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Compétitivité nationale : lorsque les États européens misent sur les villes

Interview de Patrick Le Galès

Politiste et sociologue au CNRS et au Centre d'études européennes de Sciences-Po

<< La Cité du design à Saint-Étienne est un élément clé de sa politique d'attractivité >>.

Les villes, et en particulier les capitales régionales, sont sorties renforcées de la décentralisation généralisée en Europe. Ces porte-drapeaux de la compétitivité resisteront?elles à la crise économique ?
Les réponses par l’analyse de Patrick Le Galès, politiste et sociologue.

Interview réalisée pour la revue M3 n°4 

Réalisée par :

Date : 20/01/2013

En quoi la mondialisation a-t-elle conduit les États à réévaluer la place des villes dans la compétitivité nationale ?

À l’échelle européenne, on observe à partir des années 1980 un mouvement général de mobilisation des États par rapport à l’enjeu de l’ouverture économique. Cette évolution se traduit par une double prise de conscience. L’État prend acte des limites, voire de l’échec des politiques nationales pour résoudre la crise économique à partir des années 1970. Autrement dit, l’État seul n’apparaît plus capable d’assurer la performance économique et le plein emploi. Il fait aussi le constat du poids économique croissant des villes-capitales dans les petits pays et des capitales régionales dans les plus grands. Il apparaît que l’économie devient plus urbaine dans la mesure où la production de richesse est davantage liée à des infrastructures, des échanges, des innovations, des dynamiques qui se concentrent dans les villes.

 

Comment les États se sont-ils réorganisés face à cet enjeu urbain ?

Dans tous les pays européens, les États ont consacré des moyens supplémentaires aux grandes villes en termes d’investissements et de subventions. Par exemple, les Britanniques ont mis le paquet sur Londres, qui est plus que jamais le cœur économique du pays. Parallèlement, la répartition du pouvoir entre l’État et les territoires locaux et régionaux s’est modifiée sous la forme d’un transfert du national vers le local et le régional, qui est visible dans la plupart des pays d’Europe. À partir de la fin des années 1960, la décentralisation est en effet apparue comme une réponse permettant à la fois de satisfaire la demande locale de pouvoirs accrus et la volonté nationale de modernisation de l’appareil d’État. Les pressions des villes et des régions étaient fortes pour exiger des ressources plus importantes ; des mouvements régionalistes ont émergé de façon plus ou moins marquée selon les pays. Du côté de l’État, la crise a imposé de revoir le principe de centralisation de l’action publique. Même s’il a pris des formes très diverses selon les pays, ce mouvement de décentralisation a été général en Europe, à l’exception notable de la Grande-Bretagne. Aujourd’hui encore, on se pose en Europe la question du statut politique à donner aux grandes villes, celles dont on attend un fort effet d’entraînement sur le reste du pays.

 

À la différence d’autres pays européens, la France n’a-t-elle pas négligé le fait urbain et son poids dans les logiques de compétitivité ?

Je ne pense pas. Les lois de décentralisation des années 1980 laissent penser que les communes, les départements et les régions sont plutôt privilégiés. Mais cette lecture est contredite par les faits. Les régions ont obtenu des compétences, mais leurs ressources et leur capacité à conduire des politiques restent encore limitées. Les départements gèrent des budgets très importants, mais ils sont entravés dans le traitement des questions sociales. Il est clair que les villes sont les territoires qui ont le mieux tiré leur épingle du jeu. Et en particulier les plus grandes, les capitales régionales ! Lorsque l’on regarde la puissance d’investissement, les moyens humains, les capacités d’action collective et de conduite de politiques publiques, le renforcement des grandes agglomérations sur la dernière période paraît évident.

 

Les villes européennes ont-elles profité de leurs nouvelles marges de manœuvre ?

Incontestablement, partout en Europe, les grandes villes manifestent leur volonté de conduire des stratégies de compétitivité territoriale. Les villes font les mêmes constats que l’État. Elles estiment qu’elles ont intérêt et sont légitimes à se saisir des questions de développement économique, alors même que la crise semble mettre en exergue leur rôle et les difficultés de l’État. Et elles se montrent d’autant plus mobilisées que la structure politique du pays est décentralisée, voire fédérale comme dans le cas de l’Allemagne et de l’Espagne. Cette nouvelle vocation traduit parfois une simple évolution sémantique : ce que l’on appelle compétitivité aujourd’hui s’appelait développement économique hier… Plus largement, on peut voir dans ces stratégies l’ambition de s’inscrire dans la concurrence internationale, c’est-à-dire dans une logique de flux qu’il s’agit de susciter, de capter et de retenir à son profit. Les flux d’investissements, d’entreprises, de populations focalisent l’attention des décideurs des villes. Ainsi perçu, l’enjeu de compétitivité se traduit par un certain nombre de projets emblématiques que l’on retrouve dans la plupart des métropoles européennes. Partout, on investit beaucoup dans la rénovation des centres- villes, dans les musées et les grands gestes architecturaux, dans la mise en place de clusters pour attirer les investisseurs. Partout, on vend sa ville en mettant en avant la qualité de vie. Parfois, on traite des questions de productivité.

 

Quel est pour vous l’avenir des politiques urbaines en Europe ?

Dans la plupart des pays européens, la tendance est à une implication accrue de l’État. Le politiste Renaud Epstein (lire ci-contre) l’a appelée le « gouvernement à distance », c’est-à-dire une subtile reprise en main de la définition des finalités et du contenu des politiques locales à l’aide d’instruments fondés sur l’incitation, la persuasion, la fixation de standards, l’audit et le reporting. La multiplication des appels à projets en est une bonne illustration. Dans le même temps, les stratégies des villes s’approfondissent. Selon les enjeux, ces deux logiques de renforcement du rôle de l’État et de montée en puissance des villes dessinent différentes configurations, avec tantôt des démarches largement concertées avant que les politiques ne soient territorialisées, tantôt des dispositifs fortement centralisés. Il est encore difficile aujourd’hui de dire si une de ces deux dynamiques va devenir prédominante. S’agissant de la France, je suis impressionné par la capacité des acteurs des villes à poursuivre la structuration de leurs politiques et à capter des moyens accrus pour les mettre en œuvre. Le Grand Lyon est un très bon exemple. Il fait partie de ces collectivités qui ont des ressources croissantes pour négocier favorablement avec l’État. Plus généralement, il me semble que l’avenir des villes européennes dépend largement de l’évolution de la crise économique. Si les politiques d’austérité qui se multiplient en Europe se poursuivent et se traduisent par un recul général de l’intervention publique, on peut imaginer une déstabilisation du modèle des villes européennes, bon nombre d’entre elles se retrouvant en situation de ne plus pouvoir conduire leurs politiques. Ce scénario met fortement en tension la hiérarchie urbaine et donne plus que jamais la prime aux métropoles d’envergure mondiale. Seuls quelques grands ensembles urbains continueraient de concentrer et de porter les dynamiques économiques. Une alternative serait que les villes européennes continuent à creuser leur sillon, à manifester une forte capacité d’innovation et de pilotage économique, à maintenir des politiques sociales vigoureuses, à renforcer leur implication en matière de développement durable, en jouant de plus en plus la carte du réseau. Dans ces deux scénarios possibles, Lyon a les moyens de bien figurer. D’un côté, elle peut faire partie des dix ou douze grandes métropoles européennes qui resteraient dans la course malgré les soubresauts économiques. De l’autre, si la crise s’estompe, elle dispose de nombreux atouts pour s’affirmer comme une ville dynamique en Europe