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Le crédit épuisé des élites

Interview de Jean-Paul DELEVOYE

Portrait de Jean-Paul Delevoye
© David Delaporte
Président , Conseil économique social et environnemental

<< Les forces du local, montantes, remplaceront ou compenseront la faiblesse des Etats >>.

Jean-Paul Delevoye, né en 1947, ancien maire de Bapaume (Pas-de-Calais), préside depuis 2010 le Conseil économique, social et environnemental (CESE).

Il a été également président de l'Association des maires de France, et ministre de la Fonction publique, de l'Aménagement du territoire et de la Réforme de l'État. De 2004 à 2011, il a été Médiateur de la République (cette fonction a été remplacée depuis par celle de Défenseur des droits).

Il est l’auteur du livre Reprenons-nous ! paru en 2012. Nous l’interrogeons sur son diagnostic et sur les voies qui s’offrent pour reconstruire la confiance.

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Date : 18/09/2014

Dans votre rapport de Médiateur de la République rendu en mars 2011, vous avez porté un diagnostic alarmant sur l'état de la société française, société fatiguée psychiquement, en manque d’espérance collective. Que mettait-il en avant ?

Comme la classe politique n’est pas capable de construire une vision d’avenir, ces efforts deviennent pour vous des sacrifices dont vous ne voyez ni le projet ni les bienfaits.

A l’époque j’avais posé le diagnostic d’une société au bord du burn out, qui avait basculé de la fatigue physique à la fatigue psychique. Sans en prendre vraiment conscience, nous sommes passés d’une société de main d’œuvre à une société de cerveau d’œuvre, en raison des nouvelles technologies qui épargnent la fatigue des corps. L’éducation, le management et même la conduite politique n’ont pas intégré cette notion de fatigue psychique. C’est le stress au travail, ce sont des individus en surrégime, c’est le cadre qui quitte son boulot mais continue de travailler avec son téléphone ou son ordinateur jusqu’à 15 heures par jour, perdant en vie familiale et affective, c’est l’accélération du temps et la culpabilisation du temps inactif qui réduisent le temps pour se parler, c’est la T2A dans les hôpitaux qui ne calcule que le temps d’opération et ignore la relation entre médecin et patient, c’est l’enfant qui est addict aux nouvelles technologies… J’avais aussi été frappé par la violence des rapports humains, le désarroi des Français que je recevais, et, sur le plan sociologique, par une précarité qui explose, et une classe moyenne en peur de déclassement, bloquée dans ses revenus. Tout cela alimentait non seulement de l’instabilité politique, mais une inquiétude collective. Beaucoup de gens ont l’impression que l’Etat ne leur demande que des efforts. Or vous acceptez de faire des efforts quand vous savez à quoi ça sert. Comme la classe politique n’est pas capable de construire une vision d’avenir, ces efforts deviennent pour vous des sacrifices dont vous ne voyez ni le projet ni les bienfaits.

C’était le diagnostic de départ, conviendrait-il de le réviser ?

La situation s’est aggravée. Les Français sont de plus en plus pessimistes sur leur propre situation. Au niveau politique, la frontière droite/gauche devient complètement artificielle, non seulement parce que les véritables clivages politiques se situent ailleurs (pour ou contre l’Europe…), mais surtout parce que l’alternance incarnée par Monsieur Hollande a montré qu’arrivés au pouvoir, des hommes mettent en application des mesures qu’ils combattaient quand ils étaient dans l’opposition, alors que l’opposition tient des propos à l’inverse de ce qu’elle faisait dans la majorité. Avec stupéfaction, les Français ont assisté à une alternance de pouvoir, mais avec une continuité des politiques, et se sont rendus compte que les hommes politiques sont davantage dans le calcul et l’ambition que dans la conviction. Le discrédit politique se creuse en raison de cette différence d’intérêt entre des élus qui recherchent la conquête du pouvoir et des citoyens en attente d’un projet de société, et d’un pouvoir politique exercé en ce sens. Alors qu’il faudrait réveiller le citoyen qui est en nous, les campagnes politiques sont basées sur la séduction. J’ajouterais que l’opinion ne se sent plus représentée, la diversité, la jeunesse se sentent écartés du système du pouvoir. 

Vous insistez sur la perte de confiance du peuple envers les élites politiques, pourquoi est-ce si grave ?

Interrogé par un disciple sur ce qui fait la force d’un pays, Confucius répondait qu’il y a trois forces : les vivres pour nourrir le peuple, les armes pour le défendre, et la plus importante d’entre toutes, la confiance du peuple dans les élites. Aujourd’hui cette confiance a disparu en France. On voit bien l’évolution du questionnement sur les politiques : sont ils utiles, sont ils capables de peser sur le cours des choses, et s’ils sont aujourd’hui impuissants, à quoi servent-ils  ? Continuent-ils à habiter le même monde que nous ? Ne sont-ils pas devenus les défenseurs d’un système qui les entretient, alors qu’ils devraient préparer l’avenir de la société ? 

Finalement les élus sont-ils incapables de montrer la voie ?

Il y a trois très grandes forces qui sous-tendent la vie collective, les espérances, les peurs et les tentations. Durant les trente glorieuses, le pays était porté par une formidable espérance collective, la performance économique était conciliée avec la performance sociale, il y avait des visions en matière de répartition des fruits de la croissance. Dans cette période, on a vu aussi monter des intérêts catégoriels, avec une multitude de clientèles et de blocs qui défendent chacun leurs objectifs en ayant perdu de vue le collectif plus large que nous formons tous ensemble. L’Etat est devenu une fiction permettant à chacun de vivre au détriment des autres, il recouvre davantage un ensemble d’intérêts pour lesquels on se déchire, que l’adhésion à une cause. On a perdu cet élan politique appelant les peuples à la grandeur des causes, qui pouvaient se cristalliser dans le communisme, le gaullisme, le libéralisme. Le souffle politique s’est réduit à la satisfaction des intérêts, d’où l’apparition d’une société de plus en plus clivante et catégorielle, comme on le voit à chaque campagne électorale. La satisfaction des intérêts catégoriels peut se faire tant qu’il y a de la croissance, tant qu’il y a une dynamique, c’est comme l’immobilier ou les subprimes. Or nous sommes aujourd’hui dans une croissance durablement faible, je n’ai jamais cru ni aux taux de croissance affichés par Monsieur Sarkozy comme Monsieur Hollande, j’ai toujours dit qu’on entrait dans une période de croissance durablement faible voire nulle.

Que se passe-t-il si comme vous le dites on est arrivé au bout d’une logique ?

Si les politiques ne retrouvent pas le chemin d’espérances nouvelles et mobilisatrices, nous aurons des déstabilisations majeures.

Dans les années de croissance forte, les peurs sont faibles, parce que les espérances sont fortes. Brutalement, nous sommes passés à une situation où les espérances sont faibles, ce qui veut dire que les peurs grandissent. Les gens se demandent : où va-t-on ? L’Europe est-elle en panne ? Vais-je garder mon emploi ? Et les tentations de s’en sortir en dehors des clous de la légalité grandissent. Une personne qui est dans l’angoisse de l’huissier, dans la difficulté à boucler sa fin de mois, ou en situation d’échec, elle pense à sauver sa peau et si elle ne le fait pas dans la légalité, elle ira le faire au black. Donc si les politiques ne retrouvent pas le chemin d’espérances nouvelles et mobilisatrices, nous aurons des déstabilisations majeures. Nous verrons grandir l’expression des courants populistes et extrémistes qui se nourrissent des peurs. 

Nous atteignons un point de rupture ?

La vie politique se radicalise, avec des partis tirés vers les extrêmes, des syndicats tirés par la souffrance locale, parce qu’un monde disparaît et un monde nouveau apparaît, et tant que la douleur de ce qui disparaît sera plus forte que l’espérance de ce qui naît

En tout cas on voit bien que nous sommes à un moment charnière. La vie politique se radicalise, avec des partis tirés vers les extrêmes, des syndicats tirés par la souffrance locale, parce qu’un monde disparaît et un monde nouveau apparaît, et tant que la douleur de ce qui disparaît sera plus forte que l’espérance de ce qui naît, il y aura des résistances et des crispations très fortes. Dans cette affaire, toutes les questions devant nous sont politiques, toutes les réponses sont politiques. Il faut absolument aider notre classe politique à retrouver une vision qui nourrit un projet de société, de manière à se mobiliser. Il fait absolument valoriser la cause, et permettre à tout un chacun d’y retrouver son intérêt, et non pas laisser nos concitoyens dans un statu quo dans lequel ils vont se déchirer sur leurs intérêts. Les citoyens français forment un peuple politique, ils font confiance à la politique, mais ils ne font plus confiance aux politiques, et à la parole politique. Le nuage de Tchernobyl, la vache folle, la viande de cheval, l’inversion de la courbe du chômage, des résultats annoncés qui ne viennent pas, toute une série d’affirmations qui s’appuyaient sur un crédit politique se sont avérées fausses. Qui peut apporter du crédit à la parole politique ? Il est clair que c’est aujourd’hui un élément important de restabilisation. Dans le rapport sur la compétitivité française rendu par Louis Gallois, le crédit du porteur du rapport devient aussi important que la qualité du contenu. Le pays a besoin d’autorités morales, d’hommes et de femmes exemplaires et animés d’un esprit de responsabilité. Il a besoin de transparence (dans les comptes, les budgets, le patrimoine des élus). Le raccourcissement des échéances électorales avec le quinquennat a rajouté de l’instabilité que nous avons besoin de compenser par des chantiers républicains où gauche et droite travailleraient ensemble. On voit que plus il est nécessaire d’apporter des réponses politiques durables, plus les réponses sont construites sur des appareils politiques et des démarches de décision instables et court-termistes. 

Avec un tel niveau de défiance envers les élites et le monde politique, ne risque-t-on pas de passer par une phase de destruction avant de reconstruire la confiance, le progrès, etc. ?

La question est fondamentale. Va-t-on vers une possible destruction du système avant sa reconstruction, ou se donnera-t-on une capacité de rassemblement, de mobilisation et d’anticipation pour franchir la passerelle entre le monde ancien qui disparaît et le monde nouveau qui apparaît ? Si celles et ceux qui caressent les bas instincts des peuples tiennent les paroles les plus fortes, le pire est à craindre, et nous verrons, comme dans les années 1930, la violence intra-sociétale, le rejet de l’étranger, du juif, du capitalisme, l’identité faible qui amène à se construire dans la destruction de l’autre. Avec l’accélération des transferts de population infra-européens entre les pays à fort chômage et ceux qui en ont peu comme l’Allemagne et les questions identitaires posées par l’immigration, nous risquons d’avoir des débats de plus en plus populistes. Si nous laissons le politique instrumentaliser ces questions, des boucs émissaires seront jetés en pâture des peuples et nous assisterons à des phénomènes dramatiques. Lorsqu’il n’y a plus d’espérance collective, le risque est grand de voir exploité le terreau de l’humiliation, c’est redoutable. Nombreux sont les humiliés, c’est le Bac+5 payé au SMIC, celui qui est viré à 40 ans… Une révolte des humiliés ne se maîtrise pas, parce qu’elle se construit sur la désespérance.

Pour autant, ce n’est pas cette perspective que vous envisagez…

Je pense que nous traversons moins une crise qu’une phase de métamorphose

Je pense que nous traversons moins une crise qu’une phase de  métamorphose, comme l’humanité en a peu connu. Lorsque les technologies modifient à la fois les modes d’énergie et les modes de communication, les systèmes de production, les systèmes institutionnels, les systèmes de pensée, de socialisation par le travail et par la famille sont complètement remis en cause. Quand le cheval vapeur a été remplacé par le moteur électrique, c’était aussi une période cruciale. Nous sommes dans une telle phase de destruction schumpétérienne, avec l’émergence d’un monde nouveau qui nous laisse sans certitudes. Constamment, nous devons réviser ce que nous pensions. Par exemple l’économie numérique consomme plus d’énergie qu’on ne l’imaginait, et elle transforme rapidement des salariés hyperdiplômés en millionnaires et de l’autre côté supprime des ouvriers et produit des cohortes de manutentionnaires précaires et sous-payés, sans lesquels cette économie des flux ne pourrait fonctionner. Aujourd’hui la science a tellement reculé les limites du possible, en matière de génie génétique, de numérique, qu’elle nous impose le débat politique sur les limites. Avec la prolifération attendue des objets intelligents par exemple, comment protéger la liberté individuelle sans nuire à l‘efficacité collective ? 

Les systèmes de solidarité sociale et de redistribution tels qu’ils ont été élaborés après 1945 peuvent-ils se maintenir dans un tel contexte ?

Il y a eu une bascule entre la campagne présidentielle de 1995 qui portait sur la fracture sociale, et celle de 2002 où le thème dominant était l’insécurité. Le thème de la fracture sociale a suscité chez des citoyens une formidable résonance, parce que cela renvoyait à la responsabilité citoyenne de chacun pour la réduire. Sept ans après, la campagne portait sur la sécurité, un basculement brutal d’une société qui ne se sentait plus concernée par le collectif, mais demandait au collectif de la protéger de l’autre. J’avais parlé de racisme social, ce qui veut dire : chacun cherche à préserver son dû et son statut sans se soucier des autres, et devient consommateur de droits, tout en se sentant moins concerné par la réussite de la vie collective. Nous avons depuis lors commencé à voir apparaître ce que je craignais : une remise en cause des pactes collectifs. C’est un moment extrêmement inquiétant car si les jeunes se demandent pourquoi financer un système dont ils ne pourront pas bénéficier, ils pourraient bientôt ne plus vouloir financer le système de retraite, et les travailleurs faire de même pour ceux qui n’ont pas de travail, les bien portant pour ceux qui ont des problèmes de santé… Il faut donc absolument que nous retrouvions le sens du collectif, de l’intérêt général, de l’élan citoyen.

Quelles pistes voyez-vous pour construire une nouveau contrat social ?

Il ne s’agit plus de réaliser l’égalité des situations qui était l’utopie communiste, ni l’égalité des chances qu’est l’utopie libérale, mais de réaliser l’égalité des parcours

On parle d’intégration, mais cela fait porter sur l’individu la responsabilité de réintégrer le système économique par exemple. Cela ne correspond plus au monde où nous vivons : nous devons passer au concept d’inclusion, qui signifie que nous sommes responsables de celles et ceux qui sont exclus de notre système. Le mot exclusion est utilisé, mais en réalité nous sommes au-delà : nos gamins pour certains ne sont pas exclus du système bancaire, ils en sont expulsés ; des hommes et des femmes sont expulsés du système économique, et ils resteront dans l’économie au black... Nous entrons dans un moment de vérité où les hypocrisies vont se déchirer, c’est extrêmement sain par ce que cela nous pousse à reconstruire un nouveau pacte collectif : qui que tu sois, je vais t’accompagner pour t’aider à surmonter tes difficultés. Il ne s’agit plus de réaliser l’égalité des situations qui était l’utopie communiste, ni l’égalité des chances qu’est l’utopie libérale, mais de réaliser l’égalité des parcours. A partir du moment où l’on est convaincu qu’il faut redonner aux Français le goût du risque, la question est de faire en sorte que le parcours de vie soit doté de parachutes ou de garanties. C’est faire en sorte que toute personne puisse aller au maximum de ses potentiels et puisse rebondir, en période d’échec. Il nous faudra apprendre, non plus à gérer un dossier ou une situation mais à accompagner une personne à surmonter une difficulté et faire en sorte que ses droits s’exercent, le droit de vivre, de se nourrir, de se loger… et que ses besoins soient ainsi assurés. C’est vrai en matière de chômage, c’est vrai en matière de santé ou de handicap. Cela nécessite de repenser voire d’inverser des logiques. Le pacte générationnel, nous l’avons fait il y a plusieurs décennies en direction des personnes âgées, aujourd’hui ce sont nos jeunes qui ont besoin d’un tel pacte, car un pauvre sur trois est un jeune. 

Concrètement, conviendrait-il de transformer le système de protection social et d’assurance chômage ?

Puisqu’à l’évidence notre économie n’est pas celle du travail pour tous et ne permet pas à chacun de revenir dans le travail, ne devrait-on pas envisager une indemnité qui préserve la dignité de la personne

Le système mis en place depuis 1945 a consisté à ce que la protection sociale à la fois puisse se nourrir d’un bien être collectif, et passe par un bien être individuel. Mais notre société recèle en réalité une mécanique d’exclusion qui ne respecte pas la dignité humaine: il y a ceux qui ont du travail et ceux qui n’en ont pas, ceux qui sont capables de subvenir à leurs besoins et ceux qui ne le peuvent pas. Et on voit bien que si la socialisation par la famille connaît des difficultés et que si la socialisation par le travail n’est pas accessible pour tous, il faut réfléchir à un nouveau contrat social, qui respecte la dignité humaine. Nous sommes dans une croissance durablement faible où le travail ne peut pas payer et la santé, et la retraite. Peut être devrions nous ouvrir des chantiers républicains pour bâtir les principes d’un nouveau contrat social de la maladie. La maladie dépend-elle de la solidarité nationale ? La réponse est oui, le CESE a rendu cet avis. Si cela relève de la solidarité nationale, chacun doit pouvoir contribuer via la CSG à financer un contrat qui vous prend en charge quand vous êtes malade. Deuxième élément, la retraite est liée au travail, donc c’est le travail qui doit continuer à financer la retraite. Puisqu’à l’évidence notre économie n’est pas celle du travail pour tous et ne permet pas à chacun de revenir dans le travail, ne devrait-on pas envisager une indemnité qui préserve la dignité de la personne parce qu’elle ne serait pas assisté, et à défaut de l’inscrire dans le monde économique, s’inscrirait dans le monde de la collectivité ? La réaction « je paye pour des gens qui ne travaillent pas » deviendrait « il ne travaille pas dans l’économie productive dans lequel je suis mais il améliore ma qualité de vie ». On retrouverait une utilité collective. Sur de tels principes, on pourrait bâtir des expériences au niveau des territoires. 

Peut-t-on reconstruire de la confiance sans se poser des questions de justice sociale, par exemple en laissant s’accroître les inégalités ?

La question que vous posez est essentielle. La création de richesse doit être au cœur de nos préoccupations : comment la répartir à partir du moment où nous rentrons dans un système qui nourrit des inégalités, puisqu’aujourd’hui la rente rapporte plus que le travail ? Depuis le basculement des années 1980, mécaniquement nous assistons non plus à une répartition assez homogène sur tous les déciles de revenus des fruits de la croissance, mais à des répartitions de plus en plus inégalitaires. Aux Etats-Unis, 1% des Américains captent presque 70% de la richesse produite, et en France ce phénomène est en train de s’installer. C’est là qu’il faudrait engager un chantier républicain pour dire jusqu’à quel niveau nous souhaiterions enfermer ces inégalités, quel est le plafond au-delà duquel on ne taxe pas le capital pour qu’il reste investi sur notre territoire, quel est le niveau d’aide au-delà duquel il ne faut pas aller pour désinciter les gens à retourner au travail ? Quelle taxation progressive, quel niveau de distributivité faut-il mettre dans l’impôt ? Les décisions prises en matière de fiscalité depuis 20 ans ont surfiscalisés le travail et le capital et donc l’investissement, alors que le consommateur a été sous-fiscalisé. Nous devons peut être rebâtir un contrat de redistribution, avec des règles fiscales stables, débattre de la répartition entre la rémunération du capital et la rémunération du travail, pour trouver une communauté d’intérêts au niveau des entreprises et un juste équilibre. D’autant que nous voyons bien que la transformation de l’économie (économie des flux) impose une rénovation de la fiscalité, avec la question de la localisation du partage de la valeur ajoutée. 

Vous parlez souvent de droit à l’erreur : qu’est-ce ?

l’école apparaît à de nombreux élèves comme une mise devant leur échec, alors que nos jeunes ont besoin de croire en eux-mêmes

Comment nous Français qui avons fait le siècle des Lumières, avons été une référence mondiale pour l’avancée des sciences, sommes nous devenus un peuple qui considère le progrès comme un facteur de risque davantage que comme un facteur d’opportunité ? Il nous faut à nouveau penser le progrès avec enthousiasme et ré-enchanter le futur. La France est un pays qui refuse parfois ses caractéristiques : c’est un pays de diversité qui refuse sa diversité, c’est une puissance maritime qui tourne le dos à ses océans, et c’est un pays de créativité et d’innovation qui neutralise cette créativité et cette innovation, ceci dès le plus jeune âge, et par des mécanismes de stérilisation centrale. En France on nous met devant l’échec à l’école, l’échec de son couple, l’échec de son dépôt de bilan, tout cela plutôt que devant notre talent et nos potentialités. Ainsi l’école apparaît à de nombreux élèves comme une mise devant leur échec, alors que nos jeunes ont besoin de croire en eux-mêmes. Une étude de Gilles Kepel a montré que dans les banlieues le premier service public critiqué par les jeunes n’était pas la police mais l’école ! Conséquence : de nombreux jeunes sont dans la mésestime de soi, se demandent pour certains si leur avenir est en France. Il importe de donner le droit à l’erreur et le droit à l’échec, parce que le monde de demain ne sera accessible qu’aux aventuriers et à ceux qui prennent des risques et inventent. La faute est inexcusable, l’erreur est une source d’enrichissement. J’en appelle à une révolution culturelle. Nous devons retrouver le goût d’entreprendre, et ceci dès le plus jeune âge. 

Faut-il changer la manière de prendre des décisions politiques ?

L’élu a la légitimité du pouvoir par l’élection. Si sa décision est solitaire,  l’élaboration de la décision doit être collective. On voit bien que la logique « je décide, vous obéissez » se heurte à une contestation croissante. Deuxième élément : la confiance ne se construit que si je permets à chaque citoyen d’être producteur du futur. Troisième élément : aucune décision importante ne devrait être prise si elle n’a pas été précédée d’un débat, et aucun débat n’est stabilisé s’il n’est pas précédé d’une pédagogie des enjeux. L’opinion ne peut accepter d’imaginer un changement que si elle a appréhendé les enjeux qui rendent nécessaire ce changement. Comment agir contre le réchauffement climatique en n’utilisant pas sa voiture en centre-ville, si l’on n’a pas la perception du danger qu’il représente ? Le débat permet donc d’accompagner le changement. Trop souvent, faute de se donner le temps de la maturation des enjeux, ce que j’appelle un temps de respiration politique, les parties prenantes se trouvent en réaction émotionnelle les unes par rapport aux autres. Bien poser le débat et bien s’en approprier les enjeux prend du temps. En Suède la réforme des retraites a nécessité dix ans d’appropriation. Au passage, se pose la question des expertises extérieures que je peux mobiliser pour établir un diagnostic tout en garantissant la confiance. Qui pose le débat, la question n’est pas anodine, on le voit par exemple pour le gaz de schiste. Il importe que les enjeux soient appropriés à niveau équivalent dans toutes les couches de la population, car le débat est faussé si les uns parlent avec leurs émotions et d’autres avec des convictions appuyées sur la raison. On ne prend pas assez conscience que l’on ne peut commencer un débat que lorsque que chacun s’est approprié les enjeux, au niveau de connaissance qui sont les siennes. Ensuite il y a l’organisation du débat. Plus vous concentrez un débat dans une salle, plus vous accroissez le risque d’instrumentalisation et de déstabilisation par des professionnels. Il faut que chacun puisse se forger une conviction à travers les informations qu’il reçoit. Les nouvelles technologies nous y aident, nous gagnerons à réfléchir davantage à la manière dont elles transforment le débat. Pour une déclaration d’utilité publique, la procédure habituelle consiste à afficher sur la cimaise de la mairie concernée les documents pour consultation, mais après des gens disent n’avoir rien vu. Pourquoi ne pas inverser la démarche : chaque personne pourrait être avisée via son téléphone portable du sujet qui sera débattu, pourrait consulter les documents de manière interactive, et pourrait si nécessaire obtenir un renseignement, etc. 

Tout cela change-t-il la mission du politique ?

Toutes celles et ceux qui jouissent du pouvoir ont horreur de la remise en cause, d’où le risque de décalage croissant entre le monde politico administratif qui se nourrit de la stabilité et de l’uniformité quand le monde de l’entreprise, le monde associatif, le monde citoyen se nourrissent de la rupture et de la diversité

Dans une économie d’excitation cérébrale, l’important est l’activation des flux. Le politique doit anticiper, impulser, diffuser et mobiliser dans des réseaux, fédérer, interpeller, nourrir des énergies, ce qui va le mettre en situation de décision après un processus démocratique qui lui aussi a changé de nature parce que les citoyens veulent être des acteurs. Cela veut dire que le politique perd le contrôle. Il faut l’accepter. La mondialisation c’est la circulation des hommes, des idées, des capitaux, des marchandises, et le politique se rend compte qu’il n’a plus la capacité de maîtriser ces flux. Mais il peut être régulateur. Aujourd’hui l’arme absolue n’est pas l’arme atomique entre les mains de certains Etats, mais la détention de banques de données personnalisées, qui appartiennent à des entreprises, à des Google. Le pouvoir va-t-il changer de nature, en tout cas il est probable que ces entités économiques demandent aux entités politiques non plus de contrôler mais de réguler. Il faut accepter les expressions non contrôlées des forces citoyennes, nous affranchir de la peur des contre pouvoirs. Accepter que le futur sera la contestation du présent, ne serait-ce parce que toute grande innovation transforme les structures existantes. Toutes celles et ceux qui jouissent du pouvoir ont horreur de la remise en cause, d’où le risque de décalage croissant entre le monde politico administratif qui se nourrit de la stabilité et de l’uniformité quand le monde de l’entreprise, le monde associatif, le monde citoyen se nourrissent de la rupture et de la diversité. Face à ce décalage culturel il faut faire prendre conscience aux décideurs politiques et responsables des organises représentatifs que libérer les forces citoyennes au bénéfice d’une cause peut revitaliser la démocratie avec une force prodigieuse. Pour une cause, un peuple se transcende. Et finalement cette force qui échappe au contrôle de l’élu reviendra au politique.

Vous insistez sur la défaillance du politique, mais l’individu consommateur, le chacun pour soi n’a pas attendu la défaillance du politique pour se manifester. Ne faudrait-il pas trouver des voies pour réorienter l’individualisme, poser des garde fous ?

Il nous faut accepter que cette métamorphose prenne du temps, peut être le temps d’une génération. Ce qui ne nous empêche pas d’obtenir des premiers résultats dès maintenant, par exemple pour accroître le sentiment d’empathie. Mathieu Ricard me parlait d’essais concluants dans des écoles américaines, où en l’espace de 6 mois, après tout une série d’exercices, des enfants développaient des capacités d’empathie, ce qui veut dire que l’on peut apprendre l’empathie, le sens de l’autre, dès l’école et le plus jeune âge. 

Comment engager la révolution culturelle que vous appelez de vos vœux ?

Je suis convaincu que c’est à partir du local qu’elle va s’amorcer. Les trois grands sujets politiques dans le monde sont la compétitivité des territoires, puisque la localisation des ressources peut désormais se réaliser à l’échelle de la planète (c’est ce que j’appelle le choc des territoires), le vieillissement avec les enjeux démographiques et le pacte générationnel (choc des générations), et l’hétérogénéité, comment faire vivre ensemble des gens de plus en plus hétérogènes (choc des identités). C’est au niveau des territoires qu’on pourra affronter ces défis, faire des choix et reconstruire une aventure collective. 

La philosophie européenne est basée sur l’être, je pense donc je suis (Descartes) ; la philosophie chinoise est basée sur le vivre, or aujourd’hui, avec un taux de croissance faible, on va passer de la quête de biens matériels, de l’ « avoir plus », à la quête de sens et de « l’être plus ». On voit bien que c’est au niveau local que l’on peut passer d’une société du bien à une société du lien. Comment créer ce lien ?

A l’évidence, le local va être l’espace où l’on pourra concilier un projet territorial, une solidarité de proximité, une vitalité sociale qui nourrit la résilience sociétale, et une économie de l’innovation.

En investissant la socialisation par la culture, par le sport, par les émotions partagées, l’appropriation de l’espace non pas sous l’angle des services mais comme lieu où l’on échange. L’homme économique est mondial, alors que l’homme social est local. A l’évidence, le local va être l’espace où l’on pourra concilier un projet territorial, une solidarité de proximité, une vitalité sociale qui nourrit la résilience sociétale, et une économie de l’innovation. Que dois-je faire pour que les jeunes du monde entier aient envie de venir et pour que les investisseurs désirent investir sur mon territoire ? Le local a cette formidable capacité d’innovation. Plus la mondialisation efface les frontières, plus le besoin de proximité est fort, plus chacun ressent le besoin de s’appuyer sur ses proches, sa famille, ses amis, son quartier, et d’affecter son épargne à des projets qu’il voit. La métropole ne doit pas être appréhendée par les élus comme une coalition d’intérêts communaux, mais comme la mobilisation des synergies de communautés au profit d’un projet collectif auquel on adhère. La libération des énergies créatives ne peut se faire autrement qu’avec des mobilisations de proximité qui auront le monde pour horizon. C’est sur le plan des territoires et de la citoyenneté territoriale que nous retrouverons le sens du collectif. Pour être plus Européens, il faut être plus Français, et pour être plus Français, il faut être plus Breton, Corse, Lyonnais. Je suis convaincu qu’on va puiser dans les identités régionales pour renforcer l’identité nationale, comme l’Allemagne ou les Etats-Unis ont pu le faire dans leur histoire. Ce sentiment localisé d’appartenance se réalise aussi dans le travail : beaucoup de personnes se sentent plus citoyennes de leur entreprise que de leur Etat.

Le débat sur la décentralisation et sur le rôle des métropoles est rarement posé ainsi…

Les forces du local, montantes, remplaceront ou compenseront la faiblesse des Etats. Aujourd’hui les Etats et l’Europe ont beaucoup de difficultés, et la décentralisation devrait être au cœur de questions politiques majeures : doit-elle être un fédéralisme, ou une déconcentration au niveau des régions ? Que faire en terme d’organisation territoriale pour répondre aux défis du monde et concilier une ambition mondiale pour les activités économiques, et une proximité individuelle et sociale pour l’individu dans sa vie familiale, sa santé, son vieillissement, ses déplacements… ? Autrement dit, comment concilier épanouissement individuel et réussite collective, ce qui était tout l’enjeu du contrat social d’après 1945 ? On voit bien que ce qui est en cause, c’est un choix de société qui consiste à ce que la performance économique soit accompagnée d’une redistribution, d’une répartition, d’une solidarité, entre ceux qui travaillent et ceux qui sont à la retraite, les bien portants pour ceux qui sont malades, etc. 

On en revient au contrat social, mais vous affirmez que c’est au niveau local qu’il faut le reconstruire ?

Et la puissance européenne imposera des dynamiques régionales, notamment des régions métropolitaines, et on voit bien que le Grand Lyon est directement concerné.

Je dirais que ce contrat social, à société nouvelle, doit être repensé. Et c’est là qu’il y a une formidable opportunité politique. L’inquiétude de la population, c’est qu’il n’y a pas de garantie que la performance économique soit compatible avec la performance sociale. Au contraire, on voit à la fois une dégradation de la performance économique et une dégradation de la performance sociale, double punition. La dimension des problèmes impose la dimension des réponses. La régulation de la mondialisation imposera des réponses continentales au niveau européen, en termes de gouvernance monétaire, financière, économique, sociale, par rapport aux blocs américain et chinois. Et la puissance européenne imposera des dynamiques régionales, notamment des régions métropolitaines, et on voit bien que le Grand Lyon est directement concerné. 

Pour reconstruire la confiance, convient-il de poser d’abord des éléments de doctrine, des valeurs, des principes, ou partir de situations concrètes ?

Je suis convaincu que le politique doit élaborer le projet de société et fixer les grands objectifs. Un objectif peut être ou non partagé, c’est une question de pédagogie des enjeux. Une fois que vous avez apporté les réponses, et répondu à la question des moyens à mettre en œuvre, un chemin est tracé. Chacun doit ensuite avoir une relative adaptabilité à ce chemin. Le politique donne le cap du changement, mais il convient ensuite, en cohérence, de conduire le changement, ce qui mobilise de nombreux acteurs.

L’école pour vous est une clé dans cette reconstruction…

Oui, forcément. Quel est le monde de demain dans lequel vont vivre nos enfants, quels sont les armes dont on doit les doter pour qu’ils soient indépendants, responsables, acteurs ? Il faudrait déjà qu’ils ne se sentent pas obligés d’apprendre mais aiment à apprendre, ceci tout au long de leur vie. Le savoir change très vite, il est alors important de garder la gourmandise d’apprendre. Comment faire en sorte que nos enfants soient de futurs citoyens, et qu’au lieu d’être obsédés par l’acquisition des connaissances, on stimule leur conscience, leur sens critique, pour qu’ils ne soient pas dépendants d’émotions médiatiques ou consuméristes, ne soient pas manipulés. Au lieu de remplir les cerveaux, n’a-t-on pas intérêt à remplir les âmes et les cœurs ? Si nous retrouvons la capacité de valoriser les talents et les compétences, vous n’imaginez pas la créativité qu’il y a dans la jeunesse ! Alors que l’école va devoir entreprendre une révolution culturelle, alors qu’il a été montré que plus une collectivité humaine investit tôt sur ce qui construit un citoyen, c’est-à-dire sur les 0-5 ans où les fondamentaux du caractère se construisent, plus le retour sur investissement pour le collectif est important, j’aimerais bien que sur les territoires il puisse y avoir des expériences scolaires, sur les offres pédagogiques notamment. 

Décidément, vous attendez beaucoup du local…

Le débat politique numéro un de demain sera celui de l’immigration

Il faut voir aussi que l’économie des territoires est en marche et que demain, en 2030, 75% de la richesse mondiale sera créée par les aires métropolitaines. C’est sur ces aires que l’on rentrera dans l’économie de l’innovation. Le local est une mosaïque d’échecs et de réussites, un formidable laboratoire d’expérimentations dans tous les domaines. J’attends beaucoup des expériences métropolitaines lyonnaise, lilloise, bordelaise…, et des échanges d’expériences qui s’engageront ensuite. Le débat politique numéro un de demain sera celui de l’immigration. L’Europe a besoin de 50 millions de population étrangère pour équilibrer sa population active d’ici 2040, c’est un sujet lourd qui peut avoir des conséquences majeures, et c’est sur les territoires que cela se jouera, ce sont les territoires qui auront les capacités d’intégration, de responsabilisation et de dialogue interculturel et interreligieux, alors que dès qu’on remonte ces questions à l’échelle nationale cela devient du conflit. 

Les territoires sont donc pour vous des laboratoires de la France de demain ?

Il faut qu’on réfléchisse à la manière de soutenir le comptable public pour mettre de l’argent public sur des expériences hors normes

C’est certain ! En France nous sommes trop dans le respect des normes et pas assez dans le respect des personnes, si on s’affranchissait de ce qui devient parfois un carcan, on libèrerait des possibilités, par exemple en matière de logement, ou en matière éducative. C’est aussi sur les territoires que l’on peut organiser des forums citoyens. Un autre chantier consisterait à aider les fonctionnaires à avoir le droit à l’erreur : comment faire en sorte que celui qui signe n’ait pas peur de le faire parce que 20 ans après il peut se retrouver au tribunal ? Dans l’expérimentation territoriale, il faut aller jusqu’au bout des règles administratives qui ne freinent pas la carrière d’un fonctionnaire qui prend des risques. Il faut qu’on réfléchisse à la manière de soutenir le comptable public pour mettre de l’argent public sur des expériences hors normes. La société et le progrès vont tellement aller vite que si on veut imposer au futur les règles du passé, on est mort. Il faut donc changer la manière de faire les appels d’offre, ne pas faire en fonction de ce qu’on connaît, mais peut être permettre à l’entreprise de prendre des initiatives technologiques et avoir un contrat d’objectif en vérifiant le résultat. C’est un renouveau culturel qui doit aller très loin, y compris dans les procédures administratives. Pour schématiser, nous devons basculer d’une société verticale qui contrôle en permanence, à une société horizontale qui régule. Et s’appuyer sur les initiatives de la société civile. En mai dernier, s’est tenue dans notre institution une assemblée de « Zèbres ». Le mouvement des Zèbres (initié entre autres par Alexandre Jardin, écrivain et fondateur de la plateforme de mise en relation bleu, blanc, zèbre) consiste à encourager les initiatives, à les mettre en partage sur une plateforme et à les échanger, les diffuser. Ce sont des gens, des entrepreneurs, des associatifs, des mutualistes, des fonctionnaires qui cherchent à agir pour leur pays. Ils sont dans le faire et apportent des réponses originales en matière de logement, ou pour resolvabiliser les exclus du système bancaire. L’originalité et la créativité font la force de la France, cela montre à nouveau que c’est sur les territoires que nous allons rebâtir l’édifice !