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La place de l’Islam dans la société et la laïcité

Interview de Fethallah OTMANI

<< Il faut donner aux Musulmans les moyens de créer un institut pour former des imams. Pas un institut d’Etat, mais un institut fondé et géré par les musulmans >>.

Fethallah Otmani, chargé des relations publiques de l'Union des Jeunes Musulmans, répond à nos questions.

Propos recueillis pour le Cahier Millénaire3, n°23, cultes, cultures et laïcité sur l'espace commun (2001), pp 35-37.

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Date : 15/03/2001

Qu'est-ce que l'Union des Jeunes Musulmans (UJM) et quels sont ses liens avec le Centre islamique Tawhid ?
L'UJM est une association loi de 1901. Elle date de 1987 et a pour but de regrouper les jeunes Musulmans de la région. Le Centre est le pôle de l'UJM. C'est un lieu ressource qui permet d'aider les Musulmans à s'engager sur le plan social, économique, civique, etc. dans des structures qui sont souvent indépendantes de l'UJM. L'idée était de s'installer dans le centre de Lyon et de permettre aux membres de s'engager dans l'ensemble de l'agglomération. Le Centre comprend une librairie qui diffuse essentiellement des livres en français sur l'islam, une maison d'édition et une bibliothèque de recherche - 5.000 ouvrages en arabe, 1.000 en français. Il propose également des conférences grand public, des séminaires, des sorties, des débats, des cours d'arabe et de sciences islamiques, etc. Il y a également un lieu de prière et la possibilité de rencontrer un imam.

Qui vient à la librairie ?
Quelques français de souche qui s'intéressent à l'Islam, mais surtout de jeunes musulmans qui ne sont pas pratiquants, ou peu, et qui viennent redécouvrir la foi. Très peu d'arabophones. Notre public connaît souvent peu de chose à l'Islam, il vient chercher des bases, mais aussi des choses pratiques, qu'il peut rapidement traduire sur le terrain. Le retour à la foi se fait souvent à travers des événements culturels et traditionnels. Les jeunes ont envie de redécouvrir les fondements de ces événements. C'est un retour aux traditions, à la foi, qui répond à une perte des valeurs sociales et à la montée de l'individualisme.

Vous l'interprétez de la même façon que le retour aux origines d'autres catégories sociales ou religieuses ?
Dans les causes oui, en partie. Mais l'histoire de l'Islam est différente. Les Musulmans sont arrivés très tard. Ils ont essayé de s'adapter et de garder le minimum de leur foi. Les générations qui ont suivi ont été un peu perdues entre les traditions d'origine et la société française. Maintenant que le temps d'adaptation est passé, que l'on sait qui on est, on retrouve notre identité, notre foi et notre engagement social. Notre génération s'est beaucoup stabilisée. D'un point de vue identitaire, je me sens, moi, beaucoup plus à l'aise que mes parents en tant que citoyen et également pour exprimer ma foi. Les générations qui nous ont précédés étaient frileuses dans les deux domaines.

Islam et fonction sociale, comment les deux s'articulent-ils ?
La fonction sociale ne s'est pas vraiment traduite dans le Centre, même si on tient des permanences juridiques et administratives, et à un moment des permanences sociales et d'autres destinées aux étudiants pour les aider à trouver un logement ou à monter leur dossier de bourse. Mais elle se traduit surtout dans les quartiers, où nous sommes proches des gens qui en ont le plus besoin. C'est la vocation d'autres associations, qui ne sont pas directement affiliées à l'UJM, mais dont les membres le sont. C'est un travail humanitaire parfois, mais aussi civique. Les jeunes s'engagent dans la vie sociale à travers des structures existantes et apportent leur foi.

Quel regard portez-vous sur la laïcité ?
La laïcité est un cadre qui permet aux différentes religions de pouvoir s'exprimer. C'est un cadre qui nous convient parfaitement dans la mesure où il garantit qu'aucune religion ne prendra le pas sur une autre, et que toute personne, composante de cette société, peut s'exprimer. Le cadre théorique nous convient parfaitement. Mais, compte tenu de l'histoire de la société française où la laïcité s'est installée à travers un conflit avec le clergé catholique, la notion porte encore un sens conflictuel et elle est souvent mal interprétée. Il s'agit alors le plus souvent de faire abstraction de la voix des religions, alors que les croyants ont le droit de s'exprimer comme toute autre composante de la société. Cette mauvaise compréhension de la laïcité ne nous permet pas de nous faire entendre, son application est un peu étouffante.

Quelles solutions ?
Ce n'est pas un problème de cadre institutionnel ou juridique, mais d'interprétation et donc de personnes. Avec certains interlocuteurs qui ont une compréhension ouverte de la laïcité, le problème n'existe pas. Avec d'autre, oui. Par exemple, il y a des écoles ou certaines jeunes filles portent le foulard sans que cela pose de problème et d'autres d'où elles sont exclues ! Il faudrait que le cadre légal soit respecté. Là, il ne l'est pas. Plutôt que d'exclure et de marginaliser les Musulmans, il vaut mieux les laisser exprimer leur foi. Tant qu'il n'y a pas prosélytisme, il faut qu'ils puissent pratiquer leur religion, comme tout le monde et vivre dans le cadre public et laïc. La majorité des jeunes filles choisissent de porter le foulard. Ce n'est pas comme si elles y étaient obligées. Certaines, même, le font contre l'avis de leur famille.

Est-ce que votre lecture de la laïcité vous conduit à penser qu'il y a un effort à faire dans les cantines scolaires, qu'elles ne permettent pas le plein exercice de la religion ?
Oui et non. S'il y a 5% de Musulmans, à eux de s'adapter... ils ne mangeront pas de viande ce jour-là. Mais dans certaines écoles, il y a 90% de Musulmans ou 90% de Juifs... C'est alors indispensable de faire cet effort. D'ailleurs, parfois cela se fait. Là encore, tout dépend des personnes. Mais c'est rarement accepté. Même l'idée de servir des plats de substitution — c'est-à-dire le poisson — pose problème. Pourtant, quand on a 90% de gens qui mangent, ou ne mangent pas la même chose, c'est absurde de faire comme s'ils n'existaient pas et de s'attacher à une lecture exclusive de la laïcité.

Dans la librairie, vous vendez presque exclusivement des livres en Français, pourquoi ?
Je suis français, je suis né en France, je vis en France... Je suis d'origine algérienne et si ça reste important pour moi d'un point de vue culturel, mon attachement à la France est plus fort. Comprendre et vivre ma foi ne peut se faire que dans un contexte particulier et, ici, il est français. La langue me permet de mieux traduire ma foi, de mieux l'exprimer. Pour beaucoup la connaissance de la religion passe par le français, et si elle devait passer par l'arabe elle leur serait inaccessible. Certains parlent l'arabe dialectal, très peu l'arabe littéraire. Et quand bien même, c'est une question de principe. Nous sommes des Musulmans français, cette foi, nous voulons la vivre en tant que Français, et les connaissances doivent se faire à travers la langue française.

Est-ce que la représentativité des Musulmans passe par là aussi ?
L'unique problème de la représentativité des Musulmans est un problème d'éducation. Les Musulmans ne sont pas prêts à être représentés par quelqu'un qu'on leur impose de l'extérieur et qu'ils ne connaissent pas. Nous ne sommes pas contre le principe de la représentativité, il est évident que les pouvoirs publics ont besoin d'un interlocuteur, mais il faut laisser le temps aux Musulmans de s'organiser plutôt que de parachuter des gens d'en haut qui ne représenteront personne et que la base ne suivra pas.

Vous pensez que cette représentativité viendra d'elle-même lorsque l'Islam sera davantage enraciné en France ?
Oui. C'est plus un problème d'hommes que de principes. La représentativité oui, mais pour quel représentant. Il faut quelqu'un qui comprenne la religion et son contexte, la société française, etc. Et pour cela il faut un certain temps.

Cela nous amène à la question du "personnel" religieux
Oui. Il faut donner aux Musulmans les moyens de créer un institut pour former des imams. Pas un institut d'Etat, mais un institut fondé et géré par les Musulmans. C'est à nous de le faire et pas au Ministère de l'Intérieur ! C'est comme si on leur demandait de fonder un Institut Catholique, ça n'est pas logique ! Et pourtant, toutes les affaires musulmanes sont gérées par le Ministère de l'Intérieur. Pas que l'Islam d'ailleurs, le culte en général. C'est le Ministère de la Ville qui devrait avoir cela en charge. Pour la formation des imams on a besoin d'aide, mais c'est aux Musulmans de définir les programmes, les structures, de choisir les enseignants français ou étrangers. Comme pour d'autres religions. On sait qu'il y a des instituts catholiques financés par l'Etat. Il faut que les pouvoirs publics comprennent qu'ils doivent nous apporter également certains outils mais nous laisser notre indépendance, même s'ils gardent un droit de regard. Les Musulmans ne sont pas des enfants, il faut les laisser se prendre en main.

La pratique des traditions religieuses dans l'espace public, cela pose-t-il des problèmes ?
De moins en moins. Par exemple pour l'Aïd, maintenant tout est bien organisé au plan local. Il a fallu un peu de temps pour que cela se mette en place. Mais il reste certains problèmes auxquels il faudra répondre à terme. Pour les enterrements par exemple. Lorsqu'il y a un décès, on rapatrie le corps dans le pays d'origine, mais aujourd'hui il y a beaucoup de Français musulmans. Lorsqu'ils vont mourir, on ne pourra pas les envoyer en Algérie pour les enterrer ! Il faut qu'il y ait des cimetières et les réponses des pouvoirs publics sont frileuses.

Ici, c'est une association culturelle.Vous demandez des subventions ?
Non. On a fait une demande il y a très longtemps. A l'époque, on nous a fait comprendre officieusement que si on changeait de nom, disons "l'Union des jeunes Arabes", alors là, on pourrait avoir toutes les subventions qu'on voudrait. Mais on tient à notre identité et à notre indépendance, notamment financière. On veut pouvoir dire ce qu'on a à dire sans craindre qu'on nous coupe les vivres. Nos moyens viennent de la librairie, de l'édition et des cotisations des membres.

Vous êtes une association culturelle, mais est-ce que vous n'êtes pas également une institution cultuelle ?
Il y a une salle de prière, c'est vrai. Mais c'est une salle qui sert aussi aux conférences. L'espace de prière est là pour les prières journalières de gens qui viennent travailler ici. Lorsque le Centre ferme, l'espace est fermé. On ne le rouvre pas pour les prières du soir. Ce n'est pas une mosquée. C'est le côté culturel de l'Islam qui est mis en avant ici.

Est-ce que vous avez vocation à prendre position dans le débat public ?
Oui. C'est notre rôle. Mais on ne représente que l'UJM, pas la jeunesse musulmane dans son ensemble. C'est pour cela qu'on s'associe à d'autres. Par exemple, on a co-organisé la manifestation récente pour la Palestine.

Vous avez des liens avec d'autres religions ?
On a été en contact pendant très longtemps avec les Catholiques. En ce moment, on a des rencontres d'échange avec les Protestants, des activités communes, et un projet de coédition. Avec l'Université Catholique également, on va organiser une conférence. Mais on a moins de contacts avec les Juifs.

Je suis volontairement provocateur, mais on dit qu'il y a un problème dans l'Islam avec la place des femmes, qu'en pensez-vous ? 
C'est vrai, il y a un problème. C'est un phénomène traditionnel. Les femmes ont été mises de côté, même ici au début. Aujourd'hui, plusieurs femmes font partie du conseil d'administration de l'UJM et appartiennent à l'aile dirigeante. Il y a eu des résistances, notamment de la part de ceux qui étaient les plus marqués par les traditions de leur pays d'origine. La meilleure formation des jeunes à l'islam a modifié ce rapport et les femmes prennent mieux leur place aujourd'hui. Mais le problème n'est pas entièrement réglé, pas plus qu'il n'est réglé dans la société française. Dans la mesure où c'est davantage un problème culturel qu'un problème religieux, c'est une disparité qui va progressivement disparaître.

Vos projets ?
Continuer notre travail d'information et de diffusion de la culture musulmane. Nous avons aussi le souhait de créer un Centre socio-éducatif pour les jeunes. Beaucoup de parents musulmans ne souhaitent pas que leurs enfants fréquentent les centres sociaux. Ce sont des enfants qui prennent des cours d'arabe mais qui n'auront aucunes activités par ailleurs, ni artistique, ni culturelle. On voudrait pouvoir leur offrir plus que des cours d'arabe et leur permettre de s'éveiller à travers lethéâtre, des activités sportives, etc. D'ailleurs, on lance un appel aux bonnes volonté...