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La recherche sur les systèmes complexes

Interview de Pablo JENSEN et Guillaume BESLON

directeur de l'IXXI (Institut rhônalpin des systèmes complexes)

<< La recherche sur les systèmes complexes permet de mieux définir les politiques publiques >>.

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Date : 29/04/2013

Entretien réalisé pour la revue M3 n°5
Comment définissez-vous les systèmes complexes ?
Pablo Jensen : Il n’y a pas de bonne définition des systèmes complexes. La définition honnête serait celle de systèmes que les disciplines formelles : physiques, mathématiques ou informatique n’ont pas encore réussi à modéliser. En pratique cela recouvre la plupart des systèmes biologiques et des systèmes sociaux ; des systèmes où beaucoup d’entités sont en interaction. On essaie de ramener dans le giron des disciplines modélisables ces systèmes-là. Il s’agit de modéliser, dompter, digérer dans des dispositifs comme l’analyse ou la simulation mathématique, les équations mathématiques ou les outils de description des physiciens. L’idée est de regarder le système comme un ensemble de parties en interaction, en se posant la question de ce qui fait son unité.

Mais la recherche sur les systèmes complexes est aussi une sorte de parapluie commode pour englober plein de choses différentes. Dont des chercheurs en marge de leur discipline, qui ne sont plus dans le champ financé, sécurisé, de leur "maison" disciplinaire. Nous sommes là pour aider à sécuriser, à favoriser ces explorations.
La recherche sur les systèmes complexes est-elle interdisciplinaire par nature ?

Pablo Jensen : Oui, nous sommes autant sur l’interdisciplinaire que sur les systèmes complexes. Nous avons beaucoup de projets en biologie. Comment les molécules s’organisent-elles pour former la membrane d’une cellule ? Il faut modéliser les interactions entre molécules. Comment comprendre la leucémie ? L'équipe DRACULA, INRIA Lyon1 fait un modèle de simulation multi agents avec des règles d’interaction entre globules blancs et lymphocytes ; on stimule et on perturbe. On explore ainsi les effets de médicaments pour voir comment ça réagit, en fonction de telle ou telle posologie.

Le rôle de l’IXXI est de favoriser les échanges interdisciplinaires.

Le projet Velino’v, qui vise à analyser les données de Vélo’v afin de définir des systèmes de transports publics individuels performants et d’établir des modèles prédictifs, est forcément interdisciplinaire. Il réunit des sociologues et économistes des transports, qui savent poser les questions pertinentes, et des physiciens et informaticiens qui savent simuler, qui ont une large panoplie d'outils de modélisation.

Coupler les analyses de données et des enquêtes plus sociologiques permet de déterminer ce que le vélo public individuel change dans la manière de se déplacer en ville, pour quels usages, avec quelles limites. Ce n’est plus seulement un joujou pour informaticiens, ce que ça a beaucoup été.

L’Institut Michel Serres, abrité par l’IXXI développe, par des recherches interdisciplinaires, une modélisation de l’environnement. Il s’agit d’essayer d’identifier et de quantifier les ressources par un système de repérage satellite, et de bâtir un modèle d’écosystème. C'est essentiel pour la nouvelle ère dans laquelle nous entrons, l'Anthropocene, dans laquelle l'homme joue un rôle majeur dans les modifications de notre planète.

Nous pensons que ces recherches ont une forte légitimité cognitive, mais elles ne l'ont pas au plan financier qui reste dominé par les disciplines. L’IXXI est une structure qui essaie de faire bouger les lignes. Par exemple, grâce au soutien de l'ENS, Nous allons créé un poste de maître de conférence à l’ENS à l’interface de trois disciplines : physique, informatique et sociologie.
Qu’est-ce qui a permis le développement de la recherche sur les systèmes complexes ?

Pablo Jensen : La recherche sur les systèmes complexes a explosé avec l’augmentation de la puissance des ordinateurs, et l’avalanche des données.
D’abord en biologie avec la génomique et l’info bio. À l’IXXI, la recherche sur les systèmes complexes a principalement démarré avec la biologie. Mais ces équipes ont mûri, et se sont structurées, notamment au sein de l’INRIA à Villeurbanne - la Doua.

Aujourd’hui, l’avalanche de données s’effectue en sciences sociales, avec toutes les données digitales géo localisées : cartes de crédit, objets communicants, etc. Il faut trouver des outils formels pour naviguer dans ces masses de données, qu’il est souvent difficile d’obtenir. L’accès aux données est un gros problème.

Autre question : le conflit entre les grosses bases de données centralisées – big data – et les données à disposition des individus et contrôlées par eux. Les gens sont dépossédés de leurs données, par les supermarchés en ligne qui mettent en place des algorithmes qui les tracent et ciblent les pubs qui leur correspondent, etc.

Le modèle du big data est celui de grandes entreprises ou d’Etats qui capturent de grandes masses de données et essaient de bâtir des algorithmes pour manager les populations. Face à cela, il faudrait bâtir des modèles où les données personnelles seraient gardées par les personnes elles-mêmes, un modèle qui éviterait toute centralisation de données. Les informaticiens et physiciens qui développent des algorithmes ne se posent généralement pas la question de « à qui ça profite ? ». Les sciences sociales oui. C’est le sens des recherches développées par Jean-Michel Salaün, résident à l’IXXI : rendre socialement plus pertinente et responsable la recherche sur les données sociales.
Comment fonctionne l’IXXI ?
Pablo Jensen : IXXI est un groupement d’intérêt scientifique qui compte 7 membres au sein de son conseil d’administration : le CNRS, l’INRIA, l’ENS Lyon, Lyon 1, Lyon 2, l’INSA et l’UJF Grenoble. Chacun met des moyens proportionnels au nombre de membres dans l’IXXI. Budget de 250 000 € par an, avec 130 000 € de loyers !

Nous sommes organisés en quatre "étages" correspondant à quatre niveaux d'intervention.

Le premier consiste en l’organisation d’événements, de journées d’études. La prochaine portera sur la modélisation de l’environnement. La plus récente a porté sur « modéliser les mobilités urbaines » avec des gens qui nous semblent avoir des atomes crochus : Alain Bonnafous du LET, Jean-Yves Toussaint de l’IMU (Intelligence des Mondes Urbains), Pierre Borgnat, du laboratoire de physique de l’IXXI, Arnaud Banos, directeur de l’Institut des sciences complexes de Paris et Jacques Lévy, professeur de géographie de l’université de Après ces rencontres, si le contact s'établit entre deux (ou plus) chercheurs de disciplines ou d’établissements différents, ils peuvent déposer un pré-projet auquel nous pouvons accorder une aide de l’ordre de 5000€.  Le 3e étage est celui de la résidence ; c’est le côté « hôtel à projet » de l’IXXI. Des équipes viennent s’installer ici pour développer des collaborations pour une durée un peu longue : de 2 à 5 ans. Malheureusement, nous n’avons pas les moyens de compenser les coûts de déplacement des chercheurs. Ce sont donc souvent les plus géographiquement proches qui s’installent.

Enfin, le dernier volet est la mise en place du parcours de master « modélisation des systèmes complexes » commun à la physique, aux mathématiques, l’informatique et la biologie. Les étudiants peuvent s’ouvrir à d’autres disciplines, ce qui facilitera les recherches interdisciplinaires car ils auront le vocabulaire des autres disciplines.

Quelle est la vocation principale de l’IXXI ?

Pablo Jensen : Le but de l’IXXI est de continuer à aider les recherches marginales. Nous restons dans un rôle modeste d’aide à l’interdisciplinarité. Il s’agit de reconnaître, héberger, stimuler les chercheurs aux frontières entre les disciplines, en étant centré sur la question de la modélisation. Nous ne voulons pas faire un nouveau labo ; nous voulons rester à la frontière, à l’amorce des projets. Beaucoup de recherches en biologie systémique ont démarré à l’IXXI puis ont trouvé ensuite un abri institutionnel ailleurs. Notre ambition : créer les conditions de notre propre disparition !

A quel type d’applications peuvent donner lieu des recherches développées au sein de l’IXXI ?
Pablo Jensen : Nous avons hébergé des starts up  comme The Cosmo company et Hikob. Des recherches que j’ai initiées au sein de l’IXXI ont donné naissance au logiciel Lokeo qui à partir d’une base de données des commerces d’une zone géographique permet d’identifier les lieux d’implantation potentiellement intéressants en fonction de la localisation des autres commerces. Il est commercialisé par la société AID Observatoire.

En quoi vous sentez-vous redevable des travaux d’Edgar Morin sur la pensée complexe ?
Pablo Jensen : Pas tellement, car il ne parle pas de modélisation au sens formel, ses écrits sont intéressants mais un peu trop vagues pour que nous puissions les exploiter. Les travaux d'Edgar Morin sont stimulants intellectuellement mais il place le curseur un peu trop loin des sciences formelles pour que nous puissions les opérationaliser. En revanche, il est clair que sa renommée et son énergie sont profitables à toute la communauté.

Quels sont les points forts de la recherche sur les systèmes complexes à Lyon, ses laboratoires d’excellence ? Quelle est la place de la biologie systémique ?

Guillaume Beslon : Parler de "points forts" ou de "laboratoires d'excellences" est tout simplement antinomique avec la pratique de l'interdisciplinarité nécessaire aux systèmes complexes. L"excellence" est un mot à la mode mais qui ne veut pas dire grand chose en science car on ne peut ni la décréter, ni la mesurer, ni la prévoir. Structurer la science sur la base d'une soi-disant excellence conduit le plus souvent à recentrer les chercheurs - et les financements - sur les cœurs disciplinaires (puisque ce sont les seuls à permettre une reconnaissance rapide par les pairs) et donc à appauvrir les frontières. Ce qu'il faut, ce sont des interfaces. Il est évident que ces interfaces doivent réunir de "bons" chercheurs mais aussi des chercheurs ouverts, curieux, capables d'échanger et de croiser les disciplines, et libres de le faire ! Autant de qualités que l'excellence ne mesure pas !

La biologie systémique est un champ de recherche foisonnant dont une partie peut-être vue comme la déclinaison en biologie du programme de recherche en systèmes complexes, avec un même apport de l'interdisciplinarité. La biologie systémique s'est développée très tôt sur Lyon du fait de quelques chercheurs très motivés (par exemple Olivier Gandrillon du CGPhyMC ou Jean-Michel Fayard et Hubert Charles au BF2I). Du coup, les échanges entre biologistes, informaticiens, mathématiciens et physiciens ont constitués un socle fort pour le développement des systèmes complexes à Lyon. Ce domaine est encore très actif et se structure aujourd'hui grâce à la mise en place de la fédération de biologie systémique à Lyon (BioSyl).

L’IXXI a été créé plus de 20 ans après le pionnier, l’Institut de Santa Fe, fondé en 1984. Comment expliquer ce décalage ?
Guillaume Beslon : La science des systèmes complexes et l'interdisciplinarité sont souvent le fait de quelques individus clés capables de se positionner sur les frontières entre disciplines. Ainsi, le Santa-Fe institute a-t-il été par un petit nombre de scientifiques qui avaient les moyens financiers et il fonctionne énormément sur des apports privés. En France, ces idées scientifiques étaient présentes dès les années 70 mais la science y est très structurée disciplinairement, les chercheurs n'ont pas les moyens financiers de créer un tel institut et l'industrie ne cherche pas des idées mais des produits. Les industriels américains acceptent plus facilement d'aller chercher des idées très en amont. Du coup, en France, ces idées sont restées assez confidentielles jusqu'à une période récente.

Avec un fonctionnement en « hôtel à projets », qu’y a t’il de stable qui enrichit le territoire sur la durée ? Quelle est la part du stable et du circulant ? N’y a t’il pas une relative précarité ?

Guillaume Beslon : La précarité intellectuelle est naturelle pour un scientifique : il passe sont temps à essayer de répondre à des questions en sachant que les réponses, qu'elles viennent de lui ou d'une autre équipe, vont entrainer de nouvelles questions. En ce sens, le scientifique est toujours en mouvement. En revanche, cette précarité intellectuelle ne devrait pas s'accompagner d'une précarité de vie car celle-ci rend les scientifiques improductifs, en particulier les jeunes alors qu'ils sont en pleine productivité !

Dans la recherche sur les systèmes complexes, qui détient le « pouvoir » : ceux qui apportent les briques technologiques ou ceux qui assurent leur articulation ?

Guillaume Beslon : Ni l'un ni l'autre ; il y a en système complexe un phénomène analogue à la "fréquence dépendance" en évolution. Si l'une ou l'autre de ces composantes prend trop de puissance, c'est l'ensemble qui s'écroule. C'est l'équilibre entre les deux approches qui assurent l'avancée des systèmes complexes. Il s'agit là d'un principe général en interdisciplinarité : un équilibre "80-20" ne profite souvent à personne ; c'est l'équilibre "50-50" entre les disciplines partenaires qui fonctionne et conduit à de réelles innovations.

Quelles compétences faut-il fixer dans l’agglomération pour devenir un centre d’excellence sur les systèmes complexes ? Quelles sont les perspectives de cette recherche : accumuler les compétences dans des disciplines diverses  ou accroître encore la puissance de calcul ?
Guillaume Beslon : L'enjeu aujourd'hui est de continuer à faire interagir les disciplines "de modélisation" (informatique, physique, mathématiques) et les disciplines "d'objets" (biologie, sociologie, écologie, etc.). Il faut pour cela disposer de personnes capables de jouer les "charnières" entre ces différentes disciplines. La puissance de calcul est un outil important mais il n'est pas forcément très utile de faire des modèles très complexes pour comprendre les systèmes complexes : l'objectif reste la compréhension plus que la simulation pour elle-même. Pour cela, il vaut mieux des modèles bien faits que des modèles bien pleins.

Quelles sont les nouvelles frontières que la recherche sur les systèmes complexes peut nous permettre d’atteindre ? Sont-elles porteuses de « révolution » comme les nanotechnologies par exemple ?
Guillaume Beslon : La définition de "révolution" en science est trompeuse et il est difficile de parler de révolution avant de constater les effets d'une théorie ou d'une technologie sur la science elle-même ou sur la société. La recherche sur les systèmes complexes vise avant tout à comprendre des phénomènes qui nous touchent de très près mais dont l'intrication est telle qu'ils nous sont inabordables actuellement. C'est une frontière importante parce qu'elle permet, en connaissant mieux les phénomènes sociologiques ou écologiques, par exemple, de mieux définir les politiques publiques. Ainsi, les travaux menés sur les circulations de piétons peuvent permettent de mieux organiser la ville lors de grands événements tels que la fête des lumières ; nos résultats sur Velino'v peuvent permettre de mieux organiser les déplacements urbains et d'améliorer la place du vélo dans la ville, etc. Il ne faut pas négliger les retombées sociales et politiques de la science, même si actuellement on pense avant tout à ses retombées économiques.