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Les scénarios prospectifs sont-ils utiles ? 2/ L'occasion de diffuser des questions théoriques

Interview de Gilles PINSON

Politiste

<< L'intérêt des scénarios a été d'ouvrir les perspectives, de donner à voir les processus et phénomènes autrement >>.

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Date : 20/01/2013

Face à face mené pour la revue M3  n° 4

La méthode des scénarios est l’emblème de la prospective. Pourtant, son utilité dans le débat public est loin de faire l’unanimité. Gilles Pinson, politiste, et Martin Vanier, géographe, qui ont participé à la démarche « Territoires 2040, aménager le changement » lancée par la Datar en 2009, confrontent leurs points de vue.
L’élaboration de scénarios est-elle un moyen de clarifier les positions des acteurs publics ?

Ce n’est pas si simple. Dans le groupe de travail de Territoires 2040 consacré à l’avenir du système spatial des métropoles françaises intégrées, nous avons élaboré trois scénarios exploratoires, bien différenciés. La mercapole fait l’hypothèse de la libéralisation la plus sauvage, l’archipole montre la montée en puissance de l’oligarchie politique et technique au nom du développement durable, et l’antipole met l’accent sur les mouvements sociaux urbains et les conflits territoriaux. La consigne nous avait été donnée d’éviter une gradation du pire au meilleur. Chaque scénario comporte donc des éléments souhaitables ou repoussants au regard de toute une série d’intérêts qui s’expriment de façon contradictoire. Cela demande d’introduire
de la nuance, de la contradiction, qui suscitent de la perplexité dans l’esprit des récepteurs. Ainsi, lors des séminaires de présentation de notre travail, le scénario du retour en force des régulations publiques a obtenu la faveur des acteurs des collectivités territoriales, parce qu’il était le plus valorisant pour eux. Pourtant, il était assez oppressif puisque nous l’avions assorti d’une montée en puissance des formes de contrôle et d’un « gouvernement des conduites ». […]

 

Quel est pour vous le principal intérêt des scénarios ?

L’occasion pour nous, universitaires, d’exporter dans le champ du débat public des théories et visions du monde peu présentes dans le débat et qui sont de nature à bousculer le Landernau de l’action publique. En particulier les travaux néo-marxistes de géographie radicale qui sont très en vogue dans le monde anglo-saxon, et qui s’enracinent dans une réalité empirique bien plus avancée qu’en France dans le processus de néolibéralisation. Les scénarios élaborés avec Territoires 2040 ont permis de styliser et de faire passer des messages, qui, je m’en suis rendu compte lors des restitutions, rejoignaient les convictions d’un certain nombre d’acteurs des politiques territoriales. Je trouvais amusant de confronter cette vision à celle, parfois un peu irénique, des géographes qui travaillent pour la Datar et expliquent que les transformations sociales et spatiales ont pour origine les modes de vie et les envies nouvelles qui s’expérimentent dans les territoires. Nous sommes intervenus pour dire que le monde changeait aussi à cause de la globalisation néolibérale, des politiques publiques et des stratégies des multinationales qui en sont à l’origine.

 

La Datar vous a demandé de rédiger de petites fictions territorialisées à partir de chacun des trois scénarios. Qu’est-ce que cet exercice apporte  ?

Avec Max Rousseau, nous avons territorialisé la mercapole à Lille, l’archipole à Nantes et l’antipole à Saint-Étienne. C’était très stimulant. Dans la prospective, le chercheur expérimente déjà des phases de libération de l’écriture : cela va de l’expression à la manière de tisser les liens entre les différents processus. Quand il passe à la fiction, il lâche encore plus les freins par rapport à l’écriture scientifique. On ne nous demande pas d’administrer la preuve, nous accentuons le travail
d’imagination, il y a un degré supérieur d’affranchissement à la fois perturbateur et très jouissif pour celui qui écrit, et vraiment évocateur pour ceux qui reçoivent. J’ai aussi écrit, à la demande de la revue Place publique Nantes — Saint-Nazaire, trois fictions sur le cas de Nantes. Je suis persuadé qu’un récit, avec ses figures spatiales, sociales et son ancrage, est bien plus évocateur pour le lecteur qu’un scénario. Même pour l’action publique, la fiction tirée du scénario est sans doute plus puissante que le scénario lui-même.

 

Jusqu’où pensez-vous pouvoir et devoir aller en tant que chercheur dans le processus d’élaboration de la stratégie ?

Comme beaucoup de social scientists, je suis constructiviste, je pense que les mots et les récits ont une importance et fabriquent le réel dans lequel on agit. La métropolisation ou la globalisation ne doivent pas être appréhendées comme des réalités qui sont devant nous et auxquelles on n’échappera pas. L’intérêt des scénarios a été d’ouvrir les perspectives, de donner à voir les processus et phénomènes autrement, de sortir des incantations, des prophéties connues, sur le réchauffement climatique, par exemple. Je trouve normal que le politique qui se saisit de la prospective fabrique autre chose à partir de cette matière, qu’il referme cognitivement les possibles et l’avenir… À la limite, fabriquer du projet hégémonique est le travail du politique. La prospective fournit des scénarios au politique, qui en reconstruit un autre pour fabriquer les conditions de possibilité de son action publique. Mais personnellement, dans l’expérience de Territoires 2040, après avoir réalisé les scénarios et même indiqué les enjeux qu’ils comportaient pour l’action publique, j’avais atteint mon degré maximal d’engagement vis-à-vis du politique. Dire ensuite quoi faire — ce que la Datar souhaitait — me semble relever d’une autre fonction et demande un degré supplémentaire d’engagement et d’hybridation. Il faut comprendre que, lorsqu’un universitaire participe à une démarche de prospective, cette forme d’implication dans le politique est considérée comme une souillure par son milieu. Et puis, il y a différentes façons de s’engager : au sein même de l’Université, certains nous reprocheront d’être plus proches des élites et des policymakers que des mouvements sociaux.