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La place d’un designer de service dans un processus de projet

Interview de Eric BRANDY

Architecte d'intérieur et scénographe de formation

<< En France, on a tendance à associer le design à quelque chose d'artistique et on a du mal à le faire interagir avec le management et le business. Pourtant, la clé du travail du designer se trouve dans son intégration au processus managérial >>.

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Date : 05/04/2011

Interview réalisée par Geoffroy Bing (Nova7), le 6 avril 2011

Architecte d’intérieur et scénographe de formation, Eric Brandy est cofondateur de l’Agence de Design lyonnaise Veeb Design, toute jeune entreprise créée en septembre 2010. Veeb Design est spécialisé dans le design de service.

Cet entretien aborde la manière dont un designer de services procède pour enrichir et contribuer à la conception d’un projet. Loin de la posture artistique ou la fonction esthétique qui sont trop souvent associées à la figure du designer, le designer de service se place au carrefour des logiques managériales et marketing de l’institution. Décrivant avec précision les phases de travail du designer de service ainsi que sa valeur ajoutée dans la conception de nouveaux équipements ou aménagements publics, Eric Brandy nous livre des enseignements précieux sur la place d’un designer de service dans un processus de projet.

 

Quels sont les postulats sur lesquels repose l’expertise de votre agence ?

Nous sommes partis de la constatation que les designers en général avaient tendance à intervenir trop tard dans un projet, souvent en fin de chaîne décisionnelle, quand beaucoup de décisions ont déjà été prises, ce qui fait que leur intervention se limite souvent à des aspects esthétiques et techniques alors que certains questionnements de fond n’ont pas été réellement soulevés. D’où des projets pas entièrement satisfaisants, des dépenses d’argent inutiles, ou des décalages entre ce que le public reçoit et ce qui a été pensé à l’origine. En apportant des solutions créatives et stratégiques aux organisations pour gagner une compréhension profonde et empathique des besoins de leurs clients ou usagers, il est possible d'améliorer grandement la qualité des services et produits offerts  et de générer davantage de valeur pour l'utilisateur final tout en améliorant les marges et l'efficacité au niveau organisationnel.

 

Veeb Design est une agence de design de service. Qu’est ce que le design de service ?

Le design de services est une approche inter-disciplinaire, issue des domaines traditionnels du design et des sciences économiques et sociales. En intégrant le design, le management, le marketing, et la recherche, son objectif est d'enrichir l'expérience de l'utilisateur  en améliorant la forme et la fonctionnalité d'un service. La croissance de la part des services dans l'économie mondiale (60 à 75% dans les pays industrialisés) a provoqué un besoin pour une approche plus structurée et globale du design qui, historiquement était davantage circonscrit aux environnements, aux produits et à la communication. Les services sont des systèmes complexes d'échanges entre des personnes, des espaces, des interfaces, des produits, des processus et de règlementations, ils ont donc besoins d'être conçus, optimisés et améliorés constamment pour rester désirables et compétitifs.
Pour avoir étudié les méthodes et pratiques déployés par les praticiens du design un peu partout dans le monde, nous sommes arrivés au constat que ces méthodes étaient très proches sinon identiques, que ce soit dans le design d’espace, le design de produit, le design d’expérience, etc.  Pour nous, l’idée est donc, à partir de l’ensemble de ces disciplines, de proposer des systèmes complets. Le service, comme système, mobilise l’ensemble de ces disciplines. Le design des services prend en compte quatre grandes composantes : la composante du management qui est propre à l’entreprise (qui a trait à la viabilité économique, à la conduite du processus dans l’entreprise), la  composante client/usager, la composante marketing et la composante design elle-même.

 

Comment travaille un designer de services ?

On a souvent l’image du designer artiste, voir autiste qui va travailler de son côté et remettre plus tard le fruit de son travail. En France, on a tendance à associer le design à quelque chose d’artistique et on a du mal à le faire interagir avec le management et le business. Ce n’est pas du tout le cas dans les pays anglo-saxons. Pourtant, la clé du travail du designer se trouve dans son intégration au processus managérial. Or bien souvent, il ne participe pas à la rédaction du brief ! La collaboration doit être intégrée dès l’amont du projet avec les marketeur, les managers et le maximum d’usagers potentiels. Un "designer de service" travaille donc idéalement dès les phases préliminaires d'un projet, en collaboration avec les décideurs organisationnels, pour accompagner le projet tout au long de son développement.

 

Cette dénomination, « design de service », ne traduit-elle pas un changement de paradigme qui redéfinit la place de l’intangible dans la création de valeur ?

En effet, le service n'est pas un "nouvel objet" du design. Un service se définit avant tout par ses caractéristiques intangibles: temporalité, pas d'appropriation, pas de stockage, difficulté à mesurer la qualité et la reproductibilité. Le fait est qu'aujourd'hui la création de valeur pour l’usager passe de plus en plus par la qualité de l’interaction et de l’expérience réelle que propose un produit fabriqué. L’économie a tendance aussi à changer de modèle où le produit n’est plus une fin en soi mais devient un support du service qu’il rend. C’est très net dans la téléphonie mobile où le téléphone n’est plus qu’un support de l’abonnement téléphonique. Le produit fait même parfois perdre de l’argent à l’entreprise par rapport au service! Google, dont le modèle économique est clairement orienté service, prend le chemin inverse en proposant désormais des téléphones portables comme plateforme pour ses futures innovations. De même, Apple est autant orienté produit (Macs, iPod...) que services (iTune, mobileMe...) avec une plateforme multi-supports complètement cohérente, où la création de valeur passe autant par le produit que par le service.

 

Pour vous, qu’est-ce que l’usage ?

Pour moi, l’usage est le rapport d’une personne à un environnement ou un objet. Et ce n’est pas forcément un rapport conscient, contrairement à l’utilisation. De manière inconsciente, notre environnement influe sur notre comportement sous la forme de micro-frustrations ou de stratégies de contournement par exemple. Par exemple, le savon n’arrête pas de tomber dans la douche, on n’arrête de se baisser pour le ramasser et on manque de tomber à chaque fois si ce n’est en s’accrochant au rideau de douche. On ne fait pas forcément attention à cela, c’est un comportement inconscient mais qui fait partie de l’usage global que l’on a de la salle de bain. Dans les TCL, en instaurant l’accès par l’avant dans les bus, on a modifié grandement le comportement des usagers. En modifiant une composante de l’environnement, l’usager passe devant le chauffeur, et est incité à valider son ticket à travers un rapport conscient ou inconscient à l’autorité. En entrant pas l’arrière, l’usager n’a pas forcément le réflexe de se déplacer à l’avant pour valider son ticket.

 

Est-ce que le rôle du designer n’est pas d’observer ces usages pour en tirer des enseignements et des solutions ?

La recherche en design vise en effet à travailler sur ce matériau car il en dit beaucoup sur les personnes et les choses qu’elles n’expriment pas. Un sociologue, un ethnologue vont étudier les comportements de société, utiliser des méthodes qualitatives de recherche pour faire ressortir des enseignements. Le designer va employer les mêmes méthodes, voire travailler conjointement avec ces chercheurs  pour rendre ces éléments plus tangibles et les intégrer à un système.

 

Quelles sont les étapes de travail d’un designer des services ?

Je dirais qu’il y a 6 grandes phases de travail.
Une première phase de compréhension globale où toutes les composantes de la problématique (institution, usagers, tendances) vont être soulevées et rassemblées à la faveur de méthodes de collecte d’information : interviews  contextuelles, focus groups, sondages, études d’usage, observations de terrain etc..
La deuxième phase est une phase plus stratégique et consiste à synthétiser l’information, à développer les principaux axes de recherche, et à circonscrire une problématique plus précise.
La troisième phase est une phase d’idéation où tous les intervenants du système sont invités à générer des idées sous la forme de séances de brainstorming ou de workshop, à inventer des solutions de solutions, formuler des hypothèses. Concevoir cette phase comme un processus participatif permet de faire accepter un projet.  On peut très bien y associer des utilisateurs précoces ou des personnes complètement réfractaires au sujet.
Vient ensuite la phase de filtrage qui consiste à resserrer et contrôler les idées par rapport à la stratégie ainsi qu’à vérifier avec le mandataire ce qui est faisable ou non.
La phase de visualisation sous la forme de prototype est une étape clé qui permet d’expliquer ce qu’il se passe, de tester les idées en conditions réelles, de valider. Il faut la voir comme étape de facilitation.
Enfin, vient la phase de réalisation qui rassemble le développement du projet, le suivi des travaux, la formation du personnel, etc.
J’ai coutume de dire que ce phasage permet de réduire les incertitudes et bien souvent d’éviter d’engager de trop lourds investissements, trop tôt.

 

Le prototype ne joue-t-il pas un rôle spécifique dans  la réduction de ces incertitudes ?

En effet, le prototype permet de tester une idée et réduire des incertitudes avant d'investir. Il y a plusieurs sortes de prototypes. Ça peut être un prototype papier très basique ou fait de matériaux hétéroclites. On peut aussi entrer dans des prototypes plus élaborés en 3D par exemple, qui peuvent être soumis à des utilisateurs. Un prototype ne doit pas être trop abouti, car on a tendance à chercher tous les défauts sur un produit fini, sans en voir son potentiel réel. Plus le prototype sera « brut », plus on sera en mesure d’en cerner le potentiel futur de manière à le développer par la suite. Avec un produit quasi-fini, on n’osera plus apporter de modifications parce qu'en plus d'avoir investi un tramps précieux, beaucoup d'argent aura été dépensé pour l’élaborer. Le prototype permet d’alimenter la pensée, « c’est penser pour construire et construire pour penser ». Ce n’est pas seulement une étape de validation.

 

Prenons un exemple grandlyonnais, le projet « Rives de Saône ». La question des services dont les rives de Saône vont être équipées est posée. Par exemple cet espace doit-il permettre un accès à Internet par exemple et si oui, sous quelles formes ? Comment un designer des services peut-il aider à avancer sur ces questions ?

Pour réfléchir à ces questions, il serait intéressant d’observer ce qu’il se passe à Lyon sur des espaces un peu similaires, les comportements des personnes dans ces espaces, leurs motivations, etc. pour avoir en tête leurs préoccupations. Des bornes wifi par exemple révèlent une problématique de self-service. Qu’est ce qui relève de cette même catégorie de service dans le Grand Lyon ? Le vélo’v par exemple. Qu’est-ce qu’on pourrait apprendre des usagers des bornes vélo’v pour le transposer à la problématique d’équipement wifi et de détente sur les rives de la Saône ? Comment ils interagissent avec les bornes ? Qu’est-ce qu’ils en retirent comme intérêt ? Comment ils pensent le fait d’utiliser un service et devoir le rendre en l’état ? Comment voient-ils leur rapport au contrôle ? La façon de payer, de s’abonner, etc. ? Ce sont des éléments qui pourraient très bien entrer en ligne de compte dans un projet sur les berges de Saône. C’est en fait un benchmark qui consiste à observer des bonnes pratiques dans des domaines similaires (mais pas forcément identiques) qui traitent d’une des dimensions du problème auquel nous sommes confrontés. S’il s’agit de traiter du rapport à l’enfance sur les berges de Saône, allons voir le parc Astérix, des crèches municipales, des écoles, etc., il y a certainement de bonnes idées à étudier !

 

Comment procède le designer pour s’imprégner des problématiques d’usage et de comportement inhérentes à tout projet d’aménagement ?

Cela passe d’abord par de l’observation. L’observation est importante parce qu’entre ce que disent les gens et ce qu’ils font, il y a souvent un décalage. Quelle personne va dire qu’elle se gare sur des places handicapées ? Aucune ! Pourtant, il y en a qui le font ! Mais nous allons aussi interviewer des riverains, des amateurs de randonnées, de vélo, des skaters, etc. pour voir ce qu’ils ont à dire sur le projet. Il ne s’agit pas à ce stade d’orienter leurs idées à travers une présentation trop précise du projet ou d’un concept. Sur le démarrage d’une démarche, il vaut mieux avoir à peu près l’idée en tête de ce que l’on veut obtenir des gens, ça va permettre d’alimenter un concept qui ensuite sera à même d’être proposé. Sinon, on risque de partir sur des idées préconçues, sur ce que la personne a verbalisé en disant « je veux ça » et on lui donne « ça »  pour se rendre compte finalement que ce qu’elle a dit n’est pas forcément ce dont il lui faut. Il vaut mieux poser des questions ouvertes  du type « pour vous qu’est-ce qu’une belle journée de pique-nique ? », « une belle journée à vélo ? », des questions dans lesquelles il n’y a pas d’enjeux réels dans un premier temps. Le sociologue adopte très souvent cette démarche de questions ouvertes, très évocatrices. Si vous commencez par demander « pour ou contre des bornes wifi sur les berges de Saône ? », il y aura certainement 80% des personnes qui crieront au scandale en les associant aux antennes relais. La base du projet concerne l’expérience de promenade. C’est donc bien sur cette notion que l’on va orienter nos recherches. La question de l’accès à Internet est à considérer comme un attrait supplémentaire mais qui ne doit pas faire oublier le sens premier du projet.

 

L’étude de  l’acceptabilité est-elle dimension importante du travail du designer ?

Plutôt que d’acceptabilité, j’utiliserais un autre terme : la désirabilité. L’intérêt la phase de recherche du designer est de déterminer quels sont les facteurs de désirabilité, à savoir les tendances latentes dans la société, ce qui fait vibrer les gens sur une problématique précise et qu’est-ce qu’au fond les gens attendent. Pour nous, un projet puise toute sa valeur dans ce qu’il parvient à concilier le désirable (qui relève de l’humain), le viable (économique), le faisable (technologique). On maximise les chances de réussite du projet en prenant en compte ces trois dimensions.

 

Comment peut-on se prémunir contre les conflits d’usage dans l’espace public ?

Il est évident que les conflits d’usage seront une donnée d’entrée que le designer devra prendre en compte dans sa réflexion. Pour cela, la connaissance du Grand Lyon sur ce sujet devra être transmise dès la phase de recherche. Une chose intéressante à faire, qui est issue du design d’expérience et d’interaction, est de créer des profils d’utilisateurs. En observant les comportements des gens, le designer va établir des profils, des personnages archétypaux qu’il va essayer de personnifier avec plus ou moins de précision, leur donner une histoire, imaginer ce qu’est leur vie, en se basant sur ses observations. Il identifiera d’une part les utilisateurs extrêmes, que ce soit des utilisateurs précoces ou des utilisateurs  hyper tardifs et d’autre part le cœur des utilisateurs. Cette  méthode peut permettre d’anticiper certains comportements, de tirer certains enseignements et de mettre en avant certains points de blocage ou conflits d’usage par rapport à un même objet. Cette approche est très utilisée dans le domaine du numérique et de la conception web. Mais la résolution des conflits d’usage passera par la suite par un travail d’idéation, de filtrage, d’essais et de prototypage qui peut permettre de réduire le problème petit à petit.