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Les fondements de l’approche de la biologie systémique

Interview de Charles Auffray

European Institute for Systems Biology & Medicine

<< Nous sommes véritablement à un moment historique de transition, équivalent à celui de la Renaissance qui a précédé l'émergence de la science moderne >>.

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Date : 16/09/2012

Propos recueillis par Geoffroy Bing et Caroline Januel les 18 juillet et 17 septembre 2012

 

Charles Auffray, né en 1951, est un chercheur français. Ancien élève de l’École normale supérieure de Cachan, il a obtenu l’Agrégation de Physiologie et Biochimie. Il a préparé sa thèse de Doctorat d’Etat en Immunologie à l’Institut Pasteur de Paris, puis a effectué son post-doctorat à l’Université Harvard, a vant de fonder son équipe à l’Institut d’Embryologie de Nogent-sur-Marne. L’un des directeurs scientifiques du Généthon à Evry, il a participé au projet Génome Humain et développé un réseau international consacré au développement de la génomique fonctionnelle et de la biologie systémique. De 1991 à 2011, il a dirigé l’Unité de Génétique Moléculaire et Biologie du Développement puis de Génomique Fonctionnelle et Biologie Systémique pour la Santé de l’Institut des Sciences Biologiques du CNRS à Villejuif.
En 2002, il co-crée, avec  le professeur Zhu Chen du Centre de Biomédecine Systémique de Shanghai et le professeur Leroy Hood de l’Institut de Biologie Systémique de Seattle, le consortium Systemoscope dédié à la biologie et médecine systémiques.  En 2011, il décide de s’installer à Lyon-Gerland pour faire de Lyon la tête de réseau européenne de ce consortium et y développer un institut européen de biologie systémique et médecine, l’EISBM.
 

Dans cet entretien, Charles Auffray nous explique les fondements de l’approche de la biologie systémique au moment où l’European Institute for Systems Biology & Medecine établit ses quartiers à Gerland.

 

Vous décrivez la biologie systémique comme un nouveau tournant de la recherche biologique, après le séquençage du génome, pouvez-vous nous expliquer cette discipline émergente ?

La biologie systémique n’est pas une discipline, c’est une approche, une vision, une stratégie de recherche qui va au-delà des disciplines et qui renouvellera profondément la biologie et la médecine. Cette approche part du constat que les méthodes traditionnelles de la médecine et de la pharmacie ont atteint leurs limites et qu’il faut maintenant dépasser les visions réductionnistes et cloisonnées de la recherche pour adopter une vision beaucoup plus systémique et holistique. Nous avons besoin d’abattre les cloisons qui se sont érigées tant dans le monde académique qu’économique, car elles font obstacle au progrès des connaissances comme au développement d’applications utiles. Je pense que l’on est à un tournant historique dans la façon d’appréhender la recherche pour faire face aux enjeux de santé publique qui sont aujourd’hui devenus critiques.

 

Qu’est-ce que cette nouvelle approche laisse présager sur le plan médical ?

Nous nous dirigeons vers une médecine qui sera prédictive, personnalisée, préventive et participative, et qui remplacera progressivement la médecine réactive d’aujourd’hui, qui n’intervient le plus souvent qu’après l’apparition de la maladie. A travers cette évolution, ce sont notre système de soins et notre manière de traiter les malades qui sont repensés. Nous allons pouvoir anticiper l’apparition des maladies chez des individus sains, donc agir en prévention et adapter de manière précise le traitement à chaque individu, lequel jouera un rôle de plus en plus actif au côté du médecin.

 

Vous parlez d’une situation critique pour qualifier notre système de santé publique, quel diagnostic faîtes-vous ?
D’une part, on voit bien que l’on est face à une escalade des coûts de santé malgré la pression des pouvoirs publics pour maîtriser l’augmentation des dépenses. Ces dernières continuent à progresser sans retenue que ce soit en matière de prise en charge des patients à l’hôpital ou du remboursement des médicaments. D’autre part, le développement de traitements et de solutions de diagnostic par les industriels n’est plus assez efficace. Le modèle du « blockbuster », fondé sur la découverte d’une petite molécule avec une cible précise, permettant de mettre sur le marché un médicament applicable au plus grand nombre et d’en tirer un maximum de bénéfices est révolu. Il y a de moins en moins de produits innovants introduits sur le marché malgré la croissance exponentielle des connaissances disponibles en amont, en génétique et plus récemment en génomique fonctionnelle. L’industrie pharmaceutique tente de répondre à cette situation en augmentant sans cesse les investissements en recherche-développement, et en procédant à des regroupements successifs sous forme de fusions-acquisitions, ou encore en externalisant l’effort de recherche en amont, dans le cadre de partenariats avec des sociétés de biotechnologie ou des centres de recherche publics. Mais cela ne suffira pas à enrayer la spirale de dégradation de son efficacité économique et de sa mission sociale, spirale dans laquelle elle est engagée d’une manière qui semble irrémédiable.

 

Vous mettez en question les concepts et pratiques actuels des acteurs publics et privés et le modèle d’innovation qui les caractérise. Pourquoi ça ne marche plus selon vous ?
Ces concepts et pratiques sont fondés, pour l’essentiel, sur la chimie et la biologie moléculaire analytiques. L’interprétation de la biologie centrée sur le rôle dominant de l’ADN est le résultat d’un long processus d’analyse qui a permis de décrire de manière détaillée, sinon exhaustive, les principaux composants et mécanismes à l’œuvre chez les êtres vivants. Toutefois, cela ne suffit pas pour comprendre leur fonctionnement normal ou pathologique, ou de prédire leur comportement en réponse à des perturbations. Les raisons fondamentales de ces difficultés sont d’une part que nous n’avons pas encore acquis la capacité de mesurer de manière précise et quantifiée l’ensemble des variations de la multitude des éléments en interaction, et d’autre part que nous manquons encore d’un cadre conceptuel et des outils mathématiques et informatiques pour appréhender les systèmes biologiques dans toute leur complexité et leurs interrelations, de la molécule à l’écosystème, en passant par la cellule et l’organisme. Ces multiples niveaux d'organisation du vivant, et les multiples temporalités des événements qui s'y produisent, sont pourtant des caractéristiques essentielles des systèmes vivants. C’est ce nouveau cadre que tente de considérer la biologie systémique.

 

Qu’est-ce que la biologie systémique apporte de nouveau ?

Elle est une nouvelle manière de penser et d’appréhender les systèmes biologiques, en les considérant comme des systèmes complexes dans lesquels se jouent des relations multiples à toutes les échelles de temps et d’espace. De ce point de vue, l’intégration multi-échelles devient la frontière à explorer en priorité, ce que nous comptons faire au sein de l’EISBM. Nous devons donc nous doter des outils aptes à comprendre de tels systèmes en prenant en compte les progrès effectués dans d’autres domaines de la science. Nous sommes véritablement à un moment historique de transition, équivalent à celui de la Renaissance qui a précédé l’émergence de la science moderne.

 

Est-ce à dire que la biologie systémique est fondée sur la nécessité d’ouvrir les champs disciplinaires ?

C’est fondamental. L’étude des systèmes biologiques va requérir la mise en œuvre de plates-formes informatiques et expérimentales standardisées pour la collecte et l’analyse de données constitutives de ces systèmes, leur visualisation et leur simulation. C’est un chantier considérable qui nécessitera l’intégration d’une large gamme d’expertises provenant de disciplines variées (physique, mathématique, chimie, informatique, ingénierie, mais aussi éthique et droit). Cela suppose également de nouveaux modes de formation, d’échange et de développement de programmes de recherche. La création de réseaux de laboratoires disposant d’une architecture ouverte, en collaboration étroite avec les associations de patients et avec l’industrie, est un préalable essentiel pour relever ce défi scientifique et économique.

 

Voulez-vous dire par là que la biologie a atteint ses limites et ne peut comprendre les systèmes vivants dans toute leur complexité ?

Au cours des deux derniers siècles, la biologie s'est développée en accumulant les observations sur la composition et le comportement d'une large variété d'organismes vivants dans tous les milieux naturels, puis en les intégrant dans des éléments de théories du monde vivant. L'introduction de la méthode expérimentale dans la biologie et la médecine conduisit aux développements successifs de la physiologie, de la microbiologie, de la biochimie et de la génétique, chacune de ces disciplines reposant d'une manière plus ou moins prononcée sur les acquis de la physique et de la chimie pour identifier ses principes opératoires. Ainsi la biologie devint rapidement une science fragmentée en de nombreuses sous-disciplines, chacune se préoccupant soit d'un niveau particulier d'organisation (l'écosystème, l'organisme, la cellule, la molécule), soit de processus plus généraux comme l'évolution, le développement, le fonctionnement normal ou pathologique des organismes vivants. Le résultat est que la biologie s'est trouvée progressivement équipée de nombreux principes et lois particulières aux théories cellulaire, biochimique, évolutive et développementale, généralement formulés comme des axiomes et sans fondements communs permettant de les relier pour la construction d'une théorie intégrative du vivant. En dépit des avancées très significatives des dernières décennies, les connaissances accumulées s'avèrent nécessaires et utiles mais insuffisantes pour décrire de manière satisfaisante les systèmes vivants, leurs constituants, leurs interactions et leurs comportements. Cela s'explique d'une part par la nature complexe des systèmes biologiques mais surtout par l'absence d'un cadre conceptuel permettant l'intégration et l'interprétation des différents types de données au sein d'une théorie cohérente du monde vivant.

 

En quoi les disciplines que vous évoquiez peuvent contribuer à répondre à une question d'ordre biologique ou médicale ?

Tout au long du 20ème siècle, la biologie s'est appuyée sur le développement rapide d'une variété de méthodes analytiques et d'outils puissants. Par exemple, les progrès de l'imagerie à haute résolution, fondés sur les avancées de la physique, ont permis de visualiser de manière de plus en plus détaillée et dynamique la structure d'organismes entiers jusqu'aux localisations et aux flux des molécules. Aujourd’hui, les différents courants de la physique, de la micro-physique à l’astrophysique,  pourraient contribuer à régler la question des échelles de la nature qui sont pertinentes pour la biologie (de l'atome à la cellule, de l’individu à la population dans leur milieu). Mais là encore, la physique s'est structurée en sous-disciplines se développant de manière indépendante, dans une démarche éloignée donc de l'approche systémique.

L'alliance de la robotique et de l'informatique a donné accès à la structure et la fonction des génomes de nombreux microbes, plantes et animaux, y compris celui de l'espèce humaine. Des connexions sont possibles avec les sciences de l'ingénieur. La biologie peut s'appuyer sur la théorie des systèmes complexes appliquée à l'ingénierie des réseaux électriques, comme l’a fait par exemple le Professeur Kitano au Japon en développant un outil de représentation graphique de réseaux d’interactions. Ainsi, il est possible de simuler « in silico », c'est-à-dire en utilisant le langage informatique, un système vivant et donc de tester des hypothèses sur l’architecture et la dynamique d’un réseau d’interactions : l'activation ou l’inhibition de telle ou telle réaction, l’ajout ou la suppression d'un élément du réseau, etc. Les centres de recherche financés par Microsoft en Europe visent à mobiliser des compétences issues des sciences formelles et computationnelles pour la biologie systémique, comme par exemple le codage informatique à base de contraintes ou les algèbres de process, jusqu’alors inconnus des biologistes, qui  permettent de comprendre des interactions complexes qui règnent au sein d'un aéroport  ou d’un réseau de communication comme Internet, et pourraient  également contribuer à la compréhension des systèmes biologiques complexes. A Lyon, des centres de recherche avancée en mathématique, comme l’Institut Camile Jordan, et des PME innovantes issues de la recherche académique du CNRS, de l’Inserm ou de l’ENS, comme Novadiscovery ou The Cosmo Company, se sont engagées dans le développement de concepts et d’outils informatiques pour la modélisation des systèmes complexes qui procèdent de la même démarche, et ouvrent d’intéressantes perspectives d’applications dans le domaine biomédical, de la compréhension des mécanismes moléculaires des maladies à ceux de la propagation des épidémies.

Les informaticiens et mathématiciens apprennent aussi beaucoup de ces collaborations et améliorent leurs outils grâce aux problèmes biologiques complexes qu'ils sont amenés à traiter. On voit de plus en plus de logiciels « bio-inspirés ». Bien sûr, tous les outils de l'informatique et des mathématiques ne sont pas transposables, ces transferts disciplinaires doivent être réalisés avec précaution par le biais d’un dialogue approfondi et de partenariats stratégiques entre les différents acteurs concernés, quelle que soit leur spécialité et leur statut.

 

Qu'en est-il de la chimie ?

Le principe de synthétiser d’immenses collections de petites molécules et de cribler ensuite celles pourvues de propriétés biologiques intéressantes s'épuise. Le virage vers les biotechnologies, permettant de synthétiser des molécules plus complexes, paraît plus fécond pour la biologie systémique.  Mes collègues Vincent Lotteau et Patrice André ont travaillé sur une idée simple où la biologie systémique et la chimie se sont rencontrées. Les interactions entre micro-organismes et êtres humains reposent sur des adaptations réciproques. Si les virus étaient trop vivaces, ils tueraient systématiquement leurs hôtes dont la survie leur est nécessaire pour se multiplier. Leur hypothèse de travail est que les interactions développées par un virus avec son hôte sont potentiellement utilisables pour décoder les interactions fonctionnelles de l’hôte et leurs perturbations lors du développement de maladies. Elle les a conduits à travailler avec des chimistes afin de synthétiser des petites molécules spécifiques qui pourraient contrecarrer ces perturbations.

 

La biologie systémique a besoin de la contribution des spécialistes du droit, de l’éthique et de l’économie car elle pose des questions inédites ?
En effet, nous héritons aujourd’hui du droit créé au moment où il s’agissait de protéger des objets issus de l’industrie mécanique et qui reposait fondamentalement sur le principe un objet, un auteur, une application, un brevet. C’est une vision qui n’est plus adaptée aux approches systémiques de la biologie et de la médecine car elle n’est pas en mesure de prendre en compte la complexité qui les caractérise.

Par ailleurs, en s'appuyant sur un grand nombre de données standardisées et d'origines diverses, les questions de propriété intellectuelle se posent de manière plus aiguë : qui a le droit de détenir et d'exploiter ces données ? Comment concilier des réglementations différentes selon les pays ? Comment garantir la liberté du patient de participer ou non à la recherche biomédicale ? Comment garantir une égale sécurité des patients participant à une étude quel que soit son pays ? De nombreuses questions opérationnelles se posent encore sur la manière de mener des recherches biomédicales. Si les données d'un patient peuvent servir d'autres études que celle où il a donné son consentement, comment obtenir son accord ? Faut-il prévoir cette éventualité en amont ? Mais comment lui demander son consentement éclairé pour d'hypothétiques études futures dont on ignore tout ?  Mais la recherche a un coût qui doit pouvoir être pris en compte par les différents acteurs de la société, du grand public aux décideurs économiques et politiques. Savoir estimer ces coûts permettra d'arbitrer, de faire des choix et d'objectiver les apports de la biologie systémique appliquée à la médecine, dont la vocation est de renverser l’augmentation incontrôlée des coûts du développement des diagnostics et des médicaments, comme de la prise en charge des patients à l’hôpital, qui est devenue insoutenable.  

 

On devine que les difficultés pour tendre vers une réelle interdisciplinarité sont immenses...

Bien sûr, mais pour être à la hauteur des enjeux de santé publique, il nous faudra passer au-delà de ces contraintes et lever les problèmes de « langage », de cloisonnement disciplinaire, des temporalités différentes, notamment entre les biologistes et les cliniciens (qui s'inscrivent dans un temps plus court)... Chacun doit garder ses savoir-faire mais aussi parvenir à dialoguer ensemble autour d'un problème commun.

 

L’EISBM, qui vient d’installer ses quartiers à Gerland, a-t-il pour principale mission de construire ces partenariats ?
Oui, tout à fait. L’EISBM a démarré en décembre 2009 sous la forme d’une convention entre l’association HLA & Médecine – Systemoscope présidée par Dominique Charron à l’hôpital St Louis de Paris et l’association Lyonbiopole présidée par Philippe Archinard, avec le soutien de ses membres (grands groupes, PME, universités, hôpitaux, collectivités locales). Le projet a bénéficié depuis de l’appui du Grand Lyon, de la Région Rhône-Alpes, de la fondation Finovi, de la Direction Régionale de la Recherche et de la Technologie des Ministères de la Recherche, de l’Enseignement Supérieur et de l’Industrie, et de l’Université Claude Bernard Lyon 1. Le rôle de l’EISBM sera précisément de stimuler des partenariats publics-privés pour financer des projets innovants mobilisant recherche, industrie, hôpitaux et associations de patients.

Par ailleurs, l’EISBM est déjà très inséré dans des réseaux internationaux. Outre le fait qu’il fait partie d’un consortium international, Systemoscope, regroupant l’Institut de Biologie Systémique de Seattle et le Centre de Biomédecine Systémique de Shanghai, l’équipe fondatrice de l’EISBM est déjà engagée dans de nombreux projets de recherche nationaux et internationaux, dont certains ont permis de faire progresser la recherche comme par exemple sur les maladies respiratoires (U-BIOPRED), les allergies (MeDALL) ou les hépatites (SysPatho, développé par Vincent Lotteau et Patrice André à l’Inserm). A Lyon comme à Grenoble ou à Paris, l’EISBM veut travailler en étroite collaboration avec les laboratoires de recherche, les acteurs académiques, les hôpitaux  et les industriels pour poursuivre dans cette voie.

 

Quel est le principal financeur des projets sur lesquels vous travaillez ?

A l’heure actuelle c’est l’Union Européenne, à travers le 7ème programme-cadre, et notamment l’Initiative des Médecines Innovantes (IMI) qui est le fruit d’un partenariat avec la Fédération Européenne des Industries et Associations Pharmaceutiques (FEIAP). Les projets financés par l’IMI répondent à un cahier des charges très précis, hautement compétitif et permettent de débloquer des sommes importantes de la Direction Générale de la Santé de la Commission Européenne. Ce sont des projets différents des projets classiques car les consortiums de partenaires académiques et de PME qui sont retenus lors d’une première phase de sélection s’associent ensuite à un consortium d’industriels de la pharmacie qui contribue au projet conjoint par un financement en nature et en prestations d’un montant équivalent à l’aide publique européenne. Cette approche innovante de recherche collaborative pré-compétitive vise à lever les verrous qui font obstacle au développement de biomarqueurs prédictifs de la toxicité et de l’efficacité des médicaments, en s’appuyant sur des outils avancés de collecte, de stockage et de traitement des données, et des actions de formation.

 

Votre modèle de recherche et d’innovation, fondé sur le partage de données à grande échelle, ne se rapproche-t-il pas du modèle « open data » et si oui, n’est-ce pas un grand virage opéré par le secteur pharmaceutique ?

Oui, on s’en rapproche de plus en plus. Avec le centre de calcul de l’IN2P3 (Institut national de physique nucléaire et de physique des particules) du CNRS, qui est spécialisé dans la physique des particules en soutien aux travaux du CERN, nous avons d’ailleurs répondu à un appel d’offre de l’IMI visant à fournir à l’ensemble des projets IMI et, plus largement, à la communauté de le recherche translationnelle, des services de gestion des informations et des connaissances. Notre proposition est fondée sur le développement d’outils de partage et de capitalisation des données et de l’information produites par les différentes parties prenantes (ce projet eTRIKS lancé le 1er novembre 2012 est un bon exemple de transdisciplinarité). Les principaux apports des industriels dans ces dispositifs collaboratifs pré-compétitifs, c’est leur expertise interne et leurs moyens financiers, mais aussi et surtout l’accès aux données des patients collectées dans le cadre d’essais cliniques répondant aux exigences des agences régulatrices autorisant la commercialisation des traitements. Nous sommes cependant confrontés au problème que les sociétés pharmaceutiques externalisent de plus en plus leur R&D, et par conséquent qu’ils ont de plus en plus de difficultés à analyser leurs données. Pour vous donner un exemple du potentiel des nouveaux outils que nous développons au sein du consortium U-BIOPRED en partenariat avec l’Imperial College de Londres et la société Johnson & Johnson, en quinze jours, lors d’une étude pilote testant les fonctionnalités de la plate-forme tranSMART par l’analyse de données du Consortium ECLIPSE piloté par la société GSK concernant 3 000 patients atteints de Bronchite Pulmonaire Chronique Obstructive, nous avons fait des découvertes qu’ils ne soupçonnaient pas. C’est dire si le décloisonnement des données et leur traitement sont importants ! Logiquement, notre proposition à l’IMI pour le projet eTRIKS a pour point de départ la plate-forme tranSMART que nous comptons améliorer et mettre à la disposition d’un grand nombre de projets ayant les mêmes besoins. C’est aussi un modèle dont nous allons nous inspirer pour l’EISBM et la plate-forme informatique de l’Institut de Recherche Technologique Bioaster porté par Lyonbiopole et l’Institut Pasteur, et récemment labellisé par le Programme d’Investissement d’Avenir du gouvernement français.

 

Pourquoi avoir choisi Lyon pour implanter l’EISBM ?

C’est en 2008 que nous avons commencé à étudier la région Rhône-Alpes comme un territoire particulièrement favorable pour le développement de l’EISBM. J’entretenais déjà depuis de nombreuses années des collaborations dans la région, notamment avec Yves Laurent, PDG de Genome Express, puis directeur du Centre de R&D en biologie moléculaire de bioMérieux à Grenoble, et avec Christophe Pison, du CHU de Grenoble, également membre du Laboratoire de Bioénergétique Fondamentale et Appliquée de l’Université Joseph Fourier et de l’Inserm dirigé par Xavier Leverve, avec lequel nous avons développé les projets européens U-BIOPRED et MeDALL précités.  Lorsqu’a été lancée la concertation sur le schéma régional et national de la recherche et de l’innovation, Yves Laurent avait pris la direction de Lyonbiopole. Avec Alain Cozzone de l’Université Claude Bernard et du CNRS, et Chantal Rabourdin-Combe à la direction de la recherche de l’Ecole Normale Supérieure de Lyon, il nous est apparu que la biologie systémique pouvait jouer un rôle de fédérateur des compétences multiples éparpillées dans la région. J’ai rencontré un grand nombre des acteurs régionaux, chefs d’équipe, responsables d’instituts ou d’établissements de soins, chefs d’entreprises ou décideurs des collectivités régionales et constaté l’extrême richesse du tissu local, avec des personnalités de très haut niveau partageant une vision commune, que ce soit dans le domaine scientifique et médical, en physique, mathématiques, biologie ou ingénierie, comme dans les domaines économiques et politiques. Mes collaborateurs américain, Leroy Hood, et chinois, Zhu Chen, eux-mêmes, se sont rendus sur place à l’occasion du Forum Mondial des Sciences du Vivant Biovision, et ont été conquis par l’extraordinaire potentiel de la région pour monter des projets collaboratifs entre partenaires publics et privés, tout en remarquant comme moi sa sous-exploitation. J’ai constaté aussi que je parlais à des gens qui ne se connaissaient pas toujours très bien en dépit de leur proximité géographique. Mon sentiment est qu’il y a en effet un fort potentiel d’interactions mais que celui-ci est faiblement mis à profit en raison de liens insuffisants entre les acteurs.

 

Comment voyez-vous l’accueil de votre approche scientifique parmi la communauté scientifique et économique locale ?

Lyonbiopôle a joué un rôle décisif. Sans ce pôle de compétitivité mondial, créé sous l’impulsion l’Alain et Christophe Mérieux pour fédérer les chercheurs, les industriels et les collectivités locales, je ne serais pas là aujourd’hui ! Lyonbiopôle et toute l’équipe constituée autour d’Yves Laurent, son Directeur, Philippe Archinard, son Président, et notamment Estelle Vincent -qui en a été la cheville ouvrière- ont eu la capacité à traduire l’intérêt commun pour la biologie systémique en un plan d’actions concrètes et à parler d’une seule voix au nom de l’ensemble de ses partenaires qui ont ainsi collectivement adhéré au projet d’implantation de l’EISBM en Rhône-Alpes.

 

Quelles sont les ressources locales, scientifiques ou économiques, sur lesquelles vous avez déjà pu vous appuyer pour monter en puissance ?
Comme on l’a vu précédemment, le centre de calcul de l'IN2P3 du CNRS sur le campus nord à la Doua est un partenaire très intéressant pour nous. C’est un centre d’information et de stockage à haut débit qui est indispensable dans notre modèle fondé sur l’agrégation, la standardisation et l’exploitation de données qui proviennent de divers projets.

Nous sommes également parties prenantes de l’IRT Bioaster en cours d’implantation au sein du biopole de Lyon-Gerland, en participant au développement de la plate-forme informatique conjointement avec le centre de calcul de l’IN2P3, l’équipe informatique de l’Institut Pasteur et des PME lyonnaises. Il faut comprendre Bioaster comme un outil collaboratif très intéressant qui doit permettre les transferts technologiques vers les PME. Ce qui implique aussi que les chercheurs cessent de voir dans les acteurs économiques des concurrents.
Pour ce qui est des relations avec les industriels locaux, elles sont en gestation dans le cadre des projets qui seront soutenus par Bioaster.

Ce n’est pas parce qu’on est physiquement à côté de Sanofi Pasteur que le lien se fait automatiquement. Par exemple, dans le projet eTRIKS, ce sont les filiales de Sanofi à Toulouse et à Francfort qui participent, pas celle de Lyon. Je constate également qu’il y a des chaînons manquants entre Merial, Sanofi-Pasteur et Genzyme qui appartiennent pourtant au groupe Sanofi et sont localisés au sein du biopole de Gerland.  Des discussions ont commencé avec les composantes du groupe Sanofi, comme avec celles de l’Institut Mérieux. Dans le premier cas, il faudra du temps pour qu’ils définissent les bases d’un engagement dans une démarche nouvelle, probablement par le biais du montage d’un projet pilote de biologie systémique de la vaccination. Dans le second cas, les discussions sont plus avancées car je suis membre du conseil scientifique de l’Institut Mérieux, et nous travaillons à un projet  de recherche technologique et de création d’une équipe mixte avec Bioaster.

La fragmentation évoquée n’est pas l’apanage des seuls groupes industriels. Je constate que les relations entre les équipes de recherche associées de manière unique ou combinée au CNRS, à l'Inserm, à l’Ecole Normale Supérieure, aux universités lyonnaises et grenobloises ou à d’autres établissements de recherche, d’enseignement supérieur ou de soins sont  souvent déroutantes dans leur complexité. Les efforts récents de regroupements en universités uniques à Lyon-St Etienne et Grenoble-Savoie dans le cadre des initiatives d’excellence ont amorcé le mouvement dans un sens fédérateur au niveau des établissements tout en mettant en lumière l’extrême fragmentation du dispositif public. Il faudra encore beaucoup d’efforts à tous les acteurs pour aboutir à une gouvernance et une vision communes. L’EISBM par son rôle fédérateur des acteurs de terrain autour de projets commun a vocation à faciliter ce processus de manière pragmatique, par une approche systémique, bien entendu.

 

Que manque-t-il actuellement à ce territoire qui semble réunir beaucoup d'atouts pour développer des projets s'appuyant sur la biologie systémique ?
On a ici, sur le biopole de Gerland, une concentration d’acteurs intéressante et unique en son genre. Ce qui manque, c’est du lien. Quand je me trouve au troisième étage de l’Université Claude Bernard à Gerland et que je regarde les bâtiments qui m'entourent, je me dis que c’est un des seuls endroits au monde que je connaisse où il y a tout cela dans un aussi petit périmètre. Mes collègues chinois, américains et européens m’ont tous fait cette réflexion, ils nous envient cette proximité avec les industriels ! Le paradoxe pour l’EISBM, mais qui n’en sera bientôt plus un lorsque le métro ira jusqu’à l’hôpital Lyon-Sud, c’est que l’on n’ait pas de centre hospitalier sur Gerland. En attendant, nous constituons un réseau de cliniciens rhônalpins, français et européens qui seront les pilotes de sites EISBM préfigurant le futur réseau européen de centres de médecine systémique lors du prochain programme-cadre européen Horizon 2020. A nous d’être avec nos partenaires au rendez-vous des premiers appels à projets en 2014 !

 

Par rapport aux autres centres mondiaux de biologie systémique, y a-t-il un savoir-faire spécifique sur lequel va pouvoir se positionner Lyon ?

Il y a quatre forces à conjuguer pour viser l’excellence dans ce domaine. L’excellence en biologie et son transfert vers le système de soin (l’aller-retour entre le laboratoire et le lit du patient) d’une part, la théorie et le savoir-faire technique d’autre part. Au sein du consortium Systemoscope, Seattle a une orientation très technologique, Shanghai a une culture médicale très forte, Luxembourg se situe entre les deux et l’ESIBM jouera sur ces complémentarités entre ses partenaires. De plus, des discussions sont entamées avec Barcelone, Maastricht et Leicester qui sont très avancés en ce qui concerne la transformation du système de soins, avec une implication très forte dans la gestion et le partage des données cliniques. L’Imperial College de Londres, partenaire d’U-BIOPRED et l’Université de Rostock, sont des exemples de pôles informatiques et d’ingénierie d’excellent niveau sur lesquels nous nous appuierons. A Lyon et à Grenoble, l’EISBM peut mobiliser de forts partenaires dans chacun de ces domaines pour jouer sur ces quatre forces. On a par exemple à Lyon, comme c’est le cas généralement en France, un très bon niveau en mathématiques avec l’Institut Camille Jordan (labellisé laboratoire d’excellence sous l’impulsion de Cédric Villani, médaille Fields 2010), où travaille Vitaly Volpert, l’un des membres de l’équipe fondatrice de l’EISBM. Il en va de même  avec les travaux pionniers en imagerie multi-modale et et mechano-biologie de Françoise Argoul et Alain Arneodo au Laboratoire trans-disciplinaire Joliot Curie de l’Ecole Normale Supérieure et du CNRS, eux aussi associés à l’équipe fondatrice de l’EISBM, et bien sûr dans bien d’autres domaines de la biologie, de la médecine et de l’ingénierie. Ce qui est remarquable aussi, ici, c’est l’implication très marquée des collectivités locales comme le Grand Lyon et la Grenoble-Alpes Métropole, ou de la Région Rhône-Alpes, alors que le soutien à la recherche et l’innovation est d’abord de la responsabilité de l’Etat. C’est un atout considérable pour le développement de l’EISBM à partir du territoire régional.

 

Quel est le personnage qui a marqué le plus le paysage lyonnais de la santé selon vous ?

Pour moi, c’est incontestablement Charles Mérieux et plus anciennement Claude Bernard. Charles Mérieux est créateur de la filière locale de biologie industrielle. Il a introduit une culture de la transformation des avancées de la biologie en produits utiles pour la santé publique qui a fait école dans le monde entier, et placé Lyon en première place dans le domaine des vaccins et du diagnostic microbiologique. S’il se crée une chaire de biologie systémique et médecine à Lyon en lien avec l’EISBM, on ne peut imaginer d'autres noms que ceux de Charles Mérieux ou de Claude Bernard, le pionnier de la médecine expérimentale qui a donné son nom à l’Université qui nous héberge… au sein du campus Charles Mérieux, bien entendu !
Il faut ici rendre hommage à trois de nos collègues visionnaires, chacun à sa manière, qui ont fortement contribué à la structuration des forces rhônalpines et à y inspirer le développement de l’EISBM, avant de disparaître prématurément : Xavier Leverve, médecin, chercheur et responsable national, qui nous a montré la voie du contrôle du métabolisme énergétique comme grand thème fédérateur ; Chantal Rabourdin-Combe, ma co-équipière de longue date, immunologiste et biologiste systémicienne, qui a énormément contribué à faire de Gerland un pôle d’excellence  et a guidé les premiers pas de l’EISBM ; Christophe Mérieux qui a exploré de nouvelles voies pour le groupe familial et doté Lyonbiopole de l’élan qui en a fait un pôle de compétitivité de niveau mondial reconnu pour la modernité de son centre d’infectiologie (où l’EISBM a ses premiers laboratoires), l’accélérateur d’innovation Accinov au service des PME en cours de construction, l’IRT Bioaster et l’EISBM. Ils nous manquent, mais l’équipe fondatrice de l’EISBM est bien décidée à ne pas manquer aux rendez-vous qu’ils nous ont fixés à l’horizon 2020.

 

Quel est le programme d’action à court/moyen terme de l’EISBM sur le territoire ?
Notre objectif est de positionner Lyon, Grenoble, Rhône-Alpes et la France, sur la carte des investisseurs et décideurs internationaux et des étudiants. Il n’est pas facile d’attirer des talents de haut niveau à Lyon ou Grenoble. C’est l’objectif que nous nous sommes fixés, notamment par l'intermédiaire d'un appel d'offre au sein de l’action Erasmus BioHealth Computing piloté par Philippe Sabatier à l’Université Joseph Fourier avec un réseau européen et asiatique de 25 universités. Il faut davantage travailler sur l’accueil de ces talents. Les canaux de recrutement français actuels sont trop rigides et fermés. Il est par exemple impossible de proposer des "packages" aux meilleurs candidats comme peuvent le faire les universités et les instituts étrangers.  Mes jeunes collaborateurs n’ont pas obtenu toute l’attention et l’accompagnement qu’ils étaient en droit d’attendre lorsqu’ils sont arrivés à Lyon, je le déplore. Cette phase de décollage est cependant cruciale pour constituer une équipe de rang mondial.

Par ailleurs, l’EISBM va avoir besoin de locaux où l’on va se donner les moyens de produire du lien, un lieu de vie permettant l’interdisciplinarité, où des personnes de toutes origines disciplinaire ou professionnelles peuvent travailler ensemble et de manière durable sur des projets communs, sans cloisonnements ou hiérarchies encombrantes. Le Centre de Luxembourg est en train de le faire, il faut qu’on s’y mette rapidement !

 

Si je comprends bien, vous allez jouer un rôle d’ensemblier non seulement à l’échelle internationale mais aussi à l’échelle locale. A quelles conditions le biopôle de Gerland pourrait, si vos ambitions s’y concrétisent, devenir l’étendard européen de la médecine systémique que vous appelez de vos vœux ?
Avec Lyonbiopôle,  l’EISBM travaille au sein de l’action concertée CASyM, qui va être financée pour quatre ans par la Commission Européenne à l’élaboration de la feuille de route pour le développement de la biologie systémique en Europe. Un des objectifs pourrait être la création d’un réseau de centres de médecine systémique à l'horizon 2020. Lyon, Grenoble et Rhône-Alpes se verraient alors devenir une tête de réseau tout à fait considérable. Mais il faut se donner les moyens de ces ambitions. L’heure est à la recherche de partenaires y compris financiers pour soutenir cette initiative.