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L'Europe face aux populismes

Interview de Jean-Dominique Giuliani

Jean-Dominique Giuliani
Président de la fondation Robert Schuman

<< Les gouvernements qui ont des résultats contre le chômage contiennent le populisme >>.

Jean-Dominique Giuliani préside la Fondation Robert Schuman, centre de recherche sur l’Union européenne et ses politiques. Grand commis de l’Etat et familier des institutions européennes (conseiller spécial à la Commission européenne, il a aussi été maître des requêtes au Conseil d’Etat, directeur de cabinet du Président du Sénat M. René Monory), Jean-Dominique Giuliani a publié plusieurs ouvrages sur l’Europe et intervient régulièrement sur les enjeux européens.

Dans cet entretien, Jean-Dominique Guilliani analyse les populismes sous le prisme européen et met l’accent sur les menaces dont ils sont porteurs.

Réalisée par :

Date : 03/05/2017

Pourquoi avoir publié récemment un article sur les risques liés au populisme en Europe ? Est-ce parce que les institutions européennes font figure d’épouvantail ?

Le populisme monte en Europe en prenant pour prétexte l'euroscepticisme, puisque l'Europe est l’un de ses souffre-douleur préférés. Mais le problème est mondial, il touche l'ensemble des démocraties. Je suis persuadé que les vraies sources du populisme sont à rechercher dans les mutations scientifiques et technologiques que nous vivons, qui bouleversent les pratiques en matière d’économie, de communication, et les rapports entre Etats. 

De quels bouleversements scientifiques et technologiques parlez-vous ?

Toutes les règles et les assises de l'économie sont en train d'être bouleversées, les gens le sentent, ils sont angoissés

Au regard de l'histoire de l'humanité, la révolution numérique me semble plus importante encore que l'invention de l'imprimerie. Elle bouleverse tout, on l'a vu avec la globalisation des modes de production. Les pièces d’un téléphone portable peuvent être fabriquées en une dizaine d’endroits différents ! Nous ne vivons pas une crise, mais une mutation qui dure déjà depuis 20 ans, et va durer. Elle fatigue énormément les peuples, met à mal les régimes démocratiques, et peu d’hommes politiques, à supposer qu’ils comprennent ces changements, sont prêts à les assumer auprès de leurs opinions. L'ubérisation en est un exemple typique. Les opinions se trouvent alors fracturées entre ceux qui comprennent cette mutation et la vivent plutôt avec optimisme, et ceux qui sont laissés sur le côté, et qui se ressentent ou sont présentés — c'est bien le discours de Marine Le Pen — comme des « victimes de l’horrible mondialisation »... Toutes les règles et les assises de l'économie sont en train d'être bouleversées, les gens le sentent, ils sont angoissés. L'exploitation de cette angoisse s'appelle le populisme. Le populisme renvoie à la faillite d’élites qui nous gouvernent mal, parce qu’elles ne sont pas capables de maîtriser ce changement. Si elles étaient déjà capables de l'expliquer, une partie du chemin serait fait ! Allez à l'Assemblée nationale, et essayez de vous faire expliquer ce qui advient autour du numérique : vous trouverez une poignée de députés qui comprennent à peu près de quoi il retourne, et les autres qui ne comprennent pas le phénomène, et n’en voient que certaines conséquences. Il faut commencer par comprendre et expliquer, avant de réguler le phénomène.

Les craintes qui alimentent le populisme sont-elles pour partie justifiées ? Les populistes critiquent notamment la manière dont les Etats et l’Union européenne gèrent la mondialisation (concurrence déloyale, régulation de l'immigration), ont-ils raison ?

Evidemment l'Europe est plus fragile que d'autres constructions, car elle est une union d'Etats souverains qui essayent de rapprocher les peuples, une démocratie à deux niveaux, loin d’être achevée...

Si je me suis intéressé à la question du populisme, c'est que sur la scène internationale, l'Union Européenne est l'incarnation de la régulation. C'est justement cela qui est attaqué de l'intérieur, puisqu’on entend à la fois, il y a trop de contraintes, et il n’y en a pas assez ; c’est la faute du commerce international, et tout se décide à Bruxelles. Sur tous les continents, les démocraties sont menacées. Les Etats-Unis depuis l'élection de Trump, la démocratie brésilienne complètement en capilotade, la démocratie indienne où, avant d’accéder au pouvoir, Narendra Modi était interdit de séjour aux Etats-Unis à cause de son nationalisme. Au Japon, la démocratie ne va pas bien non plus… Toutes les démocraties représentatives occidentales sont interpellées, questionnées, malmenées, avec une colère assortie de revendications floues qui traduisent la volonté de renverser un système qui ne fonctionne plus. Cette thématique est présente chez Trump, Wilders, Le Pen ou Farage, le leader du Brexit. Evidemment l'Europe est plus fragile que d'autres constructions, car elle est une union d'Etats souverains qui essayent de rapprocher les peuples, une démocratie à deux niveaux, loin d’être achevée...

Quelles seraient les leçons à tirer pour les démocraties de la montée des populismes ?

Nous avons élaboré en Europe et en France une société solidaire dans laquelle le principe de base de la fiscalité et des régimes sociaux est que ceux qui le peuvent cotisent pour ceux qui sont en difficulté. Or qu’appelle-t-on être en difficulté ? Je ne vois aucune raison de rendre la santé gratuite pour tous. Bien sûr, il faut aider ceux qui ne peuvent pas se soigner mais je ne trouve pas normal de ne rien payer à la pharmacie, parce que tout a un prix. Nous sommes allés trop loin, la réforme de Madame Touraine est allée dans le mauvais sens, celui de la « dé-responsabilité » et ce type de mesure nourrit le populisme parce qu'au bout du compte on contribue à alourdir les dépenses, qu’on ne peut plus financer et l’on est vite rattrapé par la réalité. Il serait plus judicieux de consacrer plus de moyens à former ceux dont les métiers vont disparaître, et adapter le modèle social et solidaire aux nouveaux besoins. C'est l'idée d’Emmanuel Macron évoquée lors du débat d’entre deux-tours. Je ne trouve pas normal que 52 % des foyers fiscaux ne payent pas d'impôt, et je trouverais normal qu’un foyer pauvre paye ne serait-ce que quelques euros, même si cela coute cher à prélever. 

Le système de protection sociale est à réformer en profondeur, c’est cela ?

Il nous faut faire porter les politiques de solidarité sur des sujets importants, réfléchir aux priorités, pour qu'il y ait moins d'exclus notamment. Cela ne peut être entrepris que par des leaders courageux. Dans ce combat, l’Europe a du sens.

Notre système est train de mourir parce qu'il coûte de plus en plus cher, qu’on a de moins en moins les moyens de le payer et qu’il n’est plus vraiment adapté à la situation. Dans d’autres systèmes nationaux, où il a été décidé de tailler à la hache dans les dépenses sociales, aux Etats-Unis, au Royaume Uni, cela ne marche pas mieux ! Les Britanniques on décidé avec le précédent gouvernement Cameron de supprimer  500 000 postes de fonctionnaires. Maintenant il leur en manque pour négocier le Brexit ! En France où le droit du travail est extrêmement rigide et l’on accumule chaque fois des droits, la question de la réforme est très sensible mais nous sommes au bout d’un système. La complexité des sujets, la difficulté à les comprendre,  pousse les dirigeants politiques à n'agir que sous la contrainte, sans anticipation, sans vision stratégique. Il nous faut faire porter les politiques de solidarité sur des sujets importants, réfléchir aux priorités, pour qu'il y ait moins d'exclus notamment. Cela ne peut être entrepris que par des leaders courageux. Dans ce combat, l’Europe a du sens. Quand l'Union européenne agit contre Apple et bientôt contre Google, tout le monde comprend qu'il est préférable d’être ensemble, pourquoi ne pas le faire alors sur de grands sujets, la formation, l'adaptation de la société au vieillissement, la politique commerciale ? 

Dans le débat d’entre deux tours, deux visions s’affrontaient : l'une, portée par Emmanuel Macron parlait d’armer les gens dans le contexte de globalisation (formation, protection sociale pour les nouvelles formes d’activité), l’autre portée par Marine Le Pen parlait de renforcer le protectionnisme pour protéger les emplois.

L’important est de résorber le chômage. Les gouvernements qui ont des résultats contre le chômage finalement contiennent le populisme

L’important est de résorber le chômage. Les gouvernements qui ont des résultats contre le chômage finalement contiennent le populisme. Dans une économie qui se porte mieux, automatiquement la demande de protection contre des menaces extérieures faiblit. En Espagne, les contestations sont d'une autre nature que celles du populisme. Les réformes réalisées par Mariano Rajoy, extrêmement difficiles, ont fait diminuer le chômage de 10 % (de 28 à 18%). Aujourd'hui, la concurrence industrielle dans toute une partie de la France du Sud vient d'Espagne, parce qu’une réforme du droit du travail a été faite, et qu’une pression à la baisse a joué sur les salaires — ils avaient monté très vite à cause d’une bulle permise par l’euro protecteur —. Si l'économie française se remet en marche, une partie du problème populisme sera réglée. La solution n’est pas dans le protectionnisme qui toujours annonce de sombres périodes.

Finalement, la question centrale serait celle de l’emploi ?

Une économie en bonne santé permet à l'Allemagne d’étouffer toute une série de problèmes

J'ai grandi à Marseille, il  y a toujours eu des quartiers difficiles, toujours eu de l'immigration, algérienne, arménienne, etc. Dans cette ville portuaire et multiculturelle, les gens avaient du boulot, cela changeait tout. Une économie en bonne santé permet à l'Allemagne d’étouffer toute une série de problèmes : on voit bien que dans les Länder de l'est le racisme est bien pire que chez nous, on voit bien qu'il y a un problème identitaire, que sur la scène internationale, notamment avec Israël, la Russie, la Pologne, les pays arabes, les Allemands sont beaucoup plus contraints que nous. Mais l'économie fait consensus. Vous êtes migrant Syrien, vous obtiendrez une réponse en quelques mois sur votre droit d'asile, assez généreuse en général, vous serez hébergé, votre famille sera prise en charge, vous travaillerez, vous vous insérerez dans la société. 

Faut-il distinguer le populisme de l’extrémisme et du nationalisme? Distinguer populisme de gauche, populisme de droite ?

Les conséquences sont les mêmes. Jean-Luc Mélenchon (...) porte à la fois un idéal irréaliste, une pensée marxiste, et une expression populiste. Cela n'a rien à voir avec Marine Le Pen, mais son projet aboutit aux mêmes conséquences

Les conséquences sont les mêmes. Jean-Luc Mélenchon s’est inscrit dans la continuité d'un parti communiste qui était à 30% au lendemain de la deuxième guerre en France. Il porte à la fois un idéal irréaliste, une pensée marxiste, et une expression populiste. Cela n'a rien à voir avec Marine Le Pen, mais son projet aboutit aux mêmes conséquences. Le Pen s’inscrit dans une tradition d'extrême droite, un peu vichyste, souvent xénophobe, qui a débordé sur la droite traditionnelle. Quant au souverainisme, c’est un véritable archaïsme, qui s'explique en partie par le fait qu'on a pas voulu assumer le dépassement de la nation. Sans le dire, des prérogatives sont confiées à l’Union européenne, les gens le voient bien, ils ne sont pas idiots... La droite ne cesse de citer le passage de la célèbre conférence d'Ernest Renan prononcée en 1882 « Qu’est-ce qu’une nation ? », sur « le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu »… Il faut lire jusqu'au bout ! Renan dit aussi que la nation est un stade transitoire : « Les nations ne sont pas quelque chose d'éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera ». Avez-vous entendu cette formule dans les discours ? Non ! On pouvait tenir de tels propos à la fin du 19ème siècle, ce n’est plus possible au début du 21ème siècle. On s'interdit de parler du fédéralisme qui est pourtant la solution aux problèmes de pays comme la France. C’est un blocage intellectuel.

L’idée de souverainisme a pris le dessus sur l’idée du fédéralisme ?

Aujourd’hui personne n’assume le fédéralisme. Nous sommes dans une phase de dépassement des nations, mais comme la nation est chargée du concept de l'identité culturelle, linguistique, historique, nous ne savons pas comment nous y prendre

Le souverainisme est d’autant plus fort en France (ou au Royaume-Uni) que nous avons un passé glorieux. Nous avons dominé le continent, maintenant nous ne le dominons plus, comment expliquer cela ? Comme personne n'ose le faire, nous assistons à des réactions souverainistes dès lors qu’il y a un transfert de compétences ou un partage des souverainetés. De telles réactions ont toujours existé. Robert Schuman se faisait traiter de « salaud » par des militants du RPF, ancêtre du RPR ! Et les communistes faisaient circuler des photos de lui en uniforme nazi — qu'il n'a jamais porté, au contraire il était pourchassé par la Gestapo — jusqu'à ce que le général de Gaulle arrive aux affaires et entérine en 1958 le Traité de Rome, à la grande surprise de Michel Debré. Raymond Barre m'a raconté l’histoire. « Mais enfin mon général nous avons lutté contre le Traité de Rome, et vous l'acceptez ! ». Réponse de de Gaulle : « Oui cela va apprendre le libéralisme aux entreprises et à l'économie française, c'est ce qu’il faut pour reconstruire le pays ». Il a accepté la construction européenne. Aujourd’hui personne n’assume le fédéralisme. Nous sommes dans une phase de dépassement des nations, mais comme la nation est chargée du concept de l'identité culturelle, linguistique, historique, nous ne savons pas comment nous y prendre. Notre Fondation réfléchit à cette question essentielle. Pour moi, la vraie souveraineté d'un Etat consiste à savoir coopérer avec des Etats qui lui ressemblent. L'euro est une souveraineté monétaire retrouvée de la France, parce qu'autour d’une table on décide ensemble ! Avant nous étions à l'extérieur, nous avons dévalué 17 fois le franc au 20ème  siècle, et chaque fois sommes allés pleurer auprès de la Bundesbank ou de la FED américaine pour éviter la faillite. Nous avons retrouvé une souveraineté mais comment l'expliquer, c'est très difficile...

Si les populismes montaient encore en puissance en Europe, quels seraient les scénarios du pire ?

Nous serons les derniers à tomber dans le nationalisme, parce que l'Europe est en avance sur le reste du monde (...) Nous serons les derniers à tomber dans le nationalisme, parce que l'Europe est en avance sur le reste du monde

La France serait vraisemblablement parmi les derniers pays à tomber dans le scénario du pire. Si l’on a pu construire l'Europe après tant de conflits, c’est que les peuples ont adhéré à autre chose que le nationalisme. Quand on les interroge — regardez le sondage Ifop publié fin mars 2017 par la Fondation Robert Schuman avec le Figaro —, 72% des Français veulent rester dans l'euro, 60% veulent une défense commune. Nous serons les derniers à tomber dans le nationalisme, parce que l'Europe est en avance sur le reste du monde, y compris les Etats-Unis, même si elle paraît moins efficace sur le plan international. Nous serons les derniers à tomber aussi parce que l'Union européenne représente le premier PIB du monde ! Dans les dix pays où l’on vit le mieux dans le monde on compte 6 pays européens. Les gens sont inquiets, ils doutent, mais in fine, ils sont mieux traités qu’au sud de la Méditerranée, en Asie centrale, ou même aux Etats-Unis en matière de santé. Ce sont d’importants amortisseurs. Mais si vous me demandez d’envisager le scénario du pire, c’est simple, ce sera le retour de la guerre en Europe ! S'il n'y a plus d'Union européenne, c’est la guerre. Personne ne le dira ainsi, mais je le pense profondément. On commencera par la guerre économique, la guerre des monnaies, la guerre commerciale, et à l'arrivée on finira par s'affronter

Il existe certes un déséquilibre structurel de la balance commerciale française vis-à-vis de l’Allemagne, mais les propos sur la domination allemande peuvent parfois prendre une tournure nationaliste...

Il ne faut jamais oublier la force du ressentiment. La conscience collective joue un rôle important dans les relations internationales

Il ne faut jamais oublier la force du ressentiment. La conscience collective joue un rôle important dans les relations internationales. Quand vous allez en Hongrie aujourd'hui, de quoi vous parle-t-on si vous êtes Français ? Du traité de Trianon tenu le 4 juin 1920 sous la présidence de Clémenceau, qui a amputé la Hongrie des deux-tiers de son territoire. Si vous allez dans la Pologne de Kaczyński, de quoi vous parle-t-on ? De la France qui a accepté la partition de la Pologne entre l’Allemagne et l’Union soviétique et qui n’est entrée en guerre que lorsqu’elle a été menacée, alors que nos livres scolaires nous apprennent que la France est entrée en guerre pour défendre la Pologne. Partout où vous allez dans les pays d’Europe, du ressentiment ! L'Europe est le continent des nationalités, cela recouvre forcément des nationalismes qui ne sont pas endormis totalement. C’est pourquoi le discours de Marine Le Pen, et d'autres, consistant à dire « je suis européen, mais l'Union Européenne est le mal », est absolument inacceptable. Au bout de cette pensée, et peut être que ça prendra le temps d’une génération, il y a la guerre et la destruction du continent. 

Une partie de l’électorat a l'impression que la classe politique est dans l’angélisme, dans le déni de réalité ou dans l’excuse dès lors qu’il est question des incivilités, de la volonté de l’islam militant d'imposer des normes dans des quartiers, etc

Les gens attendent que les autorités réagissent. Le politiquement correct fait beaucoup de tort et nourrit le populisme.

Le populisme est-il de même nature en Europe occidentale et dans Europe de l’Est ?

il y a un problème spécifique à l’Europe centrale et orientale, y compris en Allemagne de l'Est (...) le discours nationaliste des dirigeants, typique des régimes post-communistes, est dangereux

Si je distingue les nationalismes des populismes, c'est qu'il y a un problème spécifique à l’Europe centrale et orientale, y compris en Allemagne de l'Est. Le communisme a engendré des comportements que l’on paye encore aujourd'hui. En Hongrie et en Pologne on vit librement, mais le discours nationaliste des dirigeants, typique des régimes post-communistes, est dangereux. Je le résume : « nous voulons exercer pleinement notre souveraineté, et nous avons  des revanches à prendre ». Des revanches à prendre sur les communistes, sur des compagnons de route, sur Georges Soros, sur « les Américains qui veulent nous donner des leçons », etc. Ce nationalisme s'explique par des raisons historiques et géopolitiques. Polonais, Hongrois, Tchèques, Slovaques, jusqu'à la caricature cherchent à renouer avec leur passé, avec la Pologne éternelle, etc. Lech Kaczyński, le président qui est mort dans l’accident d'avion a été enterré dans les tombeaux des rois de Pologne. Dans les pays Baltes et en Europe du Sud (Bulgarie et Roumanie), on ne trouve pas un nationalisme équivalent. Je trouve cela assez pathétique, infantile, même si c’est soluble dans le temps grâce à l'Union européenne, qui met beaucoup d'argent, et a raison à la fois de montrer les dents et de ne pas mordre. Mais je peux l’expliquer. Parce que des populations ont besoin de reconstituer des identités niées pendant longtemps par les régimes communistes totalitaires

Des partis populistes ont participé à des gouvernements en Hongrie, Pologne, Slovaquie, Grèce, Finlande : cela a-t-il provoqué des changements ? Des remises en cause de l’état de droit, un contrôle des médias, une réduction des libertés publiques ?

On assiste à des tentatives en ce sens, mais elles sont limitées parce qu’existent des garde-fous, des partenaires européens, des règles européennes

On assiste à des tentatives en ce sens, mais elles sont limitées parce qu’existent des garde-fous, des partenaires européens, des règles européennes. Viktor Orban a pris le pouvoir en Hongrie après un pouvoir socialiste corrompu jusqu'à la lie. Avec deux-tiers des voix, il a fait adopter une constitution qui n'est pas aussi critiquable qu'on a pu le dire. Dans l'exercice du pouvoir évidement, il a l'ivresse de vouloir tout contrôler. Quand un parti populiste arrive au pouvoir, les médias sont les premiers touchés et on assiste à des tentatives de remettre en cause l'état de droit, en Hongrie comme en Pologne. En Hongrie, le nationalisme s'est exercé presque immédiatement à l'égard des entreprises étrangères, dont les françaises Veolia et Sodexo. Orban a considéré que les privatisations réalisées par le précédent gouvernement avaient été conduites dans des conditions douteuses, et qu’il convenait d’apporter ces services par des entreprises nationales, il a donc mis ces entreprises dehors ! Les contentieux qui s’en sont suivis se sont réglés grâce à l'Union européenne.En Pologne on choisira d'acheter du matériel de guerre américain plutôt qu’Airbus, pour faire un pied de nez à l’Europe. Mais de tels comportements restent limités : la Pologne touche plus de 10 milliards d'euros chaque année de l'Union européenne par des transferts financiers. Si une procédure de suspension de ses crédits telle que prévu par l’article 7 du Traité européen est enclenchée et arrive à son terme — une telle procédure peut être prononcée en cas de « violation grave et persistante des valeurs européennes » —, on s'apercevra que l'économie polonaise ne vit que sous perfusion. C'est ce qui s'est produit en Bulgarie et en Roumanie où l’Union européenne a suspendu ses versements, ce qui a été assez efficace ! En Bulgarie où la justice est en capilotade, des problèmes manifestes de corruption sont apparus dans l'attribution de marchés publics sur des crédits européens. Des groupes mafieux étaient liés au gouvernement. Après plusieurs mises en garde, l’Union européenne a suspendu les versements de ses fonds structurels et a obtenu satisfaction

L’Europe ne paye-t-elle pas les conséquences de son élargissement rapide ?

Cela coûte cher, cela pose des problèmes, mais il n'y a pas lieu de revenir sur l'élargissement

L’Europe qui s’est trop élargie, c’est un point de vue français ! En France on critique l’Europe sur la thématique récurrente des travailleurs détachés, alors que si vous êtes de l'autre côté de la barrière, vous ne verrez pas les choses de la même manière. Même en Turquie, la jeunesse veut rester en Europe et nous demande de ne pas l’abandonner. C'est aussi pour cela qu’Angela Merkel a raison de temporiser. Je suis contre l’entrée de la Turquie en Europe, mais ce sont des peuples qui sont concernés par nos décisions. Dans toutes mes conférences j’entends que l’on aurait pas dû élargir ainsi l’Europe. Mais qui a modernisé la Grèce, l'Espagne, le Portugal ? C'est l'Europe ! Qui modernise les pays qui étaient de l’autre côté du rideau de fer ? L’Europe ! Pour ces pays là, c'est un devoir moral de les réintégrer. Cela coûte cher, cela pose des problèmes, mais il n'y a pas lieu de revenir sur l'élargissement

Des formes de préférence nationale semblent voir le jour dans plusieurs pays d’Europe. N’est-ce pas l’indice d’une influence des populismes ? Un projet de loi en Autriche prévoit une baisse des charges pour les entreprises des salariés résidents, en France des départements et des régions veulent mettre en place la « clause Molière » qui en imposant l’usage du français sur les chantiers publics, est une manière d’éviter les travailleurs détachés…

Tout cela est illégal. Le droit qui l'interdit est le droit européen. Donc cela sera limité ou condamné. Monsieur Wauquiez sera condamné s'il persiste. J'imagine que la Région Auvergne Rhône-Alpes en réalité n’applique pas la « clause Molière », sinon il serait déjà devant les tribunaux administratifs, et perdrait à coup sûr. Il y aurait aussi une injonction de la Commission européenne. 

Partout en Europe, des partis populistes de droite demandent à ce que la protection sociale soit orientée vers les nationaux. Assiste-t-on à des mesures qui vont dans cette direction ?

Non, cela reste dans les discours, au Royaume-Uni, en France, en Autriche... La préférence nationale, c'est sans lendemain. 

Le 26 avril 2017, la Commission européenne a adopté une proposition relative au « socle des droits sociaux » censée aiguillonner les Etats membres et pousser les plus en retard à renforcer les droits et les protections de leurs citoyens. N’est-ce pas finalement les populismes qui obligent l’Europe à se soucier davantage de protection sociale, et à prendre une orientation moins libérale ?

Il est indéniable que cette mesure est liée à la montée des populismes et de l'euroscepticisme

Il est indéniable que cette mesure est liée à la montée des populismes et de l'euroscepticisme. C'est aussi une vraie conviction de Jean-Claude Junker, homme de centre-gauche. Mais je rappellerais aussi que pendant des années, les syndicats, la gauche française, et la gauche d’autres pays européens ne voulaient absolument pas que l'on évoque la question des régimes sociaux devant les institutions européennes. Parce que les nôtres étaient tellement généreux, ils craignaient qu’ils soient harmonisés à la baisse. Maintenant que les régimes sociaux sont à peu près équilibrés entre les pays européens, que l'argent fait défaut dans les caisses publiques, j’entends des voix réclamer une telle mesure. L'Europe protège déjà, elle devrait mieux protéger, c'est cela l'idée. Mais quel cynisme ! Je me rappelle des démarches incessantes de syndicats auprès de Raymond Barre pour que surtout l’on n’évoque jamais la question sociale à Bruxelles ; surtout qu’on ne parle pas de SMIC européen. Je l'ai vécu ! Maintenant c'est l'inverse, parce que les conditions ont changé. Même logique dans l'éducation : on dit d’abord que c'est une prérogative nationale, mais une fois que l’enquête PISA (Programme international pour le suivi des acquis) publiée par l’OCDE révèle que notre système éducatif n’éduque pas si bien, on commence à dire qu’il faudrait collaborer. Ce sont des discours à courte vue.

La comparaison entre les années 1930 et la période actuelle vous semble-t-elle justifiée ? Certains intellectuels alertent l’opinion française en comparant la montée des populismes à celle des nationalismes en Europe, qui ont conduit à la guerre et aux chambres à gaz ?

La comparaison serait pertinente si l'Union européenne n’existait pas

Oui, j'ai même lu dans Le Monde un article qui comparait la France à la République de Weimar... La comparaison serait pertinente si l'Union européenne n’existait pas. On assiste en effet à la même contestation des élites, à la même répulsion à l'égard de leur corruption, à des difficultés économiques liées à une période de transition. Dans les années 1930, la richesse passait de l'Europe aux Etats-Unis. On vivait aussi les conséquences de la Première guerre mondiale. Michel Serres a écrit que c'est la première fois depuis la guerre de Troie que nous ne connaissons pas de guerre sur une période aussi longue en Europe. J'ai calculé pour ma part que c'est la première fois depuis 500 ans que nous connaissons 70 ans de paix sur le territoire français. L’Europe change bien des choses tout de même ! Même s’il y a de la détresse, il existe des solidarités fortes. Il faut prendre conscience que la France supporte 5 millions de chômeurs ! Si elle le fait c’est parce qu'on redistribue, et même si c'est devenu insupportable, on le supporte. Du coup les revendications sont un peu plus molles. Ce qui avait suscité la montée du nazisme, c’était les 6 millions de chômeurs allemands ! C'est donc une autre époque

Faudrait-il plus de politiques communes européennes ou revenir à moins d’Europe ? Changer de méthode ou changer de contenu ?

Il faut repartir des Etats et monter des projets concrets dans des domaines comme la sécurité, l'immigration et la croissance.

L'intégration ne peut plus fonctionner comme par le passé avec des lois européennes contraignantes que la Commission est chargée d'appliquer au nom des Etats. Il faut changer de méthode. Chaque fois qu'on part du haut, on heurte les souverainetés. Il faut repartir des Etats et monter des projets concrets dans des domaines comme la sécurité, l'immigration et la croissance.Dans le domaine fiscal, la France et l'Allemagne pourraient ainsi décider qu’à moyen terme l'impôt sur les sociétés serait harmonisé et s'engager sur un calendrier de convergence. S'associerait à ce projet qui voudrait. La création au coeur de la zone euro d'un espace de fiscalité commune favoriserait l'investissement et la croissance.On pourrait imaginer la même démarche sur le statut des réfugiés en unifiant les politiques d'asile. Les  pays confrontés à la plus forte pression harmoniseraient les conditions d'accueil et le traitement des demandes. On devrait aussi mettre en place une politique d'immigration économique ouvrant un canal d'entrée légal en contrepartie d'accords de réadmission avec les pays d'origine des migrants irréguliers.En matière de défense la France pourrait proposer aux Britanniques et aux Allemands un traité spécifique de défense de l'Europe respectueux de l'appartenance à l'OTAN, mais qui accepterait que les continentaux s'organisent comme ils le souhaitent tout en obligeant les signataires à porter assistance aux forcées armées de celui qui serait engagé sur un théâtre d'opération.