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Educ tice ou l'introduction du numérique dans l’enseignement des sciences

Interview de Luc TROUCHE

Directeur de l'équipe EducTice

<< Les modes d’évaluation des chercheurs constituent à l’évidence un frein puissant, à la fois au développement de recherches interdisciplinaires et de sites de mutualisation de ressources en ligne >>.

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Date : 17/09/2009

Luc Trouche, Directeur de l’équipe EducTice : Education, Technologies de l'information et de communication de l’Institut National de Recherche Pédagogique.

Luc Trouche  débute comme enseignant de collège en mathématiques en 1975. Après avoir repris ses études, en 1990, il passe l’agrégation interne de mathématiques, puis  prépare un doctorat en didactique des mathématiques. Ce qui l’a intéressé au départ, c’est l’utilisation des instruments dans les apprentissages ; et s’est alors plus particulièrement penché sur l’intégration des calculatrices graphiques dans l’apprentissage des mathématiques ainsi que sur les changements induits dans la façon d’apprendre les mathématiques. Il se penche notamment sur ce que l’apparition des images animées sur les écrans des calculatrices faisait changer. Ce travail a pu mettre en évidence la forte influence des images sur les conceptualisations des élèves en phase d’apprentissage. De fil en aiguille, il s’intéresse à l’intégration de ces instruments par les professeurs, ce qui le conduit au champ des Environnements Informatiques pour l’Apprentissage Humain (EIAH). Il  obtient un poste à l’Institut National de recherche Pédagogique (INRP) où il est  chargé de coordonner les recherches en didactique des mathématiques.

Propos recueillis par Marianne Chouteau le 18 septembre 2009.

Quel est votre rôle au sein d’Eductice ?

Aujourd’hui, je dirige l’équipe « Eductice » (cf. encadré) qui questionne l’introduction du numérique dans l’enseignement des sciences. Nous étudions l’impact des outils numériques dans la construction, la conceptualisation, la diffusion des savoirs scientifiques, au-delà des seules mathématiques.
Mon domaine de recherche est plus particulièrement centré sur le travail documentaire des enseignants : comment ces derniers utilisent-ils et/ou conçoivent-ils des ressources de diffusion et de partage des savoirs  ?
J’ai plus particulièrement étudié les associations d’enseignants conceptrices et partageuses de ressources en ligne.
Sésamath, par exemple, est une association regroupant une centaine d’adhérents, tous professeurs de mathématiques en collège et en lycée, qui conçoivent, pour eux-mêmes et pour les autres, des ressources pour enseigner et apprendre les mathématiques.
Cette association a, par exemple, développé des manuels en ligne pour toutes les classes de collège. La version « papier » existe mais elle est très peu
chère (moins de dix euros). Elle a pris dès la première année de sa diffusion 15% des parts du marché, ce qui est considérable dans un contexte bien contrôlé par de puissantes maisons d’édition commerciale.

Eductice est une équipe de l’Institut National de Recherche Pédagogique créée en 2006.
Elle s’intéresse à l’étude de l’apprentissage et de l’enseignement des sciences, en particulier via la conception et l’usage de ressources numériques. 

Ses axes de recherches sont au nombre de deux :
1/ la didactique des disciplines scientifiques dans leurs relations aux usages des TICE : compréhension de la transposition informatique des objets de savoir, analyse didactique des apprentissages effectivement construits par les élèves dans les environnements informatiques, en relation avec les situations et les dispositifs conçus par le maître.
2/ la conception et les usages de ressources numériques par et pour les acteurs du système éducatif : conceptions et genèses d’usages de dispositifs instrumentés (les instruments, leurs fonctionnalités, leur appropriation par les acteurs, les environnements numériques d'apprentissage), conceptions et usages de scénarios pédagogiques

Eductice est engagé dans plusieurs collaborations nationales et internationales

Est-ce que les manuels en ligne modifient le rôle de l’enseignant et son rapport au savoir ?

Oui, tout à fait. Ce type d’outils modifie complètement le lien des enseignants avec les ressources. Ils entrent dans une dynamique de collaboration. Cette association, Sésamath va encore plus loin depuis la rentrée 2009 puisqu’elle propose une nouvelle application, « Labomep » (pour Laboratoire des Maths en Poche), qui permet aux enseignants de s’approprier des ressources, de les enrichir de leur propre expérience, et de les remettre en ligne dans le pot commun. Cela modifie complètement les pratiques de conception et d’usage de ressources, et cela a des conséquences sur la façon de concevoir l’enseignement dans les classes, en ouvrant de nouvelles opportunités d’actions conjointes des enseignants avec leurs élèves.
Cela augure des évolutions du métier d’enseignant vers des pratiques plus collectives, plus interactives, comme le soulignait la mission ministérielle e-Educ  On est, sans doute là, face à un bouleversement plus important encore que celui induit par l’invention de l’imprimerie.

Il semble en effet que ces outils offrent des possibilités nouvelles pour partager les connaissances et les enseigner. Y a t il en mathématiques une spécificité à ce niveau ?

En mathématiques, c’est certainement très utile. Nous avons besoin de ressources dynamiques et interactives pour développer des approches plus expérimentales, construire des figures, les animer pour tester des propriétés, simuler des phénomènes, engager les élèves dans des démarches de modélisation. C’est aussi dans ce sens que les programmes évoluent, globalement, dans tous les pays d’Europe.

Il s’agit ici d’outils développés par les enseignants et notamment ceux du secondaire. Mais qu’en est-t-il pour la recherche par exemple ?

Ces outils révolutionnent en effet potentiellement la figure de l’enseignant « seul maître dans sa classe ». Le colloque qui a réuni, en septembre 2008 à Paris,  différentes associations d’enseignants du second degré, conceptrices de ressources,  était significatif de cette dynamique possible. Il a mis en évidence les étapes de développent de ces associations : une étape de mutualisation (les enseignants mettent leurs ressources en commun), une étape de coopération (où chacun concourt, à sa façon, au bien commun) et enfin une étape de collaboration où on conçoit ensemble, à chaque étape, les ressources qui seront celles de la communauté. Ce qui se passe pour des associations d’enseignants n’est évidemment pas la règle générale pour l’ensemble des enseignants, mais ce sont des signes avant coureurs, sans doute, de courants profonds.
La recherche est sensible bien sûr à la numérisation des ressources, aussi bien en didactique, qu’en sociologie ou évidemment en informatique et en sciences de l’information et de la communication. La compréhension des phénomènes en jeu  dans le numérique suppose de nouveaux croisements interdisciplinaires.

Les chercheurs ont évidemment intégré cette dimension dans leurs pratiques professionnelles (messagerie électronique, publication de « préprint » ou des thèses en  ligne, développement d’archives ouvertes). Les modes d’évaluation des chercheurs, sur la base de publications dans des revues bien répertoriées, dans des communautés scientifiques bien délimitées, constituent à l’évidence un frein puissant, à la fois au développement de recherches interdisciplinaires et de sites de mutualisation de ressources en ligne.

En d’autres termes, les chercheurs s’intéressent au numérique en tant qu’objet de recherche, mais ils ne publient pas forcément davantage en ligne ?

Les supports de publication des revues ont évolué, publications hybrides (papier et en ligne), voire publications uniquement en ligne, mais les processus de sélection et de mise à disposition des articles restent très classiques (relecture par des « referees », abonnement pour avoir accès aux journaux). Des expériences proposant d’autres types de conception des articles existent, elles se heurtent aux fonctionnements bien établis. Nous avons proposé par exemple, dans le cadre du site EducMath (http://educmath.inrp.fr), un double processus de relecture des articles : le premier, classique, réalisé par des « reviewers » comme dans toute revue à comité de lecture, le deuxième plus large réalisée par les internautes du site. Cette expérience a soulevé un ensemble de critiques, et de questions. Par exemple, comment faire la part des choses entre les remarques des « reviewer »s et les remarques des lecteurs « publics » ? Que faire dans le cas, probable, de demandes contradictoires ? Ces évolutions demandent de nouvelles formes de régulation, sans doute complexes à concevoir, permettant de tirer profit d’un ensemble d’interactions autour des productions scientifiques d’une communauté de recherche. Il y a là une source d’enrichissement possible de ces productions : en être conscient suppose de pouvoir se projeter dans l’avenir, ce qui n’est pas évident dans un contexte où la recherche craint pour son avenir, et voit plus de menaces que de promesses dans les politiques publiques.

Sésamath (www.sesamath.net/) est une association créée en 2001 par des professeurs de mathématiques du secondaire. Elle a pour vocation de mettre gratuitement à disposition via Internet des ressources pédagogiques et des outils professionnels utilisés pour l’enseignement des Mathématiques. Elle s’inscrit dans une démarche de service public et offre donc des ressources en libre accès.

A la rentrée 2009, Sésamaths propose des outils interactifs d’apprentissage des mathématiques.

En mars 2009, l’association avait 30 000 inscrits à la lettre Sésamath

Toutefois, à votre sens, est-ce que les pratiques de recherche évoluent avec des outils comme CAIRN, HAL-Archives ouvertes, etc. ?

Bien sûr. Sans Internet, un chercheur ne peut plus travailler. Les chercheurs se déplacent désormais dans des
bibliothèques sans murs, ce qui ne veut pas dire librement. J’ai publié par exemple, récemment, un article dans une revue qui met en ligne, sur son site, le résumé des articles. Pour avoir accès au texte complet, le lecteur doit payer (uniquement pour cet article, ou, avec un abonnement, pour toute la revue). Cette revue propose, aux auteurs qui le souhaitent, de mettre l’intégralité de leur article en ligne… en échange de versement de droits assez importants (de l’ordre de 3000 dollars). C’est une sorte d’inversion des droits d’auteurs, un retour à la publication « à compte d’auteur ». Dans le monde de la publication en ligne, la diffusion large a un coût…

L’INRP, qui a un fonds documentaire, en matière d’éducation, qui est un des plus riches d’Europe, accorde beaucoup d’importance à sa politique de numérisation : numérisation du fonds ancien (par exemple le dictionnaire pédagogique de Ferdinand Buisson de 1911 est désormais en ligne, gratuitement), mais aussi des rapports de recherche récents. Pour les revues, l’INRP a pris le parti de donner accès aux anciens numéros, et de poursuivre sa politique d’abonnement pour les numéros récents. Beaucoup de revues appliquent ce principe comme certaines plateformes numériques (CAIRN par exemple).

Du côté de l’accès à des sources internationales, ces outils ouvrent également des perspectives ?

C’est tout à fait exact. Les outils du web ouvrent de nouvelles perspectives non seulement pour se nourrir des sources internationales mais également pour développer des collaborations distantes.

Pensez-vous que l’ouverture vers l’utilisation d’outils numérique de diffusion et de publication se fait de façon plus aisée du côté des sciences dites « dures » ?

Sans doute. Internet était au départ plus largement exploité par les chercheurs des sciences dites dures que par ceux des SHS. Les usages sont partis de ces disciplines et notamment des mathématiques, de la physique et de l’informatique. Il est clair qu’aujourd’hui dans ces communautés là, les pratiques numériques sont bien plus courantes que dans le domaine des SHS.

Quels sont les freins que l’on peut identifier dans le domaine des SHS ?

Les pressions institutionnelles sur la recherche et sur les chercheurs constituent un frein, pour tous les champs scientifiques.  Dans ce contexte là, les chercheurs ont tendance à se refermer sur des modes de travail qui leur semble sûrs et opérants.
Dans le domaine des SHS jouent aussi d’autres freins : peut-être des communautés internationales structurées moins fortement, et une habitude de publier plus facilement en français qu’en anglais…

On sent qu’il y a une vraie évolution en matière d’accès aux sources numériques, mais on sent également des réticences en matière de mise à disposition des connaissances finalisées ou non à travers les outils existants.

Oui, on peut considérer que les outils évoluent plus vite que les pratiques professionnelles. Il me semble tout de même qu’un levier important fera bouger les choses en matière de diffusion numérique des connaissances : c’est l’enseignement. On le voit déjà dans l’enseignement supérieur. Il est difficile de mettre en ligne chaque année le même pdf !

La publication en ligne des ressources d’enseignement ouvre de nouvelles perspectives de renouvellement de ses cours, de présentations plus vivantes, d’interactions nouvelles avec les étudiants, de redistribution entre enseignants et étudiants des rôles d’auteurs… Cela suppose sans doute des choix des établissements en matière de structure de production, d’ingénierie, d’accompagnement pédagogique et technique…,

Dans ce contexte, pensez-vous qu’une collectivité territoriale puisse intervenir et aider au développement d’outils favorisant l’ouverture, la diffusion de savoirs en train de se faire ?

Les collectivités territoriales ont certainement un grand rôle à jouer (on le voit dans tous les projets actuels, par exemple les projets d’équipements numériques des écoles rurales). Elles ont un rôle naturel d’appui à la recherche (appel d’offres, bourses CIFRE, bourses de thèse, etc.). L’INRP pourrait être un partenaire du Grand Lyon pour la réflexion sur de nouveaux partenariats, en matière d’éducation ou de diffusion de connaissances.