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Sortir du déni pour choisir

Interview de Dominique BOURG

Dominique Bourg- Droits réservés Trafik/Grand Lyon
© Cédric Audinot
Philosophe

<< On comprend bien que ce ne sont pas les générations futures qui vont voir leurs modes de vie changer par nécessité, ce sont les nôtres >>.

L’inertie et l’irréversibilité qui caractérisent les mutations de la biosphère appelle des changements aussi immédiats que radicaux dans nos activités si l’on veut contenir l’ampleur des menaces. La nature des problèmes écologiques ne nous laisse plus le temps, comme par le passé, d’apprendre de nos erreurs, d’adapter chemin faisant nos représentations du futur et nos actions présentes aux nouvelles contraintes. Le rythme d’évolution des mentalités et des comportements, comme le temps nécessaire à la construction des compromis dans nos démocraties apparaissent ainsi en décalage complet avec l’urgence écologique.

Comme l’explique Dominique Bourg, l’enjeu de la continuité à long terme de l’existence de nos sociétés constitue un défi politique et une question existentielle sans précédent. Nous sommes selon lui à la croisée des chemins. Soit nous parvenons à repenser le fonctionnement de nos démocraties et la définition de nos besoins matériels, soit nous courons le risque de conflits violents en réaction à une accumulation de pénuries et d’évènements environnementaux extrêmes. Sans compter la tentation que l’on pourrait avoir d’accélérer la fuite en avant technologique face à des dégradations de la biosphère de plus en plus dommageables pour l’espèce humaine, l’idéologie transhumaniste incarnant selon Dominique Bourg l’un des pans de cette seconde alternative.

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Date : 29/04/2013

Est-il juste de considérer que les enjeux écologiques sont d’abord et avant tout l’affaire des générations futures ?

on comprend bien que ce ne sont pas les générations futures qui vont voir leurs modes de vie changer par nécessité, ce sont les nôtres

Sur le long terme, la somme des menaces environnementales auxquelles nous sommes confrontés peut se ramener à un dommage principal : la chute de nos capacités de production alimentaire. Plus généralement, il en va de l’altération des conditions propices à l’épanouissement des sociétés humaines.Cette dernière perspective découle des deux grands types de difficultés auxquelles nous sommes confrontés : la raréfaction des ressources nécessaires à nos activités économiques ; les perturbations du fonctionnement de la biosphère, et aux premiers chefs le changement climatique, l’appauvrissement de la diversité génétique et la dégradation des écosystèmes.
Toutefois, il ne s’agit pas seulement d’une ligne d’horizon. Nous sommes d’ores et déjà entrés dans une période dans laquelle les problèmes écologiques vont se manifester de plus en fréquemment et intensément dans notre vie quotidienne. Durant les dix dernières années, les canicules et sécheresses se sont multipliées. Le pays qui a payé le plus lourd tribut au changement climatique, pécuniairement parlant, ce sont les Etats-Unis : les évènements extrêmes y sont plus intenses et nombreux. Je rappelle que l’on a constaté deux fois plus de cyclones de catégorie 5 dans l’Atlantique au cours de la dernière décennie. Le système de réassurance mondiale peut-il assumer des Katrina et des Sandy à répétition ? Pour un temps probablement, mais pas indéfiniment.  Plus largement, selon la Banque Mondiale,nous pourrions connaître une augmentation de la température moyenne de 4°C dès 2060. Cela voudrait dire que nous pourrions avoir une augmentation supérieure à 2°C d’ici 20 à 30 ans. Or, on sait qu’avec 2° C de plus, l’Ouest des Etats-Unis connaîtrait un manque chronique d’eau. En Europe, plus de la moitié des étés seraient bien plus chauds qu’en 2003. Le bassin méditerranéen serait affecté par des pénuries d’eau chroniques. La fonte de la plupart des glaciers assécherait certaines contrées du monde et nous assisterions à une baisse générale des rendements agricoles, sans compter l’effet des vagues de chaleur à répétition. Partout la montée des mers menacerait les installations côtières.
Concernant la question de l’épuisement des ressources, nous rentrons dans le dur. Les limites vont exercer une pression de plus en plus forte dès les prochaines années. L’exploitation du gaz de schiste et des autres fossiles non conventionnels ne remettra pas en question la fin de l’ère du pétrole à bas coût. La finitude concerne également les ressources minérales dont nous épuisons les gisements les plus concentrés et accessibles.Le manque attendu de certains métaux précieux et semi-précieux suscitera des goulots d’étranglement technologiques. Le même constat de finitude vaut pour les ressources fournies par les écosystèmes et le vivant, comme l’eau douce, les ressources biotiques et ce que l’on appelle les services écologiques comme l’épuration de l’air et de l’eau, la régénération de la fertilité des sols, etc. A la lumière de ces éléments, on comprend bien que ce ne sont pas les générations futures qui vont voir leurs modes de vie changer par nécessité, ce sont les nôtres. J’ajoute qu’il ne s’agit pas d’une crise. Une crise supposerait un retour à la normalité après une période de rupture momentanée. Or, nous avons plutôt affaire à un processus général de dégradation, de réduction de l’écoumène, à savoir la partie de la Terre habitée en permanence par les hommes.

Si le processus est enclenché, est-il encore temps de se mobiliser ? Quels sont les risques de l’inaction ?

Plus les connaissances écologiques progressent et plus nous pouvons prendre la mesure de la dangerosité et de l’imminence des impacts du processus de dégradation de notre environnement

Plus les connaissances écologiques progressent et plus nous pouvons prendre la mesure de la dangerosité et de l’imminence des impacts du processus de dégradation de notre environnement. Mais nous comprenons également que ce dernier se caractérise par de puissants effets d’inertie et d’irréversibilité. Par exemple, compte tenu de l’inertie de la masse océanique, le réchauffement des océans perdurera des milliers d’années. De même, la fonte totale des masses glaciaires polaires exigera également des millénaires. Dans les deux cas, nous ne pourrons revenir en arrière. Si nous laissons filer les choses, alors l’enjeu ne sera pas tant d’arriver à penser le long terme, mais plutôt d’arriver à penser le compte à rebours final et, comme le dit le sociologue Bruno Villalba, de penser la possibilité de l’inexistence d’un long terme pour nous ! Plus on attend et plus on réduit nos chances de contenir les difficultés. A cet égard, l’échec du sommet de Copenhague est dramatique : nous ne pourrons plus juguler la hausse moyenne des températures à 2° C.Nous allons nécessairement vivre dans un monde plus rude.
Si nous ne parvenons pas à changer rapidement notre cadre de référence, à renoncer à détruire le capital naturel en le transformant à l’avantage de quelques-uns, et ce pour accumuler indéfiniment et inégalement des richesses matérielles, au lieu de chercher un accomplissement plus relationnel, alors nous sommes voués à ce que Bruno Villalba appelle la contraction démocratique : à savoir le délitement progressif de l’éventail des choix accessibles.

Et pourtant, les menaces écologiques constituent encore aujourd’hui une préoccupation secondaire de nos sociétés. Faut-il comprendre que la montée des périls conduit à un déni de réalité ?

Nous sommes effectivement en plein déni

Nous sommes effectivement en plein déni. Songeons à ce qu’a cherché à faire l’année dernière la Caroline-du-Nord. Cet Etat américain a conçu un projet de loi qui interdisait la publication sur son territoire de rapports scientifiques sur le changement climatique, au motif que ces informations pouvaient avoir un impact négatif sur l’évolution du marché immobilier sur le littoral atlantique. Impact évident puisque l’on sait que niveau de la mer va monter de un à deux mètres d’ici la fin du siècle. Ce projet n’a finalement pas été adopté. Mais nous avons là une illustration édifiante de cedéni de réalité face aux enjeux écologiques. L’ironie de l’histoire est que les Etats-Unis sont à la fois le pays le plus touché par le changement climatique et celui où le climato-scepticisme est le plus manifeste. Plusieurs études montrent d’ailleurs un lien de corrélation positive entre la croyance dans le pouvoir du marché à résoudre tous les problèmes et le rejet de l’idée d’une responsabilité humaine en matière de changement climatique. Or, les Etats-Unis sont clairement le pays de la religion du marché. Préférons-nous sauver nos croyances à sauver notre vie ?
Par ailleurs, il convient d’écarter le préjugé largement répandu selon lequel seuls les pays riches se préoccuperaient d’environnement. Selon un sondage conduit par Lightspeed pour le compte de la banque HSBC, en août et en septembre 2010, l’Asie est la région du monde la plus sensible à la question climatique. Par exemple, 57% des Chinois interrogés affirment que le changement climatique figure parmi leurs principaux sujets de préoccupation, alors que ce ne sont que 16% des personnes interrogées en Grande-Bretagne et 18% aux États-Unis. De même, 64% des personnes interrogées en Chine déclarent faire des efforts substantiels pour lutter contre le changement climatique, contre 23% au Royaume-Uni et 20% aux États-Unis.

Selon vous, ces éléments de constat marquent l’échec de concept de développement durable. En quoi cette approche a-t-elle échouée ?

Il convient bien plutôt d’instituer de nouvelles régulations politiques et économiques.

Nous parlons de développement durable depuis plus d’une vingtaine d’années. C’était une tentative pour dissocier la croissance du PIB de la consommation d’énergies et de ressources naturelles. Nous savons maintenant que c’est impossible. Deuxième diagnostic sévère sur le développement durable : ce devait être une démarche de prévention, d’anticipation à l’échelle des problèmes globaux. Or, force est de constater que le développement durable est ici aussi un échec, même s’il a inspiré maintes actions intéressantes à une échelle locale. Nous avons laissé passer la phase d’anticipation et allons devoir nous adapter à des conditions de vie de plus en plus difficiles, sur une planète exsangue et bondée. Il convient donc de refermer la parenthèse du développement durable. Cessons de croire que nous pouvons harmoniser une économie purement financière, dont les instruments visent à rendre impossible toute considération de long terme, et la préservation de la biosphère.
Finissons-en avec la rhétorique des trois piliers et d’un équilibre aussi trompeur que mensonger entre les dimensions économique, sociale et écologique. Il convient bien plutôt d’instituer de nouvelles régulations politiques et économiques.

Vous avancez l’idée que le fonctionnement actuel de nos démocraties fait obstacle à la prise en compte véritable des enjeux écologiques. Que voulez-vous dire par là ?

Levons d’emblée toute ambiguïté. Il ne s’agit nullement de récuser la démocratie représentative. Elle garde son entière légitimité vis-à-vis des problèmes pour lesquels elle a été conçue et, au premier chef, la garantie des droits et libertés individuels. Mais le monde qu’elle a fini par produire suscite des difficultés inédites qu’elle ne parvient pas à résoudre. Or, on peut estimer qu’ignorer ces difficultés aboutirait in fine à ruiner les conditions de jouissance de ces droits et libertés. Partons d’un constat élémentaire et pourtant étonnant. Nous sommes incapables d’entreprendre ce qui est simplement à notre portée, ce que nous pouvons faire sans remettre en cause les grands principes de notre système économique. Nous avons par exemple les moyens de réduire fortement la consommation d’énergie du parc de bâtiments. On ne le fait pas. Nous ne réalisons même pas la part du chemin que l’on pourrait faire le plus facilement. Pourquoi ? Une partie de la réponse réside dans le fait que plusieurs caractéristiques des défis environnementaux mondiaux ont pour effet de miner les mécanismes mêmes dont le gouvernement représentatif tire sa force et sa justification. J’en évoquerai trois.
Premièrement, la démocratie met en jeu la faculté de jugement du citoyen. Or, force est de constater que de nombreux problèmes d’environnement d’envergure mondiale sont inaccessibles à nos sens et à l’expérience quotidienne, ce qui rend improbable une mobilisation citoyenne soutenue. Je suis incapable par moi-même, avec mon équipement sensoriel, de juger de la présence de micropolluants, de jauger la composition chimique de l’atmosphère ou d’apprécier une température planétaire moyenne. Un seul hiver froid suffit à nous faire douter de la réalité du réchauffement climatique. Pour l’instant la montée des menaces écologiques globalesne génère guère de problèmes qui font vraiment mal ici et maintenant. Il s’agit de problèmes quasiment invisibles, cumulatifs, et aux effets dommageables qui paraissent lointains. Le mécontentement ou l’aspiration à une vie meilleure, passions qui sont la puissance motrice du gouvernement représentatif, font défaut. On ne descend pas dans la rue pour défendre le climat. En ce sens, une médiation scientifique s’avère indispensable pour mieux comprendre des problèmes qui ne relèvent plus seulement de pollutions localisées mais d’une explosion des flux de matières et d’énergie qui dépasse le cadre de la vie quotidienne.
Ensuite, si l’on regarde nos démocraties sous l’angle du rapport de l’homme à la nature, on remarque que leur légitimité dépend, comme l’a si bien montré Benjamin Constant, de leur capacité à garantir les conditions de l’exploitation continue et pacifique de l’environnement physique au bénéfice de chaque citoyen. Tel est le sens du contrat social. Plus généralement, l’organisation libérale de nos sociétés a pour dessein de permettre de produire et de consommer le plus possible, et ainsi d’engendrer des flux de matière et d’énergie croissants. Or, avec les problèmes écologiques globaux, il ne s’agit plus seulement de résorber des pollutions locales, de moderniser les modes de production. C’est désormais la quantité des biens consommés qui est en cause et, partant, le système économique et le consumérisme en tant que tels. Si les démocraties représentatives ont su faire évoluer les modes de production, elles se révèlent incapables de réduire les niveaux de production et de consommation dans la mesure où se préoccuper de la finitude de la planète conduit en fait à fragiliser une source essentielle de leur légitimité.
Enfin, la représentation politique moderne s’institutionnalise au moyen d’un découpage territorial et temporel qui est souvent en décalage avec les problèmes d’environnement. Dès ses origines, le gouvernement représentatif a été conçu pour favoriser l’émergence d’un sentiment d’appartenance à un territoire limité. Les citoyens sont regroupés en collectivités ayant le droit d’élire un représentant. Le représentant élu est censé défendre les intérêts des habitants de ce territoire. Du coup, les électeurs se sentent protégés et avantagés par leur enracinement dans un territoire particulier. Cependant, quand l’aire des problèmes d’environnement est transfrontalière, alors la fonction protectrice de la représentation a tendance à faire obstacle aux solutions collectives. L’analyse temporelle est similaire. Il est essentiel au régime représentatif d’organiser des élections régulières, à relativement brève échéance. C’est son système de contrôle du pouvoir. Ce système crée en même temps des incitations fortes à privilégier le court terme, à répondre aux intérêts immédiats des électeurs et des agents économiques.

Comment la démocratie pourrait-elle mieux prendre en compte l’enjeu de préservation des conditions de vie ?

l parait aujourd’hui essentiel de garantir de façon constitutionnelle la prise en compte de l’enjeu de préservation des conditions de vie de l’humanité.

Dans la courte histoire de l’écologie politique, une telle analyse des défauts de la représentation a amené quelques penseurs à préconiser des institutions autoritaires. Cette option doit être fermement rejetée. Ce que nous proposons dans notre ouvrage Pour une 6ème république écologique  c’est l’instauration d’une démocratie de transition cherchant à établir des liens inédits entre la conscience morale des citoyens, l’apport du système représentatif et le respect des conditions naturelles qui nous font vivre, telles que la science nous permet de les comprendre. Cette évolution institutionnelle repose sur plusieurs grands piliers. L’un d’eux consiste à faire évoluer la Constitution. Il s’agit à mes yeux d’un point incontournable. En écho à la réflexion de Benjamin Constant, je pense que la Constitution n’est pas simplement une forme juridique, c’est donner une forme juridique à un mode de vie, à une manière de s’insérer dans le monde. Or, le rapport au monde que l’on doit construire aujourd’hui n’a rien à voir avec celui promu par les modernes. Nous sommes véritablement en train de bâtir une nouvelle civilisation, avec des contraintes que l’on n’a jamais eu à penser auparavant. En ce sens, il parait aujourd’hui essentiel de garantir de façon constitutionnelle la prise en compte de l’enjeu de préservation des conditions de vie de l’humanité.
Il s’agirait en premier lieu d’instituer deux nouveaux principes constitutionnels : la contribution de la nation et de l’État à la préservation des grands équilibres de la biosphère et à la gestion concertée des ressources fossiles, minérales et biotiques ; l’obligation de dégager un financement public pour adapter notre bâti et nos infrastructures au monde qui vient.

Pour assurer l’application de ces nouveaux objectifs constitutionnels, vous suggérez d’autres évolutions institutionnelles substantielles. Quelles sont-elles ?

Ceci nous conduit à proposer l’institution d’une troisième chambre, à côté de l’Assemblée nationale et du Sénat, dévolue aux enjeux de long terme,

Ce double impératif constitutionnel suppose que le corps politique soit davantage en capacité de décider en connaissance de cause lorsque le sujet débattu a un lien avec les enjeux écologiques. En ce sens, nous proposons d’inscrire les institutions représentatives existantes dans un dispositif plus large, méta-représentatif au sens où il permettrait d’introduire dans le processus de décision publique des considérations qui dépassent la seule appréhension immédiate de nos intérêts, à savoir des connaissances sur l’état de la biosphère et de ses ressources. Ceci nous conduit à proposer l’institution d’une troisième chambre, à côté de l’Assemblée nationale et du Sénat. Dévolue aux enjeux de long terme, cette nouvelle assemblée aurait une double fonction : primo, élaborer de grands projets de réforme, notamment fiscaux, favorisant le passage à une société économe des ressources, sans pour autant entrer dans des détails qui privilégient au bout du compte telle catégorie au détriment de telle autre ; secundo, contraindre les représentants, par l’intermédiaire d’un droit de veto, à réexaminer des projets de lois qui contrediraient les deux principes constitutionnels dont nous venons de faire état. A la différence des deux autres chambres, celle-ci n’a pas vocation à voter la loi, ni à représenter tel intérêt contre tel autre. Elle interviendrait en amont du vote définitif des lois sur les grandes orientations et régulations de la société, à l’image de nos Constitutions ou lois fondamentales qui ne sont ni de droite ni de gauche. Elle serait composée pour moitié d’experts, et pour moitié de citoyens ordinaires : les premiers seraient choisis au hasard (un sur trois) sur une liste de personnalités qualifiées, agréée par le parlement et proposée par les grandes ONG environnementales ; les seconds seraient également choisis au hasard, mais à la façon de la constitution de panels de citoyens par des instituts de sondage.
Nous proposons également que cette chambre s’appuie sur une agence de moyens, un « Collège du futur ». Celui-ci renvoie à une idée de Pierre Rosanvallon. Composée de jeunes chercheurs extraits de leurs laboratoires, cette instance aurait pour fonction d’éclairer l’action des pouvoirs publics ainsi que l’opinion publique en faisant la pédagogie de l’ensemble des connaissances disponibles au regard des nouveaux objectifs constitutionnels.

Face au risque d’instrumentalisation de la science par les lobbys, tel que celui des « climato-septiques », sur quelles valeurs fonder un recours accru à la science ?

Il me parait ici essentiel de distinguer ce que l’on peut appeler les sciences du diagnostic et les techno-sciences. Pour les premières, la technique est le moyen d’acquisition de la connaissance. Dans le cas de la techno-science, au contraire, la connaissance n’est plus la finalité mais devient un moyen ; le but est de produire des objets que l’on va vendre sur un marché. Ainsi, même si l’on retrouve les mêmes méthodes de chaque côté, ce ne sont pas du tout les mêmes démarches. Par exemple, en matière de biologie moléculaire, les derniers progrès des connaissances sur la fonction des gènes n’ont pu se faire sans recourir à la transgénèse, c’est-à-dire au fait d'introduire un ou plusieurs gènes dans un organisme vivant. Or, cette méthode est aussi utilisée par l’industrie pour produire des plantes génétiquement modifiées. Une plante génétiquement modifiée n’a rien de scientifique, c’est un objet destiné à être vendu sur un marché. Le propre de la science est de chercher à distinguer le vrai du faux. Est-ce que vous connaissez des objets vrais et des objets faux ? Arrêtons de confondre les nouveautés technologiques et la science. J’ajoute que ce sont souvent des communautés différentes. Nous avons des personnes qui ont reçu une formation scientifique dans les deux cas, mais la communauté des sciences du climat n’est pas la même que celle qui s’intéresse à la géo-ingénierie, c’est-à-dire la manipulation délibérée du climat terrestre pour contrecarrer les effets du réchauffement climatique.
Ceci m’amène à penser que l’enjeu d’une démocratie plus éclairée implique de réhabiliter la recherche du vrai qui est au cœur de la démarche scientifique et de son apport à la civilisation. S’agissant des questions écologiques, il s’agit d’un sujet majeur dans la mesure où le citoyen est sujet à des manipulations grossières. Songez au livre de Claude Allègre dont on a montré les multiples erreurs et tromperies. Cela n’empêche pas que beaucoup de Français continuent de lui faire confiance. De même, alors même que l’on dispose d’un consensus scientifique incontestable en matière de changement climatique, les climato-sceptiques ont réussi à convaincre un américain sur deux. Et cela bloque tout, notamment le processus international de négociation. Ce refus de savoir propre aux Etats-Unis prend une résonance étonnamment soviétique, comme s’il existait désormais une vérité officielle qui tournerait le dos à la vérité des faits. Le mouvement de désinformation alimenté par les lobbys nous pousse ainsi à réaffirmer notre volonté de décider et d’agir en connaissance de cause, avec discernement, sur la base de connaissances valables. En ce sens, le politique doit clarifier son attitude. Son rôle est de réguler les objets, la techno-science, dont l’intérêt économique est évident. Et pour ce faire, il doit intégrer dans son mode de décision les résultats des sciences du diagnostic.

La technologie n’a-t-elle pas un rôle à jouer dans le changement écologique ?

L’idée que la technologie sauve et sauvera toujours relève de la croyance, et même du pari, propre à l’économie néo-classique

L’idée que la technologie sauve et sauvera toujours relève de la croyance, et même du pari, propre à l’économie néo-classique. Alors que les pollutions sont susceptibles de connaître des solutions techniques, à l’exemple des filtres pour les émanations industrielles ou des substituts aux substances dangereuses, tel n’est plus le cas en revanche lorsqu’il s’agit de réduire notre empreinte écologique. Comme je l’ai déjà dit, le progrès technologique se révèle en effet incapable de produire le fameux découplage entre la croissance du PIB, d’un côté, et l’évolution de la consommation de ressources et les rejets dans l’environnement, de l’autre. Ledit progrès permet en effet, pour l’essentiel, soit de mettre sur le marché des biens et services nouveaux, soit d’abaisser le coût d’accès au marché de biens et de services existants. Dans les deux cas il débouche sur des flux d’énergie et de matière additionnels. Tel est l’effet rebond : un ordinateur consomme aujourd’hui moins d’énergie qu’il y a cinq, dix ou quinze ans, mais la puissance requise, les types d’usage et le nombre d’utilisateurs n’ont cessé d’augmenter, si bien que la consommation globale d’énergie due à l’informatique s’accroît.
Par ailleurs, il n’existe pas de produits de substitution à toutes les ressources naturelles ou aux services écosystémiques que nous pourrions détruire. Imaginons, par exemple, que la couche d’ozone disparaisse, et à sa suite la photosynthèse, il serait impossible de leur substituer quoi que ce soit par le travail des hommes ou la technique, contrairement à ce que prétend, à tout le moins présuppose, la théorie économique. Comme l’avait déjà montré Garrett Hardin à la fin des années 1960, il n’y a pas de solution technique au problème de l’exploitation de ressources finies par des acteurs poursuivant leurs intérêts propres, en l’absence de règles communes.
Face au problème des ressources et de leurs limites, et face à la fragilité des équilibres planétaires, s’impose donc le constat que les technologies ne détiennent pas à elles seules la solution : soit elles intensifient les difficultés, soit les solutions qu’elles apportent ne sont que partielles. Il ne semble donc y avoir d’autre issue à nos difficultés qu’une décroissance de nos consommations de ressources et, partant, une décroissance du PIB, en premier lieu des pays anciennement industrialisés, pour permettre le développement en termes d’infrastructures des pays en développement. L’innovation technique garde toute son importance, mais dans ce cadre nouveau.

Si l’on considère l’évolution de nos modes de consommation comme une autre voie incontournable pour répondre aux défis écologiques, que peut-on attendre des incitations réglementaires ?

La réforme des institutions démocratiques à laquelle nous appelons constitue une condition nécessaire mais non suffisante au changement écologique. Nous avons à affronter un autre défi qui est celui de la définition d’une alternative au régime de croissance qui caractérise notre système économique. Jusqu’à présent, sans croissance les gains de productivité aboutissent à un surcroît de chômage, les prêts et les investissements se tarissent, le partage de la richesse devient un jeu à somme nulle qui durcit dangereusement les tensions sociales, etc. Bref, nous sommes dans un système dont on sait qu’il n’est pas durable à moyen terme, voire à court terme, mais nous ne disposons pas encore de modèle macro-économique fonctionnant sans croissance. Quoi qu’il en soit, définir un modèle permettant une réduction des flux de consommation de ressources implique de repenser l’idée de prospérité, en particulier dans sa composante matérielle.
A cet égard, le levier règlementaire est effectivement incontournable. A minima, on peut envisager de basculer l’assiette fiscale du travail vers la consommation de ressources.Mais les limites que nous allons rencontrer sur le plan des ressources vont nécessairement nous amener à des réglementations plus strictes, avec notamment la mise en place de principes de quota. C’est le seul moyen de lutter véritablement contre l’effet rebond. De même, du côté de l’offre, la raréfaction des ressources et l’envolée des coûts d’exploitation des nouveaux gisements vont rendre le recyclage systématique des matériaux obligatoire. Il en ira de la survie de certaines filières industrielles. En d’autres termes, à un moment donné, la pénurie sera telle que l’on sera obligé de systématiser les réglementations. J’ajoute que, dans un monde soumis à la rareté, le resserrement de l’échelle des revenus, via la fiscalité, parait indispensable à la paix sociale. Pour autant, cela peut-il suffire à contrebalancer trois siècles pendant lesquels on s’est convaincu que le bonheur était dans la possession matérielle ?

Dans quelle mesure la valeur de responsabilité peut-il contribuer à infléchir la culture consumériste de nos sociétés ?

La responsabilité ne peut s’exercer qu’à la condition de l’insérer dans un dispositif plus large. Si l’on prend l’exemple du tri des déchets, celui-ci n’a pu se développer que parce que l’on a assorti la promotion de la responsabilité d’outils concrets facilitant sa mise en œuvre : des poubelles à proximité, des supports d’information, des ambassadeurs du tri, etc. Il faut développer ce genre d’approche qui facilite le passage à l’acte. A ce titre, l’économie de fonctionnalité constitue une autre piste intéressante qui pourrait contribuer à nous défaire du culte de la possession au profit d’une logique de mutualisation. Je rappelle que l’économie de fonctionnalité consiste en la substitution de la vente de l’usage d’un bien à la vente du bien lui-même. Cela peut vouloir dire que l’on ne possède plus sa voiture et que l’on recourt à un service de location lorsque l’on en a besoin. Les nouvelles générations ont d’ailleurs un autre rapport à l’automobile que les précédentes. J’insiste sur l’idée de mutualisation qui, dans un monde contraint, peut permettre de continuer à rendre accessible au plus grand nombre des objets sophistiqués, ou ayant une composante artistique.

Alors que la révolution industrielle a rompu le lien direct entre production et consommation, la vague actuelle du « Do it yourself »n’est-elle pas favorable à un renouvellement du sens de la consommation ?

Effectivement, pendant que notre société continue son trend consumériste, nous assistons à une multiplication de démarches qui expérimentent autre chose : les villes en transition, les villes autosuffisantes, telle ou telle communauté qui se développe autour de la permaculture. De mon point de vue, ces nombreuses initiatives sont importantes car elles constituent des lieux d’élaboration du futur. D’une certaine manière, la situation fait écho à celle que l’on a connue au 4ème siècle : alors que l’on pressent que l’empire romain va s’effondrer, des gens vont s’écarter du référentiel dominant et tenter des choses nouvelles. Il me parait essentiel de regarder de près ces initiatives par lesquelles des gens prennent leur destin en main, tournent le dos à la société consumériste et expérimentent d’autres voies. La société doit avoir l’intelligence de voir dans ces initiatives des réponses possibles à sa situation de fragilité. Elle doit faciliter leur développement, leur diffusion, leur articulation. Bref, elle doit reconnaitre qu’il est intéressant de ménager des lieux de résilience en son sein.

La valeur de frugalité, que l’on peut définir comme la capacité à apprécier pleinement notre confort matériel sans viser le toujours plus ou le nouveau, incarne-t-elle une régression ou peut-elle devenir une valeur populaire ?

La valeur de frugalité bute sur la figure d’homo economicus que l’on a programmé pour ingurgiter de plus en plus, bien au-delà de ses besoins spontanés. Rappelons-nous que, pour nous faire consommer tout ce que l’on consomme aujourd’hui, les entreprises dépensent des montagnes dans la publicité. Ceci indique que consommer autant n’est pas naturel pour l’homme. Si la publicité est devenue l’une des activités les plus importantes de la société de croissance c’est bien parce qu’il a fallu dresser le consommateur. En venir à la frugalité implique de désamorcer cette stimulation incessante de la consommation.

Au-delà de la consommation, les enjeux écologiques ne nous invitent-ils pas à une réflexion plus fondamentale sur le sens de nos valeurs et nos aspirations, sur ce qui a le plus de valeur dans l’existence ?

Le monde dans lequel nous entrons pourrait être un monde marqué par une frustration sans précédent

C’est l’enjeu essentiel. Le monde dans lequel nous entrons pourrait être un monde marqué par une frustration sans précédent dans la mesure où, ayant baigné dans l’abondance, nous allons devenir plus pauvres sur le plan matériel. Il nous faut donc tout faire pour que le monde qui vient ne se résume pas à un faisceau de contraintes. Il nous faut trouver d’autres débouchés à l’énergie et aux passions humaines que celui de la consommation. Mais il ne s’agit pas simplement de trouver des substituts parce que l’on en a besoin maintenant. Nous arrivons à un moment de l’histoire qui nous pousse à accomplir un nouveau pas en avant dans la civilisation. Rappelons-nous de ce qu’était l’idéal de l’homme accompli aux yeux des philosophes grecs : l’art, la science, la philosophie, la participation à la vie de la Cité. Cela fait un point de départ. Le dépassement de la frustration matérielle pourrait bien nous faire accéder à un niveau de bien-être inédit.

Comment faire en sorte que cette nouvelle conscience irrigue le corps social, que les individus s’en emparent et en soit les premiers acteurs ?

L’exemplarité retrouvée des élites, ajoutée à celle des initiatives communautaires que j’évoquais précédemment, voilà deux éléments qui pourraient changer la donne.

La redéfinition sociale et politique du bien-être constitue à l’évidence un défi anthropologique. Cela dit, on peut penser qu’une partie de la question se joue dans l’attitude et le comportement des élites. Celles-ci continuent en effet à influencer le reste de la société. Elles ont encore valeur d’exemple et tirent les consommations vers le haut. Or, tant que nous aurons affaire à une oligarchie repliée sur la défense de ses intérêts à court terme, il sera plus difficile de promouvoir un changement profond dans la société. On peut ici rependre l’analogie avec la chute de Rome. C’est bien une partie des élites de l’empire qui a fait le choix de tourner le dos au référentiel romain, pour envisager d’autres perspectives, d’autres valeurs et d’autres modes de vie qui ont eu une influence plus large. En d’autres termes, une vision souhaitable est celle qui verrait nos élites, tout au moins une partie d’entre elles, délaisser un modèle de réussite d’abord fondé sur des critères de pouvoirs et d’argent, pour se mettre au service de projets qui comptent vraiment pour le devenir collectif. L’exemplarité retrouvée des élites, ajoutée à celle des initiatives communautaires que j’évoquais précédemment, voilà deux éléments qui pourraient changer la donne.

Philosophe, Dominique Bourg est professeur à la Faculté des géosciences et de l'environnement (IDG/FGSE) de l’Université de Lausanne depuis 2006. Il était auparavant professeur à l’Université de technologie de Troyes et maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris. Il a participé en France à plusieurs commissions nationales chargées d’appréhender différentes questions d’environnement et de développement durable : la Commission Coppens chargée de préparer la Charte de l’environnement désormais adossée à la Constitution française, auparavant le Conseil national du développement durable, puis la commission 6 du Grenelle de l’environnement et enfin la Conférence environnementale de septembre dernier. Dominique Bourg est également vice-président de la Fondation Nicolas Hulot et vice-président de l'association VivAgora.

Pour aller plus loin avec Dominique Bourg :

  • nature et technique, essai sur l'idée du progrès, Dominique Bourg, Hatier, 1997
  • parer aux risques de demain : le principe de précaution, Dominique Bourg et Jean-Louis Schlegel, Seuil, 2001
  • le nouvel âge de l'écologie, Dominique Bourg, éd. Charles Léopold Mayer, 2003
  • conférences de citoyens mode d'emploi, Dominique Bourg et Daniel Boy, éd. Charles Léopold Mayer, 2005
  • crise écologique, crise des valeurs ? défis pour l'anthropologie et la spiritualité, Dominique Bourg, Philippe Roch et Collectif, Labor et Fides, 2010
  • vers une démocratie écologique : le citoyen, le savant et le politique, Dominique Bourg et Kerry Whiteside, Seuil, 2012
  • pour une VIe république écologique, Dominique Bourg et Collectif, ed.Odile Jacob, 2011
  • sobriété volontaire : en quête de nouveaux modes de vie, Dominique Bourg Philippe Roch et Collectif, Labor et Fides, 2012
  • du risque à la menace. Penser la catastrophe, Dominique Bourg, Pierre-Benoît Joly, Alain Kaufmann, PUF, 2013