrivent pas à vendre ; certains héritiers de ces biens les donnent même à la collectivité.

Imaginez que le prix de l’essence soit multiplié par trois, il y a des localisations qui vont poser problème ! Je ne dis pas que la ville entière va s’effondrer, mais il y aura des zones qui vont devenir des peaux de chagrin démographiques car on n’aura plus intérêt à habiter là. On va sans doute voir apparaître dans les prochaines années des différentiels importants entre les zones où il y aura toujours un dynamisme du foncier, et des zones où il y aura un fort réajustement du foncier. Ce qui fera la différence, c’est l’accessibilité, en voiture, mais aussi et surtout en transport en commun.

 

Longtemps le progrès dans les transports a été synonyme de vitesse. Est-ce toujours le cas ?

La vitesse routière est démodée : d’abord elle est dangereuse, ensuite elle occupe beaucoup de voierie car plus une voiture roule vite, plus elle consomme d’espace et de distances de sécurité.  Si vous voulez donner de la vitesse, il faut élargir les voieries et cela se fait au détriment d’autres activités urbaines. En plus, la vitesse a comme effet pervers d’étaler la ville. Quand vous donnez de la vitesse, la mobilité devient une grosse consommatrice d’espace.

Au contraire, s’il n’y a pas de signal d’accroissement des vitesses routières, les localisations se concentrent dans les zones bien desservies par les transports en commun. Avec ce type de choix, l’intérêt individuel va dans le sens de la construction d’un objet collectif qui s’appelle la ville. L’idée essentielle des villes aujourd’hui, européennes principalement, c’est le retour à la densité.

La voiture reste un outil fabuleux mais comme il est utilisé par des millions de personnes tous les jours, c’est un outil contraint. Ce n’est plus un outil qui fait rêver. La voiture est pour certains déplacements obsolète, usée moralement, car elle offre moins d’accessibilité que le TGV, moins que les trains dans certains cas, et parfois les transports en commun. Pour d’autres déplacements elle reste dominante, elle est encore à 80% de parts de marché.

 

On a le sentiment que le progrès en matière de transport urbain est de plus en plus du côté des contraintes : limitation de vitesse, contraintes écologiques, etc.

Il est du côté de ce qui peut compenser la vitesse : la fiabilité, le confort, la régularité. Si vous êtes sûr que le transport en commun passe toutes les 6 min, est climatisé, etc., c’est nettement mieux que la voiture. Ensuite, c’est le système de la carotte et du bâton. Plus on prend sa voiture et plus on sera gêné par les autres : embouteillage, stationnement, amendes, coût de l’essence, etc. Quand vous circulez dans Lyon un mardi matin sous la pluie (lorsqu’il y a donc peu de motards et peu de monde dans les bus), moins de 25% des voitures immatriculées dans la zone sont en circulation et pourtant tout est saturé. La ville est dévorée par la voiture, et c’est parce que la ville se défend qu’elle est obligée de mettre des contraintes : des rues piétonnes, des piquets sur les trottoirs, etc. C’est le paradoxe de la ville moderne occidentale : sa principale contrainte c’est l’augmentation du niveau de vie moyen de ses habitants. Ce qui veut dire un taux de motorisation croissant et une demande croissante de qualité des transports. Plus on est riches, plus on est contraints, plus on paye.

Comme disait Max Weber, il y a un désenchantement de la modernité. On croyait que la croissance du revenu c’était toujours plus avec moins de contraintes. On s’est trompé : c’est toujours plus mais avec toujours plus de contraintes.