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Les enjeux du "care"

Interview de Pascale MOLINIER

Psychologue

<< Le care est l'alternative politique la plus novatrice et passionnante de ces dernières années parce qu'elle touche à ce qui importe le plus pour les gens, la protection de leurs proches et d'eux-mêmes >>.

Propos recueillis par Cédric Polère le 14 juin 2012

Depuis son introduction au début des années 1980, le « care », notion dont la polysémie a freiné toute velléité de traduction, alimente des réflexions en éthique, en philosophie, dans la psychologie, la sociologie, l’économie, les études infirmières et médicales, etc. Dans la mesure où ce concept semble de grande portée parce qu’il renouvelle nos approches des solidarités, des relations à autrui, de la vulnérabilité, du couple interdépendance-autonomie individuelle, de la justice, du travail, de l’égalité femmes-hommes et de bien d’autres thèmes, tout en nous poussant à revoir des fonctionnements, nous avons demandé à Pascale Molinier de nous éclairer sur ce concept.

L’enjeu est ici de comprendre ce concept et de mesurer sa portée.

Pascale Molinier est professeure de psychologie à Paris 13 Villetaneuse et directrice adjointe de l'UTRPP (Unité transversale de recherches en psychogénèse et psychopathologie). Ses travaux actuels portent sur la perspective du care qu’elle a contribué à introduire puis développer en France, avec en particulier la philosophe Sandra Laugier et la sociologue Patricia Paperman avec lesquelles elle a publié l’ouvrage collectif, Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité (Payot, 2009). De manière plus générale, les travaux de Pascale Molinier, à la fois théoriques et empiriques, se situent dans le champ de la psychodynamique du travail ; ils ont porté sur les incidences du travail sur la construction des identités sexuées, les questions de santé mentale dans les organisations, les formes de subjectivités mobilisées par le travail infirmier, le travail de soin dans le secteur hospitalier, en psychiatrie et en gériatrie, ou encore sur les employés domestiques en France et en Colombie.

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Date : 13/06/2012

Qu'est-ce que le care ?

Le care est à la fois une éthique et un travail. Pour le comprendre, on peut citer les deux théoriciennes états-uniennes les plus éminentes dans le champ des éthiques du care. Tout d’abord la psychologue Carol Gilligan qui, dans les années 1980, a constaté l’existence d’un biais androcentré dans les enquêtes de Lawrence Kohlberg sur le développement moral des enfants : en fait il n’avait interrogé que des garçons. Parallèlement, elle a critiqué la dévalorisation de la morale et des modes de pensée des femmes parmi les psychologues, notamment Freud et sa conception du surmoi faible des femmes. Gilligan a mis en évidence l’existence d’une voix différente en morale, c’est-à-dire une façon différente de résoudre les dilemmes moraux, basée non pas sur les critères de la loi et de l’impartialité comme c’est le cas pour l’éthique de la justice, mais sur des critères relationnels et contextuels en tenant compte des particularités de chaque situation. Cette voix différente devenait particulièrement audible quand Gilligan écoutait les réponses morales apportées par des femmes à différents dilemmes pratiques, notamment celui de l’avortement . La philosophe politique Joan Tronto a montré par la suite que cette « voix différente » n’était pas tant celle des femmes (ce que Gilligan n’a d’ailleurs jamais affirmé comme tel) que la voix de ceux ou plus souvent de celles dont les activités consistent à s’occuper des autres . Bref, le care n’est pas seulement ou d’abord une attitude attentionnée mais avant tout un travail qui sollicite et exerce cette attitude caring souvent confondue avec des expressions de la féminité ou du maternel : attention, délicatesse, tact, gentillesse, patience, disponibilité, empathie...

 

Peut-on dire qu’il s’agit d’un concept féministe ?

Le care est une approche radicalement féministe. Il s’agit de revaloriser des formes d’activités qui cultivent, exercent ou développent des modes de pensée et de relations à autrui qui avaient été laissées de côté ou profondément dévalorisées dans les traditions politiques et  morales. Si on prend le travail domestique et d’élevage des enfants, non seulement les hommes, en tant que groupe social dominant, ont réussi à s’en dispenser, le travail des femmes étant exploité gratuitement dans la sphère privé, donc de façon invisible et inaccessible pour les outils conceptuels du droit, de l’économie, de la politique, etc. Mais ils avaient même réussi à exclure ces activités domestiques et de soin du concept de travail, alors que celui-ci avait progressivement pris, à partir du XIXème siècle, de la pensée ouvrière et de Proudhon, une place centrale dans la manière de se représenter la valeur de l’Homme. L’homo faber se fait en fabriquant, mais cet homo faber est un vir, le représentant masculin de l’espèce humaine  dont les femmes représentent à l’époque une sous catégorie. Aujourd’hui, les femmes sont considérées comme les égales des hommes, mais une partie importante de ce qu’elles font est toujours confondu, naturalisé dans leur féminité. Beaucoup de gens pensent encore que si une femme supporte les cris à heures plus ou moins fixes d’un bébé affamé ou simplement angoissé, c’est parce qu’elle est femme/mère. On ne veut pas voir que c’est un travail sur soi qui implique des efforts, des renoncements et qui, quand on acquiert un peu plus d’expérience, mobilise de la ruse, de la tactique, des savoir-faire… exactement comme n’importe quel travail.

Par ailleurs, on assiste aujourd’hui à une montée des services aux personnes, un domaine où les femmes ne peuvent être ni neutralisées ou invisibilisées. Ce n’est pas seulement qu’elles sont majoritaires parmi les salariées de ce secteur, je pense notamment au secteur de la dépendance et du grand âge, ou même que ce travail fait appel à des compétences qui ont été longtemps naturalisées dans le registre de la féminité. C’est aussi que les femmes sont souvent considérées comme les principales bénéficiaires de ce travail. Quelles femmes ? Une publicité de l’État français permet de s’en faire une idée. Celle-ci date du début du mandat de Nicolas Sarkozy et faisait partie de la campagne de promotion de la loi relative au développement des services à la personne (juillet 2005) de Jean Louis Borloo. Elle prétendait que, pour rester « une mère attentionnée, une collègue dévouée, une femme épanouie », la solution « 100% facile » résidait dans les services aux personnes, désignés sous l’appellation chosifiante et qui a fait scandale de « produit ».  Selon l’illustration qui représentait une ménagère des années 1950, les consommatrices du dit « produit » étaient censées être les femmes blanches hétérosexuelles des classes privilégiées. Tandis que le « produit » masquait d’autres femmes, souvent moins blanches et dans tous les cas moins privilégiées.  Plus largement, certains problèmes actuels que l’on thématise en termes de « crise du care » sont directement liés aux avancées du féminisme et à l’émancipation des femmes dans les pays riches. Elles aussi, comme les hommes, estiment qu’elles ont mieux à faire que le travail domestique ! Il en résulte que dans l’actuelle configuration socio-historique, la responsabilité des femmes qui réfléchissent sur les questions de genre est directement engagée, il leur incombe de ne pas reproduire ce que Joan Tronto appelle l’indifférence des privilégiés. Sinon, on aurait vraiment un « féminisme à deux vitesses ».

 

La réflexion sur le care vient d’Amérique du nord. Garde-t-elle sa fécondité quand elle s’exporte dans d’autres parties du monde ?

Le care a trouvé ses premières formes d’expression théorique et conceptuelle aux Etats-Unis. Mais les recherches sur le care sont aujourd’hui à un niveau mondial : Asie, Europe, Amérique Latine. D’abord parce qu’il existe une « crise » du care transnationale . On désigne sous ce terme le fait que les femmes des pays riches recrutent pour la garde de leurs enfants des femmes migrantes venant de pays plus pauvres. Celles-ci, généralement, confient leurs propres enfants à d’autres femmes de leur entourage restées au pays, c’est ce qu’on peut appeler la chaine internationale du care. Les enfants des pays riches y gagnent en qualité de care, puisque ces femmes migrantes, déracinées, privées de leurs propres enfants, disent reporter toute leur attention et même leur affection sur les enfants dont elles s’occupent. Mais leurs propres enfants ? Souffrent-ils d’un manque de care ? Une enquête menée par la sociologue des migrations Rhacel Parreñas, auprès des enfants adultes d’employées domestiques philippines émigrées, montre que ceux-ci se plaignent de l’absence de leur mère même si celles-ci les ont laissées aux bons soins d’une grand-mère ou d’une tante dont ils reconnaissent qu’elles se sont bien occupées d’eux .

Cette ingratitude est injuste si l’on considère que ces mères ont accepté de laisser leurs enfants pour gagner de l’argent et leur assurer ainsi des études et une vie meilleure. Mais cela suggère aussi que dans un système de genre où la maternité signifie avant tout présence et disponibilité, les efforts réalisés par les mères qui travaillent et qui se traduisent par leur absence durable génèrent forcément des blessures psychologiques chez leurs enfants. Ceux-ci ont le sentiment qu’ils n’ont pas reçu l’affection ou la tendresse, la qualité de présence, qu’ils étaient en droit d’attendre de la part d’une « mère attentionnée », pour reprend les termes de la publicité de l’État français. Et les mères émigrées philippines, loin d’apparaître comme des héroïnes aux yeux de leurs proches et concitoyens, sont jugées comme de mauvaises mères. J’espère avoir montré, par cet exemple, combien les problématiques soulevées par le travail de care sont complexes et importantes pour la vie des femmes. Non seulement elles remettent en cause les clivages Nord Sud. Il apparaît qu’on ne peut penser l’un sans l’autre, ce qui interroge le périmètre transnational des responsabilités. Mais l’analyse des processus du care conteste aussi l’idée d’une solidarité entre les femmes. Sous la perspective du care, il apparaît clairement que les intérêts immédiats des femmes riches ne sont pas les mêmes que ceux des femmes pauvres.

 

Le care est-il de gauche ?

Dans la mesure où il s’agit de lutter par moins d’indifférence et plus de solidarité et de respect contre des injustices remédiables, le care est une pensée de gauche. Mais cela ne veut pas dire qu’elle circule si facilement que cela dans les sphères politiques de gauche ! La France est un vieux pays intellectuel qui a ses traditions bien ancrées et chauvinistes (le « pays des lumières » ou des « droits de l’homme », n’est-ce pas !)  Aussi une pensée qui vient des Etats-Unis, surtout véhiculée par des intellectuelles féministes, est forcément suspecte. Car ici, on a tendance à croire que les femmes ayant conquis tous les droits, il n’y a plus de « cause » féministe à défendre. Je pense que les récentes aventures législatives du harcèlement sexuel au travail ont rendu visible que c’est loin d’être le cas, même dans le domaine du droit. Par ailleurs notre tradition est de bout en bout rationaliste, la raison est portée chez nous très haut. Qu’il puisse être raisonnable d’être sensible est une idée difficilement assimilable dans un cadre conceptuel très binaire (privé/public, raison/sentiment, nature/culture) que, précisément, la perspective du care s’emploie à déconstruire. On a vu, quand Martine Aubry a voulu introduire le thème, comment elle a été rembarrée de la façon la plus grossière avec les accusations de « care mémère ». On ne peut pas dire qu’elle ait trouvé alors beaucoup d’appui dans ses propres rangs.

 

Peut-on dire que le care met l'accent sur des questions jusque-là occultées ?

Dans la perspective du care, on interroge : qui fait quoi, comment et pour qui ? Qui sont les pourvoyeuses du care ? Qui en sont les bénéficiaires ? Qui s’occupe de la qualité de vie de celles qui s’occupent des enfants, des personnes âgées, des handicapés ? Qui est en mesure d’écouter ce qu’elles ont à dire ?  De leur reconnaître une véritable expertise ?
Mais surtout, le care, en posant toutes ces questions, met l’accent sur notre vulnérabilité, c’est l’un des éléments fondamentaux dans sa radicalité. Et l’une des raisons, au-delà de la déstabilisation des modes de pensée binaires qu’il implique, de sa réception difficile. Dans un univers social dominé par le culte de la performance, de l’excellence, par l’activisme et l’individualisme, il devient encore plus angoissant d’entendre parler de limitations, de dépendance, de fragilité intrinsèque à la vie.

 

Le care appelle-t-il à bousculer les frontières public/privé en matière de soin et de solidarité ?

Ce que la perspective du care suggère est qu’il faut inventer des dispositifs variés et souples qui s’adaptent aux besoins des gens, sachant que ces besoins sont très différents d’une situation à l’autre. J’ai suivi cela de très près, pour ne donner qu’un exemple, en accompagnant une expérimentation qui visait à mettre en place un relai à domicile pour assurer un répit à des « aidants familiaux ». En l’occurrence, il s’agissait de conjoints et conjointes de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Des « relayeuses », recrutées en contrats aidés (situation précaire qui n’est pas sans poser des problèmes) assuraient une prise en charge en 3/8 de la personne malade pendant que les aidants « soufflaient » en s’accordant quelques jours de vacances . Cette expérimentation a eu le grand mérite de rendre publique et de médiatiser l’importance de la problématique du « répit » pour les aidants dont on sait que la morbidité est élevée. Néanmoins la solution du relai n’est pas adaptée à tout le monde. Certains aidants n’ont, par exemple, nulle part où aller pour « souffler » et préfèrent une solution type hôpital de jour. Dans d’autres cas, la personne malade devient trop dépendante pour rester au domicile et il faut envisager une résidence en ehpad. Cette résidence intervient à un moment où l’aidant est généralement épuisé, mais aussi souvent très culpabilisé par sa décision car il s’agit tout de même de mettre une personne proche à la porte de chez elle, souvent sans son consentement du fait de l’atteinte de ses fonctions cognitives. Il faudrait donc aussi penser à proposer un accompagnement pour le conjoint aidant. De ce point de vue, que ce qui est nouveau dans la perspective proposée par le care, c’est de partir des besoins des gens, de privilégier le local, le particulier, de favoriser la souplesse.

 

En tant qu'activité, le care est historiquement surtout pris en charge par les femmes, d'abord dans le cadre de la famille. Les théoriciens et théoriciennes du care en appellent-ils à d'autres formes de prise en charge ? Ou plutôt à sortir le care de l'invisibilité sociale, en le valorisant de diverses façons ?

De mon point de vue, se lamenter que les hommes n’investissement pas les professions du care et croire que s’ils le faisaient cela le revaloriserait automatiquement est naïf. Nous vivons dans une société qui ne va pas s’affranchir d’un coup des représentations et des rôles sexués. Pendant longtemps encore les femmes seront majoritaires dans les activités concernées. En revanche, le care appelle dès aujourd’hui à un partage mieux distribué et plus collectif du souci et des prises en charge. Ce qui pourrait changer très vite, dans une société du care, pour utiliser l’expression de la sociologue Evelyn Nakano Glenn , c’est la reconnaissance de la pluralité des visions morales, et ce, sans tomber dans le relativisme. Nous avons à tenir compte de l’éthique des auxiliaires de vie, aides-soignantes et autres professionnelles. Cette éthique concrète n’est pas forgée dans les mêmes expériences que celles des médecins ou des philosophes, par exemple, et elle est primordiale dans la délibération sur les choix de société au niveau national ou local. Commençons donc au niveau local et par écouter la « voix différente » des travailleuses du care. D’autre part, il s’agit aussi de  reconnaître le coût physique et psychologique qu’il y a à s’occuper dans l’isolement d’une personne dépendante.  Il faut multiplier les dispositifs collectifs, ne pas compter sur l’abnégation des mères ou des filles ou des épouses, et d’autant que la qualité du souci ou de l’attention dépend aussi de l’état de santé des pourvoyeuses (professionnelles ou profanes). Si elles sont irritées, agacées, épuisées, les personnes dont elles s’occupent en subiront les contrecoups. Je suis persuadée que par un mauvais calcul des coûts, on génère des situations si pénibles qu’elles se soldent par un absentéisme qui revient bien plus cher (en vacations, personnel intérimaire) que quelques dispositions organisationnelles permettant le travail en commun.

 

Le care se distingue-t-il du soin ? de la charité ? de la compassion ?

Le care se distingue du soin, dans la mesure où, en français, ce terme recouvre à la fois les dimensions curatives et de souci sans les distinguer. Or dans le soin, il y a des dimensions qui ne relèvent pas du care. La psychanalyste Margaret Cohen en donne un très bon exemple à propos de son travail auprès des nourrissons dans un service de néonatologie. Elle décrit comment les internes pour piquer ces tout petits bébés sont tellement concentrés qu’ils ne se rendent pas compte quand le nourrisson se tord de douleur. Et s’ils s’en rendaient compte, ils ne pourraient pas piquer ! C’est donc elle qui, de l’autre côté de la couveuse, s’adresse au nourrisson et chercher à calmer sa détresse . En parlant de care, plutôt que de soin, on met en évidence d’autres acteurs et actrices que les médecins dont le rôle n’est pas moins essentiel. Par ailleurs, le care permet de décloisonner, de créer des liens et de penser dans le même cadre des activités habituellement morcelées, travail professionnel et travail profane en particulier.

J’espère avoir permis de comprendre que le care n’a rien à voir avec la charité et ses connotations paternalistes où une classe sociale supérieure, souvent par l’intermédiaire de ses femmes, se « penche » sur les « pauvres » et se donne bonne conscience en accordant quelques aides et subsides. Ou bien, dans une version plus contemporaine, obtient ces subsides par la mise en scène épisodique du spectacle de la maladie en faisant appel à la compassion du spectateur assis devant sa télévision. La compassion est cependant un terme intéressant si on l’entend au sens étymologique d’un « souffrir avec », car c’est bien le type de souffrance que le travail de care est susceptible de générer. Cette souffrance est l’aiguillon du travail de care, car c’est bien grâce à la sensibilité à la souffrance d’autrui (donc à sa propre capacité d’en pâtir) que l’on peut s’ajuster à ses besoins. Mais cela tourne mal quand cette compassion ne trouve pas d’issue dans l’action, quand les personnes se sentent impuissantes à la soulager. Car en situation réelle, il faut mobiliser bien autre chose qu’une promesse de don. Bref, il faut donner un cadre organisationnel et des moyens pour que la compassion ne tourne pas soit au masochisme et à la consomption émotionnelle par hyperactivisme, soit à l’indifférence et au « blindage affectif » comme défense pour ne pas s’émouvoir ou se rendre sensible.

 

Dans quelle mesure le care recoupe-t-il la notion de solidarité ?

Je pense assez radicalement que le care ne peut se maintenir que dans une société solidaire, c’est-à-dire dans une société qui est prête à reconnaître et assumer la vulnérabilité. Etre solidaire, c’est reconnaître nos dépendances et ce que nous devons à ceux ou celles qui les prennent en charge. Cette solidarité passe par la reconnaissance sociale de la valeur du travail qui est fait par les pourvoyeuses de care. Or, aujourd’hui, plutôt que de respect et de confiance, ce dont on entend constamment parler, et qui est un véritable poison pour la solidarité, c’est de maltraitance. Cette tendance est particulièrement marquée dans le secteur de la gériatrie. Les aides-soignantes, auxiliaires de vie, AMP, sont malheureusement souvent traitées comme des personnes à contrôler, dont il faudrait se méfier, et non comme des personnes de confiance.

 

Le care est-il une conception renouvelée de la justice ?

On oppose à tort care et justice, comme si les théoriciennes du care voulaient remplacer la justice et les droits par le care. C’est absurde. Il faut bien sûr des droits, mais tout le monde sait bien, aujourd’hui où les droits des femmes, par exemple, sont suffisamment répandus dans le monde, que ce n’est pas suffisant. C’est la raison pour laquelle, par exemple, une philosophe comme Martha Nussbaum dans un autre cadre théorique, libéral et aristotélicien, a proposé la notion de capabilité . Comme pouvez-vous faire valoir vos droits à l’égalité si vous ne savez ni lire, ni écrire, que vous avez faim tous les jours et que votre mari vous bat ? Comment les travailleuses du care peuvent-elles faire entendre leurs voix si elles continuent d’être considérées comme des citoyennes de seconde zone ?

Plus largement, le care est une conception renouvelée de la justice parce qu’en étant attentif aux situations concrètes des gens, on peut montrer que, dans certaines circonstances, se référer seulement aux « droits » est inefficace pour lutter contre les injustices. Un exemple, dans une enquête que j’ai réalisé avec des femmes de ménage en Colombie, celles-ci se plaignent de ne pas réussir toujours à faire respecter leurs droits sociaux par leurs employeurs (retraite, santé). Or une discussion poussée avec elles montre qu’elles accordent plus de valeur au fait d’être bien traitées par l’employeur qu’au non-respect des droits. Pourquoi ? Parce qu’elles ont généralement été maltraitées (par leurs parents, époux et parfois même enfants) et qu’à partir du moment où on les traite mieux que dans leur propre famille (comme elles le disent fréquemment), elles préfèrent ne pas générer de conflits autour du respect des droits sociaux. Mais elles savent qu’elles sont lésées et ce savoir gâche malgré tout le sentiment d’être « bien traitée » par leurs patrons. Care et justice ne doivent pas être pensés comme des domaines différents ou antagonistes, ils se trament, s’accordent ou se conflictualisent dans des pratiques concrètes qu’il convient d’étudier dans le détail. Dans l’exemple que je viens de donner, mon analyse va à l’encontre de l’idée tout faite selon laquelle les femmes de ménage en question « ne comprendraient pas qu’elles ont des droits ». Elles comprennent tout à fait mais elles ont aussi d’autres besoins et il est clair qu’en termes de sécurité à la fois affective et économique, elles ne jouissent pas d’une pleine capabilité. Or si on y réfléchit bien, quand des femmes éduquées des classes supérieures disent « prendre une femme de ménage pour éviter les scènes de ménage » avec un conjoint récalcitrant au partage des tâches , elles font le même choix de privilégier la qualité et la longévité d’une relation affective au détriment de l’égalité.

 

Que change le care dans notre perception de la dépendance réciproque et de l'autonomie ? Peut-on dire qu'il réhabilite la dépendance comme dimension irréductible de la vie humaine, constitutive même de l'autonomie ?

Le care met l’accent sur l’interdépendance comme condition de base pour tous, et c’est important, y compris pour les adultes dits compétents, c’est-à-dire ceux qui n’appartiennent pas à la catégorie des « dépendants » ou des « vulnérables » simplement parce que leurs dépendances sont discrètement prises en charge par d’autres, très souvent des femmes plus ou moins visibles : épouses, assistantes, femmes de ménage, prostituées… Le mythe du cadre dynamique est construit sur un ensemble de prises en charges discrètes qui soutiennent ses diverses performances.

 

Le care a-t-il une dimension et une portée politique ?

Le care est l’alternative politique la plus novatrice et passionnante de ces dernières années parce qu’elle touche à ce qui importe le plus pour les gens, la protection de leurs proches et d’eux-mêmes, et articule le plus local et le plus particulier avec des dimensions transnationales. Partout dans le monde, ceux et celles qui prennent en charge nos dépendances viennent d’ailleurs. Au Japon, ces personnes viennent de Corée ; aux USA, du Mexique ou des Philippines ; en Argentine et au Chili, du Pérou ; en Italie, des pays de l’Est ; en France, des anciennes colonies… Le care reconfigure complètement les frontières des responsabilités et fait appel à un concept de citoyenneté du monde. En outre, il existe toute une dimension écologique du care, elle aussi très politique, car prendre soin de soi et d’autrui implique aussi de prendre soin de son environnement . Dans les luttes contre la pollution, les décharges de déchets toxiques, etc., dans les pays du tiers-monde en particulier, les femmes jouent un rôle important notamment au nom de la protection de leurs enfants.

 

Comment cette notion est-elle susceptible de transformer nos valeurs et nos systèmes de solidarité ?

D’abord, c’est la mort de l’utilitarisme en politique ! On ne part pas d’une préférence pour la majorité statistique mais de la personne dans son irréductible singularité et dans les particularités du réseau de relations où elle s’inscrit. Ensuite, on ne prétend plus savoir à la place d’autrui, c’est la fin des systèmes d’expertise venus d’en haut, on écoute ceux et celles qui font ou qui ont besoin qu’on fasse pour eux. C’est la fin des hiérarchies sociales arbitraires et d’une certaine arrogance de la raison, bien traduite en éléments de langage technocratiques, qui ne supporte pas le doute, l’incertitude, le « ça dépend des cas ». Au moment de la coordination infirmières, dans les années 1990, c’est là où avait échoué le dialogue entre l’État et les infirmières : quand elles disaient « ça dépend »… du malade, du service, de la situation, de leur mode de garde d’enfants, etc., les représentants de l’État disaient « elles sont touchantes, émouvantes, mais comment voulez-vous négocier avec une tranche de vie ? ».  Or c’est aussi cela le care, une vraie révolution : apprendre à écouter et prendre en compte des « tranches de vie ».

 

Peut-il contribuer à reconfigurer le champ des politiques publiques ?

La prise en compte de la problématique du care devrait être incontournable dans les politiques de migration, dans la régularisation des travailleurs et en l’occurrence surtout des travailleuses sans papiers, dans les politiques d’emploi et de formation pour assurer des emplois décents et des carrières qui ne relèvent pas d’une néo-domesticité corvéable à merci, dans les politiques d’aide aux aidants pour l’instant très inexistantes, dans la prise en compte de la parole des personnes dépendantes dans les politiques sociales ou de santé, ou encore dans les divers dispositifs d’incitation à l’égalité entre les hommes et les femmes. Bref, il s’agit avant tout, et ce n’est pas rien, d’entendre l’ensemble des voix de ceux et celles qui font ou qui bénéficient du care afin d’instruire des dispositifs sociaux et économiques plus justes. La plupart des politiques publiques gagneraient à s’en inspirer.

 

Contribue-t-il à reconstruire la solidarité par le "bas", par contraste avec une solidarité prise en charge par les institutions ?

Joan Tronto définit le care comme un processus qui implique à la fois des niveaux décisionnaires très loin du terrain des opérations et des activités tout à fait concrètes de prise en charge. Cette dimension processuelle est vraiment très importante car ce qui se décide à certains niveaux institutionnels a des effets tout à fait concrets, positifs ou négatifs, sur ce qui se fait sur le terrain. Tronto pointe la difficulté à ce que la chaine de décisions se nourrisse des expériences concrètes et des besoins réels des personnes. C’est le fameux problème des ONG qui envoient des choses inutiles (des bouteilles d’eaux dans des pays qui n’en manquent pas, par exemple) par défaut d’écouter les bénéficiaires.  

 

Vous avez parlé de société de décence, plutôt que de société de bien-être, pourquoi ?

Je parle de société décente, par référence au livre d’Avishai Margalit du même nom . Parler de société du bien-être, c’est mettre l’accent sur les bénéficiaires du care sans se préoccuper des moyens utilisés pour y parvenir. C’est ce que nous promet « le produit » 100% facile de l’affiche de propagande pour la loi des services dont je parlais précédemment. Et cela répond à une sorte de fantasme tout à fait banal, nous aimons être servis, c’est très agréable et c’est encore mieux quand on n’a à se préoccuper de rien, pas même de dire merci. Parler de société décente, c’est mettre l’accent sur les conditions matérielles du care. C’est un projet politique important de créer des emplois, mais c’est encore mieux de créer des emplois dignes et de respecter les travailleuses du care. Une société décente prend soin de ceux ou celles qui prennent soin des autres. Et cela commence par le fait qu’elle respecte et fait respecter leurs droits à ne pas être corvéables à merci, à disposer de temps libre, à ne pas s’user précocement en portant des charges trop lourdes… Je suis fréquemment sur le terrain, notamment dans le secteur gériatrique et je mentirai si je disais que les auxiliaires de vie, les AMP et autres hôtelières sont toujours traitées comme des fins en soi, c’est-à-dire comme des personnes et non comme des instruments au service des autres. Quand elles ne sont pas suspectées systématiquement d’être maltraitantes ou de voler la nourriture et je ne sais quelles autres infamies. Ces formes d’humiliations sont monnaie courante, quoi qu’on en dise. Enfin, parler de bien-être quand il s’agit des personnes dépendantes, c’est une promesse mensongère, on peut parler de mieux-être, de mieux-vivre, mais les pathologies, les incapacités font tout de même entrave au bien-être, même le meilleur care du monde ne rendra pas ses capacités à l’invalide...