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La dimension existentielle de la consommation

Interview de Gilles LIPOVETSKY

Gilles LIPOVETSKY
Droits réservés Trafik/Grand Lyon© Cédric Audinot
Philosophe, professeur à l'Université Stendhal de Grenoble

<< L'hyperconsommation exprime le plaisir narcissique de sentir une distance avec le commun, en bénéficiant d'une image positive de soi >>.

L’idée de société de consommation sonne aujourd’hui comme une évidence, tant elle apparaît comme l’une des figures les plus emblématiques de l’ordre économique et de la vie quotidienne des sociétés contemporaines. Pour autant, le sens accordé à la consommation fait problème. Son étude a longtemps été freinée par la connotation négative attachée au phénomène consommatoire, les travaux pionniers des sociologues Veblen et Simmel au tournant du XXè siècle ayant montré comment la consommation d’objets servait de stratégie distinctive aux classes bourgeoises pour affirmer ou afficher leur statut social. Lorsque les classes laborieuses, avec l’augmentation du revenu discrétionnaire caractéristique du fordisme et de la révolution salariale, ont elles-mêmes eu accès au temps libre et à la consommation marchande, cette dernière a été à nouveau associée au superflu et à l’inauthentique. Par définition improductive et destructrice de richesses, la consommation apparaît également comme la principale responsable de l’empreinte écologique de l’humanité.
Mais comme s’attachera à le montrer dès les années 1980 Gilles Lipovetsky, aux côtés de Jean Baudrillard ou Pierre Bourdieu, il y a bien plus que cela dans la consommation. Son influence sur l’individu et la société se révèle considérable. Rares en effet sont les phénomènes qui, comme la consommation, ont réussi à modifier si profondément les modes de vie et les gouts, les aspirations et les comportements du plus grand nombre en un laps de temps aussi court. La réflexion de Gilles Lipovetsky indique que la consommation a acquis une dimension proprement existentielle. Contribuant à approfondir le mouvement d’autonomisation de l’individu, la consommation est également mise au service de la quête du bonheur de chacun. En ce sens, si la contribution de la consommation au bien-vivre provoque la déception, toute volonté de réforme de la société de consommation implique de développer les alternatives à la consommation dans la construction de l’identité individuelle.

Agrégé de philosophie, professeur à l’Université Stendhal de Grenoble, Gilles Lipovetsky est membre du Conseil d'analyse de la société et consultant de l'association « Progrès du Management ».

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Date : 29/04/2013

Quel rôle a joué l’émergence de la société de consommation de masse durant les trente glorieuses dans la montée de l’individualisme ? 

L’individualisme est quelque chose d’ancien. Il se met véritablement en place au 18ème siècle avec la révolution et la société des droits de l’homme. Mais dans la vie quotidienne, l’individu reste entravé par des normes sexuelles, sociales, religieuses, politiques. C’est donc un individualisme limité, discipliné, politisé. Du reste, on n’hésitera pas à demander à l’individu de se sacrifier pour la révolution, pour la nation, notamment au cours des deux guerres mondiales. Or, la société de consommation qui va émerger au sortir du conflit va jouer un rôle essentiel, capital, dans l’approfondissement du mouvement d’individualisation.
Un moment fondateur réside dans la mise en place du modèle industriel fordiste dans la mesure où celui-ci va inaugurer une nouvelle philosophie commerciale, en rupture avec le passé : vendre la plus grande quantité de produits avec une faible marge bénéficiaire plutôt qu’une petite quantité avec une marge important. L’émergence d’une économie de la consommation de masse est inséparable de cette invention marketing qu’est la recherche du profit par le volume et la pratique de prix. En ce sens, l’âge moderne de la consommation est porteur d’un projet de démocratisation de l’accès aux biens marchands. Un autre vecteur essentiel de l’essor de la consommation marchande concerne la mise en marché. Le développement de la grande distribution va briser l’ancienne relation marchande dominée par le commerçant et faire émerger un nouveau consommateur qu’il s’agit d’éduquer et de séduire par la publicité.
C’est cette mise à disposition et cette promotion auprès du plus grand nombre des produits emblématique de l’affluent society, l’automobile, la télévision, les appareils électroménagers, qui va jouer un rôle essentiel, capital à mes yeux dans ce que j’ai appelé la seconde révolution individualiste. En effet, l’augmentation du pouvoir d’achat et la production de masse permettent au plus grand nombre d’acheter ce qui fait plaisir et non plus seulement ce dont on a besoin. C’est l’entrée dans la société d’abondance où les classes privilégiées ne sont plus les seules à pouvoir consommer au-delà de la simple couverture des besoins physiologiques. Ce faisant, l’essor de la consommation marchande va diffuser un référentiel culturel qui n’était diffusé jusque là que dans un petit monde. Ce référentiel, c’est celui du bonheur privé et de l’hédonisme. Il travaille à délégitimer les idéaux sacrificiels traditionnels au bénéfice des jouissances privées. Il provoque un basculement du temps vers la vie au présent et ses satisfactions immédiates. La consommation marchande devient une nouvelle raison de vivre, un mode de vie centré sur les valeurs matérialistes.

Qu’elle est cette seconde révolution individualiste ?

Les évolutions que je viens de décrire vont faire de la consommation l’agent fondamental de la montée d’un nouvel individualisme. En exaltant les idéaux du bonheur privé, la publicité et les médias ont favorisé des conduites de consommation moins assujetties au jugement de l’autre. Ils ont légitimé la recherche de plaisirs personnels, autrement dit la volonté de vivre pour soi. Dès cet instant, les anciennes puissances d’encadrement, d’ancrage social, de contrôle collectif et communautaire vont perdre de leur influence. En donnant une place centrale à la recherche d’une vie meilleure pour soi-même et les siens, l’essor de la société de consommation est bien au principe de l’effacement de l’ancienne modernité disciplinaire et autoritaire, dominée par les affrontements et idéologies de classes, et le poids des impositions collectives. Après l’agitation politique et culturelle des années soixante, les valeurs et les finalités sociales vont faire l’objet d’une désaffection généralisée au profit d’un reflux des intérêts sur des préoccupations purement privées que sont l’autonomie et l’accomplissement personnels. Désormais, et probablement pour la première fois dans l’histoire, les institutions fonctionnent à vide. Elles semblent incapables de mobiliser les passions. La dépolitisation et désyndicalisation prennent des proportions jamais atteintes. Désormais, nous vivons pour nous-mêmes, sans nous soucier de nos traditions et de notre postérité.

Dans quelle mesure les promesses de la société de consommation contribuent-elles à redéfinir le rôle du  politique ?

Ce qui me parait essentiel à l’échelle de la longue histoire, c’est que, dans le cadre de la société de consommation, le politique se décrédibilise s’il appelle à des idéaux sacrificiels. Jusqu’aux deux guerres mondiales, la nation l’emportait sur l’individu. Au nom de la nation, on appelle les individus à se sacrifier. Les politiques, les généraux s’enorgueillissaient de pouvoir envoyer 100 000 morts dans les tranchées de Verdun. Aujourd’hui, lorsqu’il y a un mort en Afghanistan, c’est un drame inacceptable. La société de consommation entraine la disparition des grands buts et grandes entreprises pour lesquels la vie mérite d’être sacrifiée.

Plus largement, la vie au présent et l’hédonisme ont remplacé les attentes du futur historique et les militantismes politiques. La fièvre du confort s’est substituée aux passions nationalistes et les loisirs à la révolution. On a vu émerger une nouvelle religion de l’amélioration continuelle des conditions de vie. Le mieux-vivre, profiter de la vie, jouir du confort marchand deviennent une passion de masse, le but suprême des sociétés démocratiques. Telle est l’ambition de la société de consommation, libérer le principe de jouissance, arracher l’homme à tout un passé de manque, d’inhibition et d’ascétisme.

Si les « trente glorieuses » ont forgé ce modèle de la société de consommation, vous avancez l’idée que nous serions progressivement entrés dans une ère d’hyperconsommation. Qu’entendez-vous par là ?

En apparence, rien ou presque rien n’a changé : nous évoluons toujours dans la société du supermarché et de la publicité, de l’automobile et de la télévision. Pourtant, depuis plus d’une vingtaine d’années, nous assistons à une transformation profonde des pratiques quotidiennes et de l’univers mental du consumérisme. Tout d’abord on peut observer une infiltration de la logique marchande dans tous les interstices de la vie quotidienne. C’est une logique exponentielle. C’est pour cela que je parle d’hyperconsommation. Ce n’est pas une rupture mais une exacerbation de la consommation marchande qui se répand dans des domaines qui lui étaient jusqu’à présent étranger. La société d’hyperconsommation est une société d’hypermarchandisation de la vie. Cet envahissement de la consommation marchande tend à colorer, à imprégner toutes choses. Le meilleur exemple de cela est la fête de Noel qui est devenu d’abord et avant tout une fête consumériste. La consommation a pris le pas sur le sens traditionnel. La fête religieuse n’est que le décor d’une orgie de cadeaux.

L’hyperconsommation c’est aussi l’idée que la logique consumériste n’est plus circonscrite aux seuls actes de la vie du consommateur. Les principes de libre-choix, de changement, de calcul de l’intérêt, de self-service ont gagné les autres formes de comportements de l’homme en société. Regardez l’acte politique, syndical, ou encore le couple et la famille. Les gens sont moins pris dans des logiques d’engagement ferme. Ils zappent, changent d’avis, expriment une versatilité, une flexibilité permanentes qui sont celles du consommateur. Le modèle consumériste est devenu le modèle dominant de la vie en société.

L’hyperconsommation ne traduit-elle pas également une approche plus existentielle et non plus seulement fonctionnelle de la consommation ?

 A l’évidence ! On a vu la montée d’un nouvel imaginaire de consommation fondé sur une volonté de construire de façon individualisée son mode de vie, avec pour seule limite le niveau du pouvoir d’achat. Il s’agit d’exercer une domination sur le monde et sur soi pour jouir ici et maintenant. Cette volonté de puissance au service d’une quête du bonheur intérieur se loge au cœur de l’hyperconsommateur. Cette quête renvoie tout d’abord au plaisir de nouvelles expériences, de la multiplication des sensations et des émotions. Il ne s’agit plus seulement d’accéder à des services, on veut du vécu, de l’émotion, des affects, des sensations. A cet égard, il me semble que la civilisation de l’objet a été remplacée par une économie de l’expérience.
L’hyperconsommation exprime également le plaisir narcissique de sentir une distance avec le commun en bénéficiant d’une image positive de soi. Ce qui importe n’est plus d’en imposer aux autres mais de confirmer sa valeur à ses propres yeux, d’être comme le disait le sociologue américain Thorstein Veblen « satisfait de soi ». Le slogan « L’Oreal, parce que je le vaux bien » est emblématique de cette idée que, dans la société d’hyperconsommation, chacun considère avoir droit à l’excellence et aspire à vivre dans les conditions les meilleures. A la différence de la consommation d’autrefois qui rendait visible l’identité économique et sociale des personnes, les actes d’achat traduisent aujourd’hui avant tout des différences d’âge, des gouts particuliers, l’identité et culturelle singulière des individus.
Plus largement, à une époque où les traditions, la religion, la politique sont moins productrices d’identité, la consommation se charge de plus en plus d’une fonction identitaire, en apportant des réponses à la question : qui suis-je ? L’hyperconsommateur n’est plus seulement avide de bien-être matériel, il apparait comme un demandeur exponentiel de confort psychique, d’harmonie intérieur et d’épanouissement subjectif. Le matérialisme de la première société de consommation, même s’il n’a pas disparu, est passé de mode : nous assistons à l’expansion du marché de l’âme et de sa transformation, de l’équilibre et de l’estime de soi. En ce sens, la société d’hyperconsommation est celle dans laquelle la consommation se clive radicalement, s’ordonnant autour de deux axes antagonistes : d’un côté, l’achat corvée ou l’achat pratique de produits de nécessité ; de l’autre, l’achat hédonique.

La consumérisation de l’existence n’est-elle orchestrée également par le marché lui-même ?

Le système économique capitaliste a parfaitement su tirer profit et encourager cette évolution de l’imaginaire de consommation. De fait, moins les styles de vie sont commandés par l’ordre social et les sentiments d’appartenance de classe, plus s’imposent la puissance du marché et la logiques des marques. A côté de l’actionnaire, le consommateur constitue bien l’autre figure centrale du nouvel âge du capitalisme. La logique financière et la logique consumériste sont au principe de la mutation de l’économie mondialisée. A la création de valeur pour l’actionnaire répond l’impératif est de marchandiser des pans toujours plus étendus des modes de vie et des expériences de l’existence.

Ce mouvement repose sur une restructuration profonde du système productif. Le système fordien diffusant des produits standardisés a cédé le pas à une économie pilotée par la demande. Le système marchand s’est appuyé sur le marketing et la technologie pour intégrer et stimuler de façon toujours plus fine et permanente les besoins et la consommation. L’innovation, ou plus exactement l’apparition incessante de nouveaux produits et services, est devenu une clé de la croissance des entreprises dans la société d’hyperconsommation : l’innovationnisme a supplanté le productivisme de l’époque fordienne. Et pour promouvoir cette frénésie d’innovation et l’incarner dans une marque, des entreprises ont littéralement fait exploser leurs dépenses de publicité durant les dernières décennies. Tout ceci aboutit au fait que l’individu, certes plus autonome sur le plan social, est de plus en plus tributaire du règne de la consommation marchande pour la satisfaction de ses besoins. Le corolaire de cela est l’importance considérable donnée au travail et à l’argent dans nos sociétés : comment accéder aux jouissances de la consommation sans travail rémunérateur ? L’angoisse du chômage et la course à l’augmentation des revenus se poursuit irrésistiblement.

En même temps, vous suggérez que la recherche du bonheur personnel est en elle-même porteuse d’exigences sans fins ?

 Tocqueville a montré que, parce qu’il est fondé sur l’égalité des individus, l’ordre social démocratique a engendré le refus de la fatalité des appartenances sociales et des insatisfactions permanentes. Cette logique égalitaire du droit au bonheur est porteuse d’exigences sans fins. Les finalités consommatoires que sont l’autonomie subjective, la densification et l’allongement de la vie, la santé, le bien-être, ont pour caractéristique de ne pas avoir de territorialité fixe, repoussant toujours plus loin leurs frontières, ignorant toute saturation. On peut ajouter que le renouvellement incessant de l’offre est en soi un facteur de plaisir. Lorsque l’on achète de l’expérience vécue, la nouveauté apparaît comme une condition de la jouissance. 

Le libre gouvernement de soi et l’immensité des possibles qui caractérisent la société d’hyperconsommation ne se révèlent-ils pas source de désarroi pour l’individu ?

 Le relâchement des contrôles, les normes hédonistes, le sur-choix, l’éducation libérale, tout cela a contribué à agencer un individu détaché des fins communes et qui se montre souvent incapable de résister aux sollicitations du dehors comme aux impulsions du dedans. Ainsi nous sommes témoins de tout un ensemble de comportements déstructurés, de consommations pathologiques. La tendance aux dérèglements de soi accompagne la culture de libre disposition des individus livrés au vertige d’eux-mêmes dans le supermarché contemporain des modes de vie. A mesure que s’amplifie le principe de pleine puissance sur la direction de sa vie, les manifestations de dépendance et d’impuissance se développent. La consommation narcissique peut alors entraîner un malaise diffus et envahissant, un sentiment de vide intérieur et d’absurdité de la vie, une incapacité à sentir les choses et les êtres. Ainsi, alors que l’immense majorité se dit heureuse, on assiste à la montée inexorable du stress, des dépressions et des anxiétés. De plus, la société d’hyperconsommation n’a pas éradiqué la pauvreté et la précarité, l’abondance continue de se déverser de façon différenciée.  

Finalement, n’a-t-on pas fait l’erreur de croire que le bonheur pouvait se consommer, alors même que l’essentiel ne s’achète pas ?

Il ne faut pas pour autant verser dans une diabolisation radicale de la consommation. Reconnaissons les éléments positifs du consumérisme, et au premier rang desquels figure l’autonomie de l’individu. Affirmons-le, la consommation est capable d’apporter de vraies satisfactions. Les excès préjudiciables de la consommation ne suffisent pas à déprécier le phénomène dans son ensemble. La recherche de l’agréable, du divertissement, de l’évasion, mais aussi de la facilité et de la légèreté sont consubstantiels au désir humain. A l’évidence la consommation est une condition nécessaire au bonheur. Pour autant, elle ne parait pas suffisante.

Les progrès du confort et la multiplication des expériences ne sauraient nous rendre maitre du bonheur. Rousseau a bien mis en évidence les dilemmes insurmontables de la question du bonheur. Parce qu’il est incapable de se suffire à lui-même, l’être humain a besoin d’autrui pour connaitre le bonheur. Mais parce que son bonheur est justement inséparable du rapport à l’autre, l’individu est inévitablement voué aux déceptions et aux blessures de la vie. Dépendant des autres pour être pleinement heureux, mon bonheur est nécessairement fugitif et instable. En d’autres termes, ce sont les relations aux autres qui suscitent les passions les plus immodérés, les joies mais aussi les douleurs les plus vives. Or, la consommation ne permet pas de combler les sentiments de manque existentiel liés au rapport à l’autre, ceux portant sur la communication, l’amour, la réalisation professionnelle, la reconnaissance, l’estime de soi. C’est pour cette raison que la société de consommation débouche sur ce que j’ai appelé un bonheur paradoxal.

Face à ce bonheur paradoxal de l’hyperconsommation, vous vous prononcez en faveur d’un progrès de la consommation. Quel peut-il être ?

 Je rappelle tout d’abord que, à mes yeux, le scénario le plus probable pour l’avenir, sauf catastrophes, est celui de l’élargissement de la société d’hyperconsommation à l’échelle de la planète. Ce sont des centaines de millions de Chinois et d’Indiens qui entrent aujourd’hui dans la spirale de l’abondance des biens et services marchands. Cela n’empêche pas que la place qu’a prise la consommation dans nos sociétés est évidemment source d’inquiétudes. En particulier parce qu’elle va de pair avec des formes d’addictions, de perte de contrôle de soi. Songeons à l’obésité. Il s’agit bien d’un phénomène massif : aux Etats-Unis, 40% de la population est en surpoids. Nous sommes face à un exercice anarchique de la liberté, une absence de garde-fous qui entraînent des conséquences désastreuses. Mais on retrouve cette idée d’addiction dans les jeux vidéo, internet, les achats impulsifs. Ainsi, il me semble qu’une première évolution souhaitable consiste à mettre davantage de régulation. Cela suppose d’agir sur une multitude d’éléments. Sur la question de l’obésité, cela veut dire de jouer sur la publicité, la composition des produits, l’information de la population, etc. La difficulté est d’autant plus grande que l’on se trouve dans une société pétrie d’injonctions contradictoires : l’hédonisme alimentaire d’un côté, la minceur de l’autre.

Le sens de la consommation peut-il faire l’objet d’un débat public ?

 Je ne pense pas que le politique puisse se prononcer directement sur le sens de la consommation. La consommation est d’abord l’affaire du marché. Sauf à prétendre prescrire au marché ce qu’il doit produire, je ne vois pas bien comment le politique pourrait dicter le sens de la consommation. Selon moi, il ne peut agir que de façon indirecte. On peut certes essayer de freiner la consommation, en développant par exemple la fiscalité écologique. Mais, de mon point de vue, cela n’est pas à la hauteur des enjeux. La consommation s’est infiltrée partout. Elle imprègne si profondément la vie quotidienne qu’il est impossible d’envisager une réforme d’ensemble la société de consommation. C’est pour cela que les marges de changement des modes de consommation apparaissent davantage du côté de l’offre. Les enjeux écologiques impliquent à l’évidence une inflexion dans les manières de produire et le contenu des produits eux-mêmes. Il s’agit de favoriser les progrès technologiques pouvant permettre de concilier la consommation et la préservation de l’environnement. 

La valeur de frugalité, entendue comme la capacité à apprécier pleinement, authentiquement, le confort de notre époque sans rechercher sans cesse le toujours plus, que l’on avance aujourd’hui vous parait sans intérêt ?

Parler de frugalité, c’est se payer de mots. Si les gens ont une telle fringale consumériste, c’est qu’il y a une raison. La société de consommation est une société euphorique, ludique. On le voit dans les films, les vitrines, les vacances. C’est cela le climat, l’ambiance de la société de consommation. Dire aux gens que la vraie vie est dans la frugalité ne changera rien. Tout le monde pourra être d’accord mais les comportements resteront les mêmes. Il faut se méfier des incantations rhétoriques qui ont le plus souvent aucun effet. Il ne suffit pas de dire que les programmes culturels sont une bonne chose à la télévision pour que les gens les regardent. Il n’y a jamais eu autant de journaux people. D’ailleurs, ceux qui les lisent seraient sans doute d’accord pour dire que c’est superficiel. N’empêche, ils les achètent et les lisent. C’est pareil pour l’usage de la voiture. Bref, je ne crois pas à la frugalité parce qu’une société d’hyperconsommation c’est une société qui voue un culte à la nouveauté. Tant que l’on est dans la tradition, la frugalité peut avoir du sens. Mais dans notre société, on ne supporte pas que les choses se répètent, parce que l’on veut des sensations, des émotions. La frugalité est une valeur puritaine qui s’accorde mal, et c’est le moins que l’on puisse dire, avec l’imaginaire consumériste actuel. L’ascétisme est inacceptable, insupportable. Regardez, la catastrophe de Fukushima n’a eu aucun effet sur la fuite en avant de la consommation. La frugalité sera imposée ou ne sera pas. Pour autant, cela ne veut pas dire que personne ne se préoccupe du sens de ce qu’il consomme. Le consommateur est de mieux en mieux informé, se montre de plus en plus critique. Mais être conscients ne veut pas dire que l’on passe à l’acte. Certains consommateurs deviennent certes des experts de l’univers consumériste qui devient pour eux l’objet d’une véritable réflexion. Mais ce faisant, ils restent des hyperconsommateurs, des individus qui vont justement consacrer plus de temps et d’énergie pour organiser leur consommation. N’est-ce pas un paradoxe énorme ? 

Faut-il renoncer à faire évoluer le sens de la consommation ? 

Non, mais il faut bien avoir à l’esprit ce que cela implique. Avec la société d’hyperconsommation, on peut avoir le sentiment que le sens de la vie et le bonheur se résument à l’achat et aux jouissances consuméristes. Pour autant, chacun sait plus ou moins confusément que ce lien mécanique entre consommation et bien-vivre n’existe pas. La contribution de la consommation au sentiment de bonheur n’est significative que dans les situations où l’on part de très bas, où les besoins essentiels peinent à être satisfaits. Plusieurs études ont bien montré qu’à partir d’un certain niveau, la croissance du PIB ne s’accompagne pas d’une évolution comparable en termes de bien-être. Chacun le comprend, le bonheur ne vient pas spontanément de l’abondance. Les choses nous donnent des satisfactions, tandis que le bonheur est un sentiment intérieur, c’est être en accord avec vous-même, c’est aimer ce que vous faites, c’est gagner l’estime des autres… En d’autres termes, l’hyperconsommation n’est pas à la hauteur de l’image que l’on peut avoir de l’être humain. Ce dernier n’est pas seulement un consommateur. C’est quelqu’un qui aime, qui partage, qui apprend, qui crée, qui s’engage, qui se transcende. L’hédonisme ne saurait résumer les différentes dimensions de la vie humaine. Les jouissances consuméristes ne peuvent constituer la seule voie de réalisation personnelle. A l’évidence, la société de consommation débouche sur une vision atrophiée de l’existence.

De mon point de vue, l’enjeu essentiel est là. Tant que la culture de la vie quotidienne sera dominée par le système de référence de la consommation, sauf à affronter un cataclysme écologique ou économique, la société d’hyperconsommation poursuivra irrésistiblement sa route. Il n’y a pas d’espoir d’une vie meilleure si l’on ne remet pas en cause l’imaginaire de la satisfaction complète et immédiate. S’il y a un but politique au sens philosophique, il est bien là : comment relativiser la place de la consommation dans nos existences ? Comment favoriser des intérêts et des passions autres que la consommation ? Il s’agit d’inventer ou de développer des dispositifs qui donneraient le goût de la culture, de la découverte, de la création, du travail, de l’engagement, l’envie de construire son identité autrement que dans la consommation. La mutation à venir sera portée par l’invention de nouveaux buts et sens, de nouvelles perspectives et priorités dans l’existence. Lorsque le bonheur sera moins identifié à la satisfaction du plus grand nombre de besoins et au renouvellement sans borne des objets, le cycle de l’hyperconsommation sera clos. Ce changement socio-historique n’implique ni renoncement au bien-être matériel, ni disparition de l’organisation marchande des modes de vie, mais suppose un nouveau pluralisme des valeurs, une nouvelle appréciation de la vie pour lever les obstacles au développement de la diversité des potentialités humaines. On le comprend bien, il s’agit là d’une tâche gigantesque, colossale, parce que c’est une civilisation entière qui s’est constituée autour de la consommation. Elle appelle moins une révolution des modes de production qu’une redéfinition profonde de l’école et de l’éducation.

Pour aller plus loin avec Gilles Lipovetsky :

  • l'ère du vide. Essai sur l'individualisme contemporain, Gilles Lipovetsky, Folio, 1983
  • l'empire de l'éphémère : la mode et son destin dans les sociétés modernes, Gilles Lipovetsky, Gallimard, 1987
  • le crépuscule du devoir, Gilles Lipovetsky, Folio, 1992
  • le bonheur paradoxal. Essai sur la société d'hyperconsommation, Gilles Lipovetsky, Gallimard, 2006
  • l'occident mondialisé : controverse sur la culture planétaire, Gilles Lipovetsky et Hervé Juvin, Grasset, 2010
  • écran global : cinéma et culture-média, Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, Seuil, 2011