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La solidarité dans les collectivités urbaines

Interview de Olivier LANDEL

Délégué général de l'Association des Communautés Urbaines de France (ACUF)

<< J'ai le sentiment que les communautés urbaines prennent conscience de la nécessité d'élargir leur approche de la solidarité >>.

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Date : 06/12/2012

Propos recueillis le 6 décembre 2012 par Cédric Polère

Nous interrogeons Olivier Landel, délégué général de l’Association des Communautés Urbaines de France (ACUF), sur les enjeux de solidarité qui se posent aux communautés urbaines ainsi que sur les modalités diversifiées de mise en œuvre de la solidarité qu’elles pratiquent.
 

 

Que recouvre pour vous l'idée de solidarité dans une communauté urbaine ?

Ce sujet de la solidarité, on tourne autour sans vraiment l’aborder de façon directe mais il est central, natif même dans la constitution des communautés urbaines. Bordeaux, Lille, Strasbourg et Lyon sont des exceptions historiques parce que l’État leur a demandé de se regrouper, alors que toutes celles qui ont suivi l’ont fait par un acte volontaire. Jusqu’à la loi Chevènement de 1999, huit communautés ont été créées sans incitation financière, d’abord dans un esprit de solidarité, de mise en commun. Plus récemment, Marseille et Nantes ont bénéficié comme toutes les communautés d’agglomération d’une prime à la construction, et les deux dernières, Toulouse et Nice, d’une prime rabaissée.

Comment la solidarité se traduit-elle concrètement ?

Ce que je constate, c’est que le projet de communauté urbaine consiste d’abord à essayer de faire en sorte que les écarts de richesse et de moyens s’atténuent au fil du temps. Cela passe d’abord et surtout par les investissements réalisés, les équipements, qui profitent à l’ensemble des habitants et sont stratégiquement implantés à des endroits sans doute différents de ce qu’ils auraient été s’il n’y avait pas eu cette construction intercommunale ; aussi par des mécanismes de péréquation, des flux financiers vers des communes pour égaliser leurs ressources, en particulier la dotation de solidarité communautaire (DSC) qui fait l’objet de débats très divers d’une communauté à l’autre. Pour autant, son montant n’est pas énorme. Sur un total de 10 milliards de dépense des communautés urbaines en France, 200 millions partent vers les communes sous forme de DSC, alors que 1,4 milliard part vers les communes sous forme d’attribution de compensation (AC). Cette attribution est la mesure à l’instant T de l’écart entre le prix du transfert de charge et le prix de la fiscalité transférée.

La question de la solidarité fait-elle débat dans les communautés urbaines ?

Pour la période récente, le débat est venu de deux interrogations. Dans un premier temps, autour de 2004-2005, les communautés urbaines ont été confrontées à une question nouvelle : comment faire du développement durable ? À cette époque, on l’oublie, le développement durable n’était pas encore l’ossature des projets comme c’est le cas aujourd’hui. Il repose sur l’équilibre entre l’économique, l’environnemental et le social. Les communautés urbaines avaient conscience d’être très positionnées sur l’environnement, de mener par ailleurs des actions en matière de développement économique, mais d’être dépourvues de moyens dans le champ du social. Or, comment parvenir à un développement équilibré sans agir sur ce levier, s’il manque les armes de l’emploi, les outils du social, et avec si peu de performance dans la gouvernance participative ? Le volet social a donc été interrogé par le prisme du développement durable. Deux pistes de travail avaient été lancées : quelle est la place du social dans les communautés urbaines ? Et jusqu’où aller et comment s’améliorer en matière de démocratie participative ? La première piste élargissait la réflexion sur la solidarité, puisqu’il n’était plus seulement question de solidarité entre des communes, ou produite par des infrastructures, mais de solidarité à travers la puissance publique locale, en relation aux citoyens et à la vie des habitants. Le deuxième axe a débouché cette année à l’ACUF sur la coordination nationale des Conseils de développement.

Revenons au volet social : sur quoi la réflexion a-t-elle abouti ?

La réflexion n’est pas allée bien loin, elle s’est éteinte sur l’idée que le social ne relève ni des compétences ni du rôle d’une communauté urbaine, mais de ceux du département, et qu’il y a déjà tant de choses à faire par ailleurs… Bref, le sujet n’était pas mûr. Ajoutons un contexte peu propice, puisque l’État transférait des compétences aux départements, et une appréhension : si la communauté urbaine récupère les compétences sociales auprès du département, ou des compétences auprès des régions, elle n’est pas outillée pour… Culturellement, les communautés urbaines se sont bâties sur de grands services urbains à vocation technique, mener des politiques sociales territorialisées ne va pas de soi. Lorsque j’étais consultant pour les collectivités locales j’ai perçu le fossé entre ces services et une direction générale : chacun son monde, chacun sa culture ! À cette époque, nous manquions de personnes pour réfléchir vraiment sur ce que veut dire « politiques sociales et territoires ». Quand on territorialise des politiques sociales, on le fait le plus souvent en tuyaux d’orgue : ainsi les départements territorialisent les maisons de l’enfance, l’aide aux personnes handicapées, le soutien aux familles, etc.

Que faudrait-il faire ?

Il faudrait avoir des politiques sociales transversales, qui appréhendent les populations dans leur diversité, gèrent leur mobilité à l’intérieur et en dehors du territoire, puissent les accompagner socialement. Ces logiques transversales sont celles de la politique de la ville. Pour résumer, j’ai le sentiment que les cadres du social réfléchissent en termes de populations, alors que les cadres des agglomérations eux pensent territoire, mais n’incluent pas dans leur réflexion le volet social. Du coup, ils ont du mal à penser la solidarité en prenant en compte l’habitant, le citoyen, et à intégrer une réflexion sur ce thème au-delà des aspects de solidarité financière ou par les investissements. Ils pensent solidarité entre des personnes morales, et non la solidarité entre ou envers les personnes physiques que sont les habitants. Pour autant, je sens une tendance, encore légère, et suis persuadé que cela va évoluer dans les années qui viennent.

Cela reviendrait à ne plus se restreindre à une conception centrée sur la « solidarité territoriale », à élargir leur approche de la solidarité ?

J’ai le sentiment que les communautés urbaines prennent conscience de cette nécessité d’élargir leur approche de la solidarité. Le lancement de la démarche Grand Lyon Vision Solidaire atteste d’une avance de la Communauté urbaine de Lyon, ce qui ne m’étonne guère parce qu’elle est allée au bout d’une sorte de performance dans sa capacité à gérer ses compétences de base, dans les services urbains et le développement économique. Elle a cette maturité qui permet de se dire : il faut aller plus loin. Indépendamment des logiques politiques ou politiciennes, il est alors logique que Lyon, en premier, ait pu considérer qu’il n’était pas aberrant d’exercer les compétences du département dans le domaine social, de façon coordonnée avec ses autres politiques publiques.

Une communauté urbaine n’a pas de compétence sociale a contrario du département, des communes et de l’État : je me demandais si c’est un problème pour appréhender la thématique de la solidarité, mais tout récemment la donne a en effet changé, puisque le Grand Lyon va prendre en 2014 les compétences sociales du département sur son territoire…

Oui, il n’est pas illogique qu’on en arrive à ce deal politique pour créer un « département métropolitain » ou une « euro-métropole », j’ignore comment on va l’appeler. L’idée d’appeler des compétences du département commençait à se faire jour mais de façon très timide — trop à mon avis —, plutôt en lien avec des actions sociales liées aux politiques communautaires : par exemple des responsables communautaires pensent qu’il serait intéressant que la communauté urbaine gère le Fonds de Solidarité pour le Logement (FSL) pour accompagner les ménages fragiles dans leur recherche de logement ou pour s’y maintenir, puisqu’elle a une politique de logement, d’aide à la pierre, etc.

Vous avez parlé d’un deuxième facteur qui amène à repenser la solidarité : si j’ai bien compris, il s’agit de la réforme des outils financier et de péréquation.

Nous sommes secoués de manière assez rapide par un nouvel outil de péréquation entre les EPCI : le fonds de péréquation des ressources intercommunales et communales ou FPIC. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce dispositif fait gagner de l’argent au seize communautés urbaines, mais il y a de gros perdants. Lyon est le plus gros en volume, et Dunkerque par habitant. Mais il y a aussi de gros gagnants comme Marseille et Lille. Pour répondre à votre question, cet outil a reposé la question de la solidarité et montré que nous n’étions pas collectivement — cela vaut pour les communautés d’agglomération comme pour les communautés urbaines — assez solides pour étayer notre discours selon lequel la solidarité se construit d’abord dans la proximité. Face aux réformateurs de l’État central, cela nous oblige à développer un discours dont nous sommes persuadés au sein des intercommunalités : avoir intégré beaucoup de compétences permet de développer de manière équilibrée nos différents territoires. Nous le percevons au sein des communautés urbaines, mais le monde extérieur ne le sait pas forcément, et dans l’extérieur il faut compter avec le poids considérable de Paris et des élites parisiennes.

Que vient faire Paris là-dedans ?

Dans la construction des lois et des réformes, les ministères et les cabinets pèsent de manière importante. Ils sont constitués majoritairement de personnes qui ont fait leurs études et réalisent leur carrière à Paris… Leur vision des intercommunalités et de la solidarité qui s’y exerce est francilienne. Le hic, c’est qu’en Ile-de-France l’intercommunalité ne fonctionne pas, parce la question de la solidarité au sein du Grand Paris, un sujet énorme, où les écarts de richesse sont bien plus criants qu’ailleurs, n’a pas été réglée. Pour faire court, l’intercommunalité dans la région francilienne s’est faite d’abord en excluant la première couronne, puis par des regroupements selon des affinités politiques, ce qui correspondait souvent à des affinités économiques. Résultat : les riches se sont regroupés entre eux, les pauvres entre eux. Cette réalité de l’Ile-de-France est présente dans les esprits de ceux qui travaillent sur les questions de péréquation et de solidarité intercommunale. Le FPIC a été bâti sur ce fond-là. S’il fallait prendre de l’argent à la communauté d’agglomération de Boulogne, relativement riche, pour le verser à celle de Clichy Montfermeil, relativement pauvre, cela pourrait avoir du sens, mais dans cette enveloppe calculée au niveau national, l’argent est retiré à des communautés urbaines qui n’ont pas fini de régler leurs problèmes de solidarité interne, pour être reversé à d’autres EPCI où les écarts de solidarité interne ne sont pas toujours aussi criants que cela, et où rien ne dit que cet argent permettra d’accroitre la solidarité… Je pense que ce raisonnement n’est pas le bon : il est bien plus efficace de penser que la solidarité est une construction en poupées russes.

Une solidarité en poupées russes : que voulez-vous dire ?

La solidarité opère par cercles concentriques : elle se gère d’abord au sein de mon quartier, puis au sein de ma commune, puis au sein de mon département, puis au sein de ma région… C’est en étendant en tache d’huile ou par cercles concentriques la solidarité que l’on est le plus efficace. Plutôt que transférer de l’argent de Nice à Brest ou de Brest à Toulon, faisons en sorte que les solidarités locales deviennent des politiques quasi obligatoires dans les situations où elles ne s’exercent pas déjà. De mon point de vue, les politiques nationales ne devraient intervenir qu’en dernier ressort, lorsque le local n’a pas suffi, et non pas sur un critère comme le FPIC où l’on essaie de mesurer une forme de richesse pour la répartir. L’État devrait se placer en situation d’agir face à des situations inacceptables : si le problème est la désertification rurale, il a le devoir de se doter d’outils pour l’enrayer, si le problème est la paupérisation de certains quartiers, agissons, mais ayons des politiques publiques ciblées en fonction d’objectifs de réparation ciblés. En un mot, cela fonctionne si chacun à son niveau a fait son boulot. Les politiques de solidarité menées par l’État n’ont de sens et de portée que si les politiques de solidarité de proximité se sont réellement exercées.

Le périmètre d’une communauté urbaine est-il pertinent pour mener des politiques de solidarité, alors qu’en France, les constructions institutionnelles ne correspondent pas à nos espaces de vie ?

Ces périmètres ne correspondent en effet ni aux espaces où nous vivons, ni à ce que pourraient être nos espaces de solidarité. Comment identifier ce qu’apporte le dynamisme économique du Grand Lyon aux villes situées à 30, 40 ou 50 km, situées hors de son périmètre ? À l’inverse comment identifier la contribution réelle de ces territoires limitrophes voire éloignés, au potentiel de réussite du Grand Lyon ? On sent bien que c’est un sujet peu travaillé aujourd’hui, malgré quelques tentatives faites sur le plan strictement financier, ou par les travaux de Laurent Davezies. Il faudrait faire du micro-Davezies pour savoir quelle est la part du résidentiel lié aux activités du Grand Lyon et inversement dans quelle mesure le dynamisme du Grand Lyon est de plus en plus nourri par des champs extérieurs, dans quelle mesure par exemple l’air de l’agglomération profite de l’oxygène des forêts alentours… Alors que nous avons tous conscience d’être dans un monde dont les ressources sont finies, rares, il faudrait s’interroger sur le sens de critères de développement économique qui reposent sur une croissance supposant que l’on exporte davantage que l’on importe. Vient un moment où il faut penser aux conséquences de notre propre développement. Le Grand Lyon peut tout à fait assumer le rôle d’une métropole d’entrainement, avoir l’ambition d’entrer dans le top 10 ou 15 des métropoles européennes, mais il faudrait alors mesurer ce dont la métropole a besoin ailleurs pour son développement, et ce qui fait finalement sa richesse. Nous vivons sur des certitudes, il faudrait se doter d’outils pour les vérifier ou au contraire les contrebalancer !

Selon les communautés urbaines, voyez-vous une diversité dans les modalités de mise en œuvre de la solidarité ou de politiques à dimension solidaire ?
Les seize communautés urbaines ou métropoles pourraient être facilement classées en … seize catégories distinctes !, cela vaut pour l’exercice de la solidarité comme pour des compétences standardisées. La géographie et le temps, l’économie ou la sociologie, ont engendré des problématiques différentes. Certes il y a des modes de faire codifiés ou standardisés, mais l’action communautaire est tellement liée aux cultures locales que ce qui vaut à Brest n’est pas transposable à Nice. Ce qui importe est comment je met en œuvre chez moi telle ou telle compétence, et comment je clarifie localement la question du millefeuille territorial.

Pourriez-vous donner quelques exemples de différences entre communautés urbaines dans les politiques menées et leur mise en œuvre, en restant sur ce champ de la solidarité ?

Une partie d’entre elles limitaient historiquement leurs interventions aux grands services techniques, à la gestion des grandes infrastructures et laissaient les communes gérer les populations. Du coup, elles incluaient peu ce volet de la solidarité dans leurs politiques publiques.

De plus en plus actuellement, les communautés pensent que dans toutes leurs politiques publiques, le volet social est indispensable, ne serait-ce qu’à travers les politiques tarifaires. À Dunkerque par exemple, de la combinaison entre une histoire industrielle marquante qui a suscité de la richesse via la taxe professionnelle, et des populations dont les revenus sont plutôt faibles, résulte une collectivité en apparence riche qui gère de fait des population peu aisées. La politique communautaire recherche systématiquement la cohésion sociale, l’accompagnement des habitants les plus fragiles à travers la tarification sociale ou solidaire et des aides variées. Par exemple du très haut débit dans les logements sociaux à prix social, à 10 euros par habitant…

Le Grand Lyon semble engagé dans une autre voie, au moins par cette réflexion sur la solidarité, qui consiste non pas à mener des politiques d’accompagnement social liées à des politiques urbaines classiques, mais à agir de façon transversale : non pas en tuyaux d’orgue comme j’en ai parlé tout à l’heure — faites moi du social dans les transports, pour l’eau, etc. — mais à un niveau territorial, ce qui pose la question de l’articulation avec les autres politiques et les autres acteurs des politiques publiques.

Vous avez dit, seize communautés urbaines, seize logiques différentes. Avez vous l’impression qu’il existe autant de conceptions différentes de la solidarité ?

Sans doute, mais ce serait à vérifier. Ce qui est sûr, c’est qu’il existe des visions antagonistes : l’une qui en reste à l’idée d’une solidarité entre communes pour équiper un territoire ; l’autre que j’ai perçu chez Benoît Quignon [directeur général des services du Grand Lyon], qui estime que la communauté urbaine n’est qu’un maillon d’une chaîne, et que son métier n’est pas la gestion d’équipements mais l’ingénierie du partenariat : aujourd’hui, tout le monde doit tirer dans le même sens pour atteindre les objectifs que l’on se fixe, d’où un partenariat avec les entreprises notamment. J’attends de la réflexion du Grand Lyon sur la solidarité que l’on franchisse collectivement un cap : nous pourrions arriver à penser que les avantages acquis des communes doivent s’atténuer dans cet espace de solidarité qu’est l’intercommunalité ; que la solidarité se gère et se construit du niveau local au niveau national, par étapes, ce qui permettrait de faire passer ce message à l’État : libérez-nous la possibilité de le faire au niveau local, ce qui permettra éventuellement d’avoir moins à le faire au niveau national ; cessez de vouloir faire de la péréquation au niveau national tant que nous n’avons pas les moyens de traiter nos problèmes locaux de solidarité. Pour y arriver, il faudra débloquer certains mécanismes, réexaminer sans doute l’attribution de compensation qui, gelée depuis le passage à la taxe professionnelle unique (TPU), rigidifie une bonne partie des avantages acquis. Avec le pôle métropolitain qui amène des gens à réfléchir ensemble, on parvient de plus en plus à aborder ce type de questions.