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La prospective au niveau de l'Etat

Interview de Bruno HERAULT

Portrait de Bruno Hérault
Sociologue

<< La prospective contribue, à sa façon, au fonctionnement d'une société de plus en plus ouverte et à l'expression collective de ses priorités de développement >>.

Sociologue, ancien enseignant et chercheur à l'université Bordeaux II, puis successivement chargé de mission auprès du Commissaire au Plan, chef de projet Prospective au Commissariat général du Plan (CGP), rapporteur général du Centre d’analyse stratégique, Bruno Hérault dirige depuis 2008 le Centre d'études et de prospective (CEP) du ministère de l'Agriculture, de l'Alimentation, de la Pêche, de la Ruralité et de l'Aménagement du Territoire. Nous l’interrogeons sur la manière dont la prospective est pensée et réalisée au niveau de l'État ainsi que sur la portée de cette prospective.

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Date : 25/03/2012

 Dans votre parcours, à quel moment avez-vous rencontré la prospective ?

Sociologue de formation, j'ai toujours été plutôt attiré par la sociologie générale et les questions relatives aux évolutions globales des sociétés, aux transformation des modèles historiques, aux grandes tendances des systèmes sociaux. Je me suis également beaucoup intéressé à la sociologie politique, à l'État, aux théories de la décision, à l'analyse des politiques publiques, à la décentralisation ou aux phénomènes de pouvoir. Autant dire que, après une quinzaine d'années d'enseignement et de recherche passées à l'université, j'ai rapidement accepté, fin 2000, la proposition qui m'a été faite de devenir chargé de mission Prospective auprès du Commissaire au Plan, Jean-Michel Charpin. C'était une excellente façon d'associer professionnellement mes divers centres d'intérêt.

Je suis un sociologue venu à la prospective, intéressé par elle, qui essaie de la pratiquer correctement et utilement, mais je ne me sens pas "prospectiviste", et je ne crois d'ailleurs pas que cela existe. À vrai dire, cette appellation m'effraie un peu, comme s'il pouvait exister de purs spécialistes de l'avenir, de purs professonnels du temps qui vient. On ne naît pas "prospectiviste", mais on peut finir par le devenir, un peu ou beaucoup, à force de curiosité, d'esprit critique, d'intérêt pour la chose publique, et à condition d'avoir des bases solides dans des disciplines plus académiques. La prospective, seule, ne pourrait subsister. Elle n'aurait ni méthodes ni idées, seulement quelques vagues principes. Elle a constamment besoin d'économie, de science politique, d'histoire, d'analyse stratégique, de simulations, d'expertises diverses et variées issues du droit, de l'agronomie, de la climatologie, de la géographie, etc. Pour moi, la prospective est donc un supplément d'âme, une compétence complémentaire, mais je n'imagine pas qu'elle puisse se suffire à elle-même.  

Toujours est-il que cette première rencontre avec la prospective a été concluante et que j'ai voulu continuer dans cette direction. En mai 2003, quand Matignon a souhaité que le Commissariat général du Plan (CGP) se consacre davantage aux faits porteurs d'avenir, j'y suis devenu responsable de la prospective. Début 2006, le CGP a été transformé en Centre d’analyse stratégique (CAS) et j'en ai été nommé rapporteur général. Je suis enfin arrivé au ministère de l'Agriculture en juin 2008, pour monter et piloter une sous-direction de la prospective et de l'évaluation, laquelle a été renforcée fin 2009 pour devenir le Centre d'études et de prospective actuel.

 

Selon vous, comment pourrait-on définir la prospective ?

La prospective a ses repères, ses méthodes, ses concepts, son histoire, ses auteurs. Pour autant, elle s’appuie surtout sur le fonds commun des sciences économiques, sociales et politiques, elle est un prolongement de divers savoirs constitués. Elle n'existerait pas non plus sans la statistique, la modélisation ou l'analyse systémique. Il ne faut pas la considérer comme une « discipline » à part entière, comme un « savoir nouveau » dûment constitué. Elle résulte plutôt de l'agencement et de l'association d'éléments servant une même fin : l'anticipation des avenirs possibles. Je la considère plutôt comme une attitude, une approche particulière de la réalité, comme une manière de se représenter la société et ses dynamiques. Elle offre un cadre d'intelligibilité, elle demande une certaine tournure d'esprit, c'est une hygiène mentale qui permet de décaler les perceptions et de modifier les visions.

Certains confondent encore la prospective avec la planification. La planification est tournée vers l’action, la production d’effets, la mise en œuvre de choix préalables. Elle est programmatique, balistique, et se développe selon une logique normative et prescriptive du type objectifs-moyens-délais-budgets. La prospective ne vise pas directement à transformer la réalité, avec une série d'objectifs précis. Elle recueille des informations, des analyses et des expertises permettant d'anticiper les futurs et de peser sur les décideurs. C'est différent. Ce faisant, elle intervient logiquement en amont de la planification, et cette dernière devrait en être une déclinaison stratégique et programmatique, ce qui est rarement le cas.

On confond aussi la prospective avec la prévision, et il faudrait écrire "pré-vision" avec un tiret, comme s'il s'agissait d'une "pré-diction", d'un pré-jugement isolé. Cette prévision est souvent sectorielle, quantitative, et surtout continuiste, puisqu'elle repose sur le prolongement des tendances déjà constatées. La prospective, elle, s’appuie certes sur du quantitatif, mais tout en réservant une place importante aux raisonnements qualitatifs, aux jeux d’acteurs, et surtout à la contingence. Et la prévision intègre mal les chocs et les crises, alors que la prospective s'intéresse justement aux ruptures. Si la prospective s’appuie souvent sur des prévisions quantitatives et tendancielles, l'inverse est malheureusement moins vrai.

 

Vous dites que la prospective joue sur les représentations de la réalité. C'est donc avant tout une affaire d'imagination et de subjectivité ?

L'imagination et la subjectivité sont importantes, au moins pour équilibrer la pseudo-objectivité des faits, l'empirisme plat et un certain rationalisme technocratique. Mais il ne s’agit pas non plus de se réunir entre amis pour échanger quelques opinions superficielles, comme on le voit trop souvent. La prospective n'est alors que l'alibi de la paresse intellectuelle et de l'idéologie. Il faut se méfier du prêt-à-penser, des intérêts acquis, des routines institutionnelles qui intimident l'intelligence et nous prescrivent des futurs naïfs et conventionnels. C’est justement parce que son objet, l'à-venir, est diffus, que la prospective réclame une certaine rigueur. Elle doit respecter une démarche, s’appuyer sur des faits avérés, sur des tendances objectivées. Il lui faut des indicateurs précis, des hypothèses motivées, des savoirs partagés. L'imagination est le résultat d'un travail, pas du laisser-aller et du spontanéisme.

Ceci étant dit, la prospective n'est pas non plus une "science". Les ingrédients de la science sont connus : démarche hypothético-déductive, tests et expériences, cumulativité des résultats, falsifiabilité, etc. Le statut des énoncés prospectifs est bien sûr différent. La réalisation des avenirs possibles n’est pas testable via des protocoles du type essais-erreurs. Des scénarios ne sont pas falsifiables, au sens de Popper. Ce qui est « à-venir » est par essence en dehors du domaine de la connaissance. La prospective ne peut, seule, valider ou invalider ses conjectures. Elle doit pour cela faire le détour par la politique. La principale validation de la prospective vient de sa capacité à mobiliser les bons décideurs, aux bons moments et sur les bons problèmes. Si la prospective doit s’appuyer sur des acquis dits « scientifiques », elle n’est pas elle-même une science, et elle courrait un grand risque à le prétendre. Ce n'est pas non plus une "discipline", au sens français du terme ; c'est seulement une démarche intellectuelle.

 

Quelle est la place de la prospective au niveau de l’État ?

La place de la prospective est fondamentale dans le discours politique contemporain. Un État ne peut pas dire qu'il n'anticipe pas, qu'il ne devance pas les réalités, qu'il ne protège pas la population des risques et des aléas. Un décideur qui avouerait ne pas s'intéresser au temps qui vient perdrait en autorité et légitimité. L'attention portée au devenir est consubstantielle aux institutions politiques, qu'elles soient internationales, nationales ou locales.

La place de la prospective est en revanche nettement moins développée dans l'accomplissement quotidien de l'action publique. Elle implique un raisonnement transversal, décalé, hypothétique, parfois à contre-courant, qui n’est pas coutumier des administrations, plus à l'aise avec la production de normes, la mise en oeuvre de dispositifs, la consommation de budgets ou le suivi de négociations. Du coup, y faire de la prospective demande toujours un effort particulier et nécessite que cet effort soit soutenu, entretenu, alimenté, y compris dans des administrations de mission comme le Plan ou le CAS. Il faut constamment revenir à la charge et répéter les mêmes choses. Mais cette fragilité récurrente n'est pas propre à la sphère publique. Pour ce que je peux savoir, les enjeux et difficultés sont à peu près les mêmes dans les collectivités territoriales et les entreprises privées : comment donner toute leur place à des projections de long terme dans des organisations où l'efficience collective est calée sur du plus court terme ? Comment faire cohabiter la prospective avec la stratégie ? La pensée prospective est différente, et parfois contraire aux intérêts immédiats des dirigeants. Dans tous les cas, il faut lui faire sa place ; elle ne lui est pas accordée spontanément.

 

Et quelle était la place de la prospective au Commissariat général du Plan ?

Le statut de la prospective au Plan était assez caractéristique des difficultés que je viens d'évoquer. Le Plan avait été créé dans l'immédiat après-guerre, en janvier 1946, pour organiser le redressement de la France, favoriser le développement économique et social, synthétiser des programmations ministérielles trop sectorielles, le tout en orchestrant la concertation entre l'État, le patronat et les syndicats. Grâce au travail fait en commissions, les arguments s'échangeaient, les intérêts des uns et des autres s'exprimaient et, souvent, les points de vue finissaient par se rapprocher. La préparation des plans quinquennaux favorisait la consultation, la négociation, et contribuait à la distillation de l'intérêt général. Le Plan pouvait faire des prévisions, s'appuyer sur des simulations, privilégier des hypothèses d'évolution, mais il était rare qu'il mène des réflexions prospectives au sens strict.

Il faut se souvenir que le "Groupe 1985", qui a commencé ses travaux à la fin de 1962, à la demande du Premier ministre, travaillait sous l'égide du Plan et avec les moyens du Plan, mais pas dans ses locaux du 18 rue de Martignac, pour ne pas effaroucher l'administration et les membres habituels des commissions. Tout au long de son fonctionnement, ce groupe est resté marginal et parallèle aux démarches de concertation animées par le Plan. D'ailleurs, le résultat de son travail, à savoir l'ouvrage Réflexions pour 1985, était et est resté très atypique parmi les nombreuses publications du Plan. Il y a eu ensuite d'autres réflexions prospectives importantes, je pense entre autres aux ouvrages de la série "Plan et prospectives" sortis chez Armand Colin au début des années 1970 puis, si l'on avance à grands pas, au rapport Boissonnat sur Le travail dans vingt ans (1995). Pour résumer, je dirais donc que le Plan était une plateforme nationale et interministérielle de concertation entre partenaires sociaux, dédiée à de la programmation économique et sociale, et qui n'a mené qu'épisodiquement des exercices de prospective.   

 

Tout cela est assez ancien, mais qu'en était-il du CGP des dernières années ?
 
Quand j'y suis arrivé en décembre 2000, les plans, les commissions et les lois de plans n'existaient plus depuis une petite dizaine d'années, mais l’esprit de concertation et d’expertise technique demeurait très présent dans les groupes de travail. La planification avait disparu mais ses méthodes de travail subsistaient. L'objectif restait de réunir des acteurs de haut niveau, de sensibilités et d'horizons divers, de les faire échanger sur les enjeux contemporains puis de les amener à proposer des pistes d'actions partagées. Ce fonctionnement "à dires d'experts", basé sur des diagnostics et des projections, sur des modélisations ou des analyses économiques, était largement dominant. La prospective n'était pas visée en tant que telle, elle était plutôt un co-produit secondaire de cette démarche de conciliation.  

Les choses ont notablement changé en juin 2003, lorsque Jean-Pierre Raffarin, nouveau Premier ministre, a souhaité que le Commissariat général du Plan se consacre entièrement à la prospective. Quelques mois avant, en janvier, il avait annoncé lors d'un colloque que le temps de la planification était révolu, que nos marchés ouverts et mondialisés avaient moins besoin de programmation administrative que de veille, d'intelligence économique et d'anticipation. L'ambition était de faire du CGP une sorte de bureau d'études au service de "l'État stratège", notion très débattue quelques années auparavant et qui est ressortie à ce moment là. Le fonctionnement par projet a été encouragé, les profils de recrutement des chargés de mission ont évolué, ainsi que les méthodes de travail, les relations avec les ministères et le monde de la recherche, et les manières de valoriser les travaux : moins de rapports volumineux et plus de notes courtes faciles à télécharger et diffuser.

C'est comme cela que vingt-cinq ou trente groupes de projet ont été lancés, animés par des petites équipes de deux à cinq personnes, disposant de pas mal d'autonomie. En tant que responsable de la prospective, toujours directement rattaché au Commissaire au Plan, je dirigeais une petite équipe chargée d'aider tous ces projets à faire la meilleure prospective possible. Nous jouions le rôle d'un centre de ressources et faisions en quelque sorte de l'assistance à maîtrise d'ouvrage. Ce ne fut pas toujours facile mais je garde un excellent souvenir de cette époque.

Pendant deux ans et demi, jusqu'en octobre 2005, le Plan a donc été entièrement dédié à la prospective, tout en gardant son appellation d'après-guerre, ce qui créait certaines confusions. Ce furent aussi les tous derniers moments de cette institution qui allait avoir 60 ans, peut-être l'âge normal de la retraite, au fond, pour ce genre d'administrations de mission !                    

 

Justement, quelles orientations nouvelles ont amené la transformation du Commissariat général du Plan en Centre d’analyse stratégique, suite à l'arrivée de Dominique de Villepin comme nouveau Premier ministre ?

Je ne m'étendrai pas ici sur les bonnes et mauvaises raisons, d'ordres très variables, de valeurs très inégales, qui ont conduit d'abord à l'annonce de la disparition du Plan, fin octobre 2005, puis à la création du Centre d'analyse stratégique au printemps 2006. Certains ont dit que le rythme des exercices de prospective du CGP était trop éloigné du calendrier gouvernemental, que les productions ne répondaient pas aux attentes et aux besoins des décideurs, que les horizons temporels choisis étaient trop lointains, que le fonctionnement en groupes de projet avait coupé les liens antérieurs avec l'administration et les cabinets ministériels.

Si le Plan de Lionel Jospin était une plateforme d'expertise et de concertation, si celui de Jean-Pierre Raffarin était un bureau d'études prospectives, celui de Dominique de Villepin devait être un think tank gouvernemental, un organisme de veille, d'analyse et de conseil. Il fallait que cet organisme soit bien inséré dans les circuits de la haute administration, en produisant des notes et des rapports, en étant régulièrement présent dans des réunions. Mais il fallait aussi qu'il contribue à animer le débat public, avec des colloques, une revue électronique, un rapport annuel, la création d'un Groupe d'analyse de la mondialisation, etc. Cette période a correspondu à une réelle diversification des activités et à une grande ouverture aux enjeux européens. Les liens avec l'administration et la recherche ont effectivement été renforcés, les formats de publications et les canaux de valorisation se sont diversifiés. La dimension prospective fut en revanche réduite à peu de chose par rapport à l'expertise du présent. L'essentiel était d'analyser les défis actuels, de suivre l'émergence des nouveaux problèmes publics, de repérer les expériences étrangères innovantes et d'insérer la France dans son environnement mondial.

Ce projet de Centre d'analyse stratégique s'appuyait sur certaines des conclusions du rapport Tron (mission d'évaluation et de contrôle de la Commission des finances de l'Assemblée nationale, mai 2003), mais aussi sur des expériences étrangères particulièrement intéressantes. Je pense au WRR néerlandais (Scientific Council for Government Policy) et à la Strategy Unit mise en place par Tony Blair. Sur ces deux modèles, l’idée était de pouvoir s’appuyer sur un lieu proche de l’exécutif, sorte de boîte à idées polyvalente, adaptable, réactive aux commandes, tout en ayant son propre programme de travail, et capable de fédérer les organismes similaires dépendants du Premier ministre : Conseil de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale (CERC), Conseil d'analyse économique (CAE), Conseil d'orientation pour l'emploi (COE), Conseil d'orientation des retraires (COR), Conseil d'analyse de la société (un autre CAS...).

 

Si je comprends bien, l’idée était de faire du Centre d’analyse stratégique une structure réactive, centrée sur l'analyse et le conseil plus directement au service du politique ?

Oui, on pourrait le dire comme cela, en précisant que bien des productions de l'époque intégraient aussi des perspectives de long terme, de la veille sur les faits porteurs d'avenir, des analyses de tendances, des réflexions sur l'évolution des jeux d'acteurs, mais sans se présenter explicitement comme de la prospective, et sans chercher à rentrer dans ce cadre, lequel était dévalorisé et jugé de façon négative, les modèles dominants étant ceux de la haute fonction publique et de la recherche universitaire.
 
Mais cette prospective fut réhabilitée peu de temps après, dès mai 2007, avec la création d'un secrétariat d'État à la prospective et au développement de l'économie numérique, et avec la demande adressée au CAS de s'investir à nouveau beaucoup plus dans ce domaine. Pour autant, les orientations ne furent pas affichées clairement et la place que devait prendre cette prospective, par rapport au conseil, à l'expertise ou à la concertation, n'a jamais été clairement délimitée. Le mot "prospective" a réémergé, mais sans renvoyer à des objets, des méthodes et des missions précises. D'un point de vue plus institutionnel, l'articulation entre le CAS et le secrétariat d'État n'était pas évidente, de même qu'entre le CAS et Matignon ou entre le CAS et les ministères. La prospective était affichée, affirmée, mais elle avait en réalité peu de chances d'exister.

Il faut faire une exception pour le grand chantier France 2025, qui a mobilisé plusieurs centaines de personnes, de nombreux groupes de travail, beaucoup d'experts et de correspondants, qui a demandé un fort investissement des équipes et des chargés de mission. On pourrait discuter longtemps des avantages et limites de cette prospective, ainsi que de la ligne éditoriale choisie pour en exposer les résultats, directement inspirée des audits stratégiques réalisés par la Strategy Unit anglaise. En tant que rapporteur général du CAS, avec mon équipe, nous avons attentivement lu, relu et modifié plusieurs fois l'ensemble de ces documents, toute cette masse d'informations et d'idées qui méritait beaucoup mieux que le sort qui lui a été réservé.  

 

Aujourd’hui, le Centre d’analyse stratégique s’apparente-t-il aux modèles que vous avez cités, la Strategy Unit anglaise et le WRR néerlandais ?

J'ai quitté le CAS il y a trois ans, et même si j'essaie de suivre ses activités et productions, je n'ai pas une vue précise de certains éléments. Néanmoins, le CAS que j'ai connu était assez éloigné des organismes que vous venez d'évoquer, et il me semble que le CAS d'aujourd'hui l'est aussi, au moins pour une raison qui tient au type de relations avec le pouvoir politique. Pour s’apparenter à l'ancienne Strategy Unit, il manque au CAS des liens directs et étroits avec le Premier ministre et son cabinet, une impulsion politique forte, des commandes fréquentes, la défense d'un projet de société, une solide inscription dans le processus politique et les réunions interministérielles. On n'y retrouve pas non plus certaines des caractéristiques de la Strategy Unit telles la forte rotation des personnes ou la grande ouverture au secteur privé.

La tonalité des publications n'est pas non plus la même. Le CAS est plus un outil administratif, une administration de mission à la française, qui essaie de trouver sa place dans un dispositif plus institutionnel que politique. La Strategy Unit était beaucoup plus directement au service d'un homme et d'un programme électoral. D'un autre côté, le WRR hollandais fonctionne sur un modèle plus universitaire, avec des experts issus du monde académique, ce qui correspondrait plutôt chez nous au Conseil d'analyse économique. Le CAS se situe donc dans un entre-deux, ni politique ni universitaire, mais tenté à la fois par ces deux logiques, oscillant entre une expertise politisée et une politique instruite. Mais je ne parle là que du CAS que j'ai directement connu, et des changements importants sont peut-être intervenus depuis.

 

Pensez-vous qu’un lieu de prospective unique, au niveau de l’État, comme le Commissariat général du Plan avant, ou le Centre d’analyse stratégique maintenant, soit vraiment indispensable ?

L'anticipation est consubstantielle à l'action. La prospective est nécessaire pour guider la décision. Le plus de prospective possible est donc indispensable pour étayer le plus de choix politiques et administratifs possibles. Il n'y a jamais trop de prospective ; le plus est toujours le mieux. Le penchant naturel des instances de décision est de favoriser l'expertise sectorielle, l'avis technique, la norme bureaucratique ou le critère budgétaire. Il faut défendre au maximum la prospective, qui apporte d'autres raisonnements et se fonde sur d'autres considérations. Un organisme de prospective au niveau du gouvernement est donc indispensable. Et, pour reprendre votre question, il n'est pas "unique" au sein de l'État, puisqu'il y a aussi de la prospective à la DATAR, au Sénat ou dans les ministères.   

Si le CAS est nécessaire, il n'est bien sûr pas suffisant. Au moment où l'on parle de "société de l'information", d'open data, "d'économie de la connaissance", de mondialisation et de décentralisation, le pilotage de la société ne peut reposer sur un centre unique de gouvernement. D'où le succès de la notion de "gouvernance", qui recèle l'idée d'une multiplicité d'acteurs gouvernants. Il faut donc aussi de la prospective dans les collectivités territoriales, les entreprises privées, les ONG, les institutions internationales, à Bruxelles, etc. Ces dernières années, des régions et de grandes agglomérations ont mené des prospectives particulièrement intéressantes.

Dans l’après-guerre, le CGP était un outil de planification indispensable dans une logique de reconstruction nationale. Son ambition n'était rien moins que de mettre la France en modernité à partir du moteur institutionnel parisien. Cette centralisation se justifiait, elle correspondait à des enjeux historiques, à l'état des institutions et au fonctionnement du régime politique. Aujourd’hui, les capacités d’expertise sont beaucoup plus nombreuses, les sources d’information sont multiples, et la dissémination de la prospective correspond à une dissémination plus générale du pouvoir et de l'influence. L'objectif, pour l’État, ne peut plus être d'imposer un outil unique qui concentrerait toutes les capacités d'anticipation, mais de faire dialoguer cet outil avec les nombreux autres porteurs de prospective. L'État bâtisseur et aménageur des Trente glorieuses pouvait s'imaginer concentrer toutes les ressources intellectuelles de l'imagination stratégique. L'État animateur et régulateur d'aujourd'hui sait bien qu'il n'est plus qu'un des acteurs concourant au devenir de la société.

 

Puisque vous parlez de ministères, quelles sont les missions du Centre d'études et de prospective que vous dirigez ?

Le ministère en charge de l'Agriculture n'a bien sûr pas attendu ces dernières années pour se doter d'outils de prospective. Néanmoins, ces outils étaient auparavant épars, inégalement dotés et assez peu coordonnés. Ils ont été regroupés et renforcés en 2008, avec la création d'une toute nouvelle sous-direction de la prospective et de l'évaluation, au sein du Secrétariat général. Fin 2009, cette sous-direction a reçu des moyens supplémentaires et a été érigée en Centre d'études et de prospective.

Le CEP a plusieurs missions. La première consister à alerter, ce qui repose sur de la veille, du suivi des sources électroniques ouvertes d'information, du repérage des faits porteurs d’avenir, des tendances émergentes, des idées et acteurs innovants, etc. La deuxième consiste à sensibiliser nos collègues et partenaires à la prospective, donc à diffuser ses modes de raisonnement, à amener les services à intégrer cette préoccupation dans la gestion de leurs dossiers. Troisièmement, nous jouons un rôle d'appui, nous donnons des conseils, apportons des expertises et avons le rôle d'un centre de ressources prospectives. Tout cela ne se ferait pas si, quatrièmement, nous ne remplissions pas une fonction d'animation prospective, en entretenant des relations avec nos relais internes et externes, en participant à des réseaux, comités de pilotage, comités de rédaction, etc. Enfin, la prospective a besoin d'être portée et valorisée, il nous faut faciliter sa diffusion, contribuer à l'animation du débat public et être régulièrement présents dans tous les lieux stratégiques pour les politiques du ministère.

 

En termes d'activités quotidiennes du CEP, comment cela se traduit-il ?

Le CEP conduit et coordonne des travaux de prospective, mais il a aussi une activité importante en matière de veille, d'analyse économique et d'évaluation de politiques publiques. Ces différents registres sont vraiment complémentaires. Le CEP joue le rôle d'un think tank travaillant en liens étroits avec le cabinet du ministre, les directions centrales et les services déconcentrés, mais aussi avec les partenaires du ministère, qu'il s'agisse d'apporter une information ponctuelle, des conseils méthodologiques ou une expertise sur le fond.
    
Fonctionnant comme une petite administration de mission, le CEP travaille sur des sujets transversaux, dans un esprit de complémentarité avec les bureaux gestionnaires du ministère comme avec les partenaires externes. L'équipe est jeune, constituée de personnes aux formations et parcours diversifiés, aux sensibilités et approches variées. Le management par projet permet de s'adapter rapidement aux commandes, aux contextes et aux enjeux de l'actualité.
    
Les activités du CEP sont multiples, à l'instar de ses formats de publications, qu'ils soient librement accessibles sur internet, comme les Documents de travail, les Analyses, les Veilles, la newsletter de notre blog de veille, notre revue Notes et études socio-économiques, ou bien réservés au cabinet et aux services.

Sur des sujets complexes réclamant des expertises partagées, le CEP pilote des groupes de prospective pluridisciplinaires : Agriculture Énergie 2030 ; Le monde agricole en tendances ; Agriculture Forêt Climat. Il anime aussi le programme ministériel d’études, c'est-à-dire qu'il définit les priorités annuelles, expertise des projets et contribue à la valorisation des résultats. Il assure des formations ainsi que de nombreuses interventions publiques, il organise des séminaires et colloques, il participe à des groupes de travail et comités de pilotage, il représente le ministère dans des réseaux nationaux et internationaux, et répond très souvent à des demandes d'expertise ponctuelles.

 

Sur quels sujets travaillez-vous ?

Ces sujets peuvent être aussi divers que les demandes qui nous sont adressées. L'équipe doit être très adaptable et polyvalente, mais aussi très disponible. Autrement, nous avons bien sûr quelques grands sujets qui structurent notre programme de travail. Je pense entre autres à la régulation des marchés financiers, à la volatilité des prix, à la compétitivité des filières, à la gouvernance du système agro-alimentaire mondial, à la montée en puissance des BRIC, aux politiques foncières, à la réforme de la politique agricole commune (PAC). Les questions liées aux industries agro-alimentaires et aux filières, à l'évolution des comportements alimentaires, les enjeux de la nutrition et de la sécurité sanitaire, les défis posés par les OGM ou les nano-technologies sont également étudiés. D'autres chantiers ont trait à l'environnement et au développement durable : impacts du changement climatique, transition énergétique, monétarisation des services rendus par la nature, nouvelles pratiques culturales, évaluation et conception de politiques agro-environnementales, etc. Enfin, l'anticipation des risques et des crises est une activité constante du CEP.  

Au vu de ce large portefeuille d'activités, il serait vain, pour l'équipe, de chercher à tout savoir elle-même. Ce serait extrêmement prétentieux et de toute façon impossible. Au lieu de chercher à tout savoir, il faut savoir qui sait, savoir évaluer ces savoirs et les faire venir à nous pour travailler ensemble. Il faut savoir repérer les lieux où se produisent ces idées nouvelles et détecter ce que leur nouveauté apporte au décryptage de la modernité.

 

Par rapport à une prospective réalisée par un cabinet extérieur, quels sont les avantages d’une cellule de prospective située à l’intérieur d’une administration, comme c’est le cas du Centre d’études et de prospective au sein du ministère de l’Agriculture ?

Les avantages sont vraiment nombreux. Tout d'abord, nous disposons de bonnes ressources matérielles, de bonnes conditions de travail, avec la possibilité d'acheter de la documentation, de participer à des colloques, de faire des missions en France et à l'étranger, de commander des études, de suivre des formations, de prendre le temps de réflechir et d'écrire des notes confidentielles ou publiques. Alors que quand on travaille en bureau d'études, la course aux contrats, la pression des délais, la gestion des clients et les tâches segmentées finissent par l'emporter sur tout le reste.

Plus important encore, le ministère m'a donné les moyens de constituer une équipe d'excellent niveau, motivée, compétente. Je dispose de ressources humaines que je n'aurais jamais pu trouver chez un prestataire externe, qui répartit son personnel et sa charge de travail selon des critères qui échappent au client. Troisièmement, l'appartenance à l'État facilite grandement l'accès aux données, aux statistiques, aux nombreux observatoires qui existent, aux documents officiels, aux rapports d'évaluation, aux conclusions des missions d'inspection, et plus généralement aux dossiers administratifs. Quatrièmement, notre statut ministériel et étatique nous ouvre beaucoup de portes, nous permet de rencontrer les meilleurs experts, de travailler avec nos collègues des autres ministères, et plus généralement de coopérer avec tous les partenaires souhaités.

Enfin, la distance avec les décideurs est réduite, les circuits administratifs sont mieux connus et nous sommes constamment dans le bain de l'action publique. À l'inverse, les cabinets extérieurs perdent souvent beaucoup de temps pour comprendre les spécificités des administrations, de leurs circuits de décision, de leurs cultures professionnelles. Ces cabinets ont alors du mal à dépasser la phase de production de scénarios pour aller vers du vrai conseil stratégique. Ceux qui y arrivent sont rares, et c'est souvent parce qu'ils disposent de consultants ayant fait un passage dans le secteur public.

Pour toutes ces raisons, le CEP n'a jamais fait appel à des cabinets extérieurs et je ne l'envisage pas. J'ai dans l'équipe plusieurs personnes capables de piloter de A à Z des chantiers complexes de prospective, selon des méthodes variées, et un prestataire privé ne nous aurait rien apporté. En revanche, je comprends tout à fait que des cellules de prospective moins bien dotées, dans d'autres ministères, aient besoin de ce type d'appui.     

 

En fonction des sujets que vous abordez, les méthodes et les outils prospectifs changent-ils ?
 
Oui bien sûr. Mais je voudrais faire deux remarques préalables. La première est que la prospective possède très peu de méthodes ou de techniques en propre. Puisqu'elle est avant tout une attitude et une démarche, elle a plutôt tendance à reprendre et combiner  des outils déjà existants forgés par d'autres : analyse dimensionnelle des concepts en philosophie, combinatoire mathématique, analyse stratégique de la sociologie, modélisation économique, projections statistiques, étude morphologique, systémique, abaques, analyse factorielle, tests projectifs, échelles d'attitudes, ou simples techniques d'animation de discussions de groupes. Tout est bon à prendre, pourvu qu'une lecture du futur s'en dégage. Deuxièmement, il ne faut pas se leurrer, l'utilisation que la prospective fait de ces outils est simple, rudimentaire même. On est loin du degré de sophistication que l'on va trouver dans l'appareillage technique de certaines disciplines académiques. En bref, tous ces outils n'appartiennent pas en propre à la prospective ; ce qui lui appartient, c'est sa façon de les agencer.

Dans une prospective sur les enjeux énergétiques pour l'agriculture à l'horizon 2030, notre groupe de travail a très tôt fait le constat que les voies de la transition énergétiques étaient incertaines et diverses. Pour explorer cette diversité, nous avons donc utilisé la méthode des scénarios, dans sa version basique. Je lui trouve de nombreux avantages : elle est équilibrée, ni trop rudimentaire ni trop sophistiquée, et assez facile à faire comprendre ; elle est bien adaptée aux sujets socio-économiques qui sont souvent les nôtres dans un ministère ; elle est apte à mobiliser en dehors du cercle restreint des experts et permet d'impliquer des acteurs habituellement délaissés ; elle facilite la formulation de recommandations et de conseils en vue de l'action, elle responsabilise et incite à faire des choix ; elle facilite aussi la communication publique des résultats, en racontant des "histoires de futurs", en projetant différents films ; enfin elle convient bien à la prospective publique et à la conception que les élus et fonctionnaires se font de l'anticipation stratégique : à condition d'être bien maniée, elle peu être un bon réducteur d'incertitudes. Les scénarios révèlent bien la pluralité des mondes possibles, sans masquer les possibilités de ruptures, ils sont pédagogiques et didactiques, ils frappent les esprits.

Dans un autre chantier plus récent, consacré à l'évolution des formations et qualifications des agriculteurs, nous avons en revanche réalisé une analyse de tendances. Compte tenu des difficultés rencontrées par le monde agricole, il nous semblait moins utile de montrer la diversité de leurs avenirs possibles que de se concentrer sur leur destinée commune, afin de les aider et accompagner au mieux dans les prochaines années. Notre choix de départ, porté par tout le groupe de travail, était clair : non pas formuler plusieurs scénarios, qui dispersent le regard, mais s'en tenir à la tendance structurelle lourde, qui délimite bien les enjeux futurs, alerte sur les problèmes et peut guider de façon plus stratégique l'action publique. Le document final présente donc les conditions d'exercice du métier d'agriculteur sur le long terme, en partant des évolutions passées et de la situation présente pour en esquisser le prolongement tendanciel. En se fondant sur les changements déjà observés, il anticipe les changements en gestation qui se réaliseront au fil de l'eau, sauf rupture imprévisible. Il dégage le mouvement général, la dynamique d'ensemble.

Comme vous le voyez, nous choisissons nos méthodes prospectives bien sûr en fonction de leurs qualité et efficacité, mais aussi en fonction du message que l'on souhaite faire passer et des conditions supposées pour sa meilleure réceptivité. Mais une méthode doit avant tout être adaptée à son objet, proportionnée à son degré de complexité. Inutile  d'utiliser de super-outils sophistiqués pour écraser des mouches prospectives. Je me méfie du fétichisme méthodologique et du plaisir tiré d'un investissement excessif dans les techniques, comme si leur puissance magique suffisait à répondre aux questions que l'on se pose. Attention, pas de substitution des moyens aux fins, les outils doivent rester des moyens au service de raisonnements. À l'inverse, évidemment, il ne faut pas attaquer à mains nues des sujets très difficiles, en se contentant d'un bricolage méthodologique de coin de table.

 

Au début de notre entretien, vous évoquiez les spécificités de la démarche prospective. Quelles sont les principaux éléments de cette démarche ?

C'est une démarche en trois temps, que je résumerai sous forme de trois grandes questions. Pour commencer, il faut répondre à l'interrogation suivante : que savons-nous des tendances passées et présentes concernant le sujet central de la prospective engagée ? On ne peut pas anticiper le "demain" si l'on n'est pas sûr des caractéristiques de "l'aujourd'hui" : les périodes historiques se comprennent les unes par rapport aux autres et les conjectures sur le futur ne peuvent reposer que sur une solide connaissance du présent, c'est-à-dire un bilan, un diagnostic, réalisé à partir des études qualitatives et quantitatives disponibles. Il faut mener des recherches documentaires, rencontrer des experts, établir des comparaisons internationales, faire parler des statistiques, bref utiliser tout ce qui est à notre disposition. Cette première étape est très proche de la démarche de recherche en sciences sociales : définition de l'objet d'étude, identification des principales variables explicatives et des variables à expliquer, définition des bons indicateurs, recherche de liens de corrélation ou de causalité, construction d'un système heuristique, analyse des jeux d'acteurs, etc.

Après la question que savons-nous ? il faut se poser la question que peut-il advenir demain ? C'est, proprement dit, le moment de l'anticipation. Dans ce deuxième temps, il faut préciser l'horizon temporel, opter pour une méthode, construire un ou des avenirs probables, tester leurs pertinence et cohérence. On peut faire une analyse de tendances, utiliser la méthode des scénarios, traiter les réponses de questionnaires Delphi, ou recourir à de nombreuses autres techniques disponibles. Dans tous les cas, l'essentiel est d'arriver à une ou des simulations d'états futurs de la réalité.

Après que savons-nous ? et que peut-il advenir ? il faut enfin répondre à la question que faire ? La prospective n'est pas à confondre avec la seule anticipation. Je sais que l'on fait souvent cette assimilation, mais elle me paraît très réductrice. L'anticipation ne peut se suffire à elle-même, il faut en tirer des conséquences en termes d'action, de décision, de calendrier stratégique. Vous ne pouvez pas livrer vos conclusions sur les avenirs probables sans dire aussi quelques mots des avenirs possibles ou souhaitables ou évitables. Il ne s'agit pas de se substituer aux décideurs mais de les aider à prendre leurs responsabilités en leur montrant qu'il n'y a pas de destinée immuable, que les trajectoires historiques sont foisonnantes et arborescentes, que leurs décisions pèseront dans un sens ou dans un autre. Il faut leur dire : "Sachez que si vous prenez cette décision X, vous vous inscrivez dans la réalisation du scénario 2, en revanche les décisions Y et Z favorisent plutôt le scénario 4, quant au scénario 1, s'il est vraiment votre priorité, alors il nous semble qu'il serait bon d'aller vers les décisions P, Q et T".

Que savons-nous ? Que peut-il advenir ? Que faire ? Diagnostics, anticipations, recommandations : c'est l'ensemble de ces phases qui constitue selon moi la démarche prospective. Pas d'anticipations sans diagnostics, pas de recommandations sans anticipations, mais pas non plus d'anticipations sans recommandations qui les prolongent et leur donnent toute leur pertinence. En ce sens, la prospective est foncièrement politique, c'est un art du gouvernement, qu'il s'agisse de mettre en oeuvre une politique publique, de manager une ONG ou de piloter une entreprise privée. Trop de prospectivistes croient que leur travail consiste à imaginer des futurs probables et que leur mission s'arrête là, puisqu'il reviendrait ensuite aux décideurs de s’en saisir pour instruire leurs décisions. Non, la démarche prospective consiste, en bloc, à partir des connaissances présentes pour construire les futurs probables et favoriser l'avènement du futur souhaitable.

L’important n’est pas d'essayer de prévoir exactement tout ce qui pourrait se passer demain – ce qui est strictement impossible –, mais d’entretenir nos capacités d’action pour s'adapter convenablement ce qui se passera vraiment. Inutile de viser l'exhaustivité quant aux hypothèses d'évolution ; la prospective est plutôt un art de la contingence. La meilleure façon de préparer le futur, c'est de se préparer à lui. On ne peut s'intéresser à la société de demain sans réfléchir aux processus et chemins pour l'atteindre. Au fond, 2020 ou 2030 ne sont que des alibis, des balises heuristiques, des détours salvateurs sur la voie de l'action. Sans la cible, il n'y aurait pas de trajet, et ce trajet est nettement plus important que la cible.

 

Compte tenu de vos diverses expériences, quels jugements portez-vous sur la place de la prospective au sein de l'État ?

Vaste sujet qui nécessiterait de longues réponses et beaucoup de nuance ! Le concept "d'État" renvoie à des réalités multiples, à des ensembles et sous-ensembles très contrastés d'institutions. J'en resterai donc ici à quelques impressions tirées de mes expériences dans des administrations gouvernementales.

En premier lieu, la prospective en administrations centrales est soumise au calendrier des élections, aux aléas des alternances et des nominations, aux changements de priorités politiques. Il y a de fréquentes refontes organisationnelles. Les préjugés dominants évoquent un État central lourd, ossifié, incapable de se transformer. Bien au contraire, il est constamment en mouvement. Les structures peuvent être assez immuables, mais les missions qu'on leur donne évoluent souvent.

Pendant mes sept ans et demi au CGP et au CAS, j'ai vu passer quatre Premiers ministres, donc aussi quatre cabinets à Matignon, quatre "patrons" de la rue de Martignac et quatre feuilles de route différentes données aux équipes. Le temps de comprendre la demande politique, de la faire comprendre aux partenaires externes, de vous mettre au travail et de produire quelques premiers résultats, et il faut déjà passer à autre chose. Ce renouvellement permanent laisse peu de temps pour faire ses preuves et stabiliser des savoir-faire. Sans compter les publications quasi-prêtes qui restent dans les tiroirs parce que leur fond ou forme ne convient pas à la nouvelle équipe qui arrive. Certains ministères connaissent le même type de renouvellement permanent, avec une fonction prospective constamment déstabilisée. Fort heureusement, je ne vis pas cela au ministère de l'Agriculture : le ministre a changé en 2009 mais les missions du CEP sont globalement restées les mêmes, ainsi que nos modes de fonctionnement, notre ancrage institutionnel, nos formats de publications, nos façons de travailler au quotidien.   

 

Et quelles autres conclusions tirez-vous ?   

Tout cela m'amène à penser, deuxièmement, qu'il faut moins raisonner en termes de structures qu'en termes de fonctions. Les structures passent et sont périssables alors que les fonctions demeurent. Peu importe que tel organisme s'appelle comme ceci ou comme cela, qu'il soit rattaché à X ou Y, pourvu qu'il remplisse son rôle et qu'on lui laisse la possibilité de faire réellement de la prospective utile. On s'attache trop souvent à des questions de forme, à des logiques institutionnelles ou à des considérations statutaires,  alors qu'il faudrait surtout se préoccuper des conditions dans lesquelles sont remplies les missions, des moyens attribués, de la liberté donnée, de l'accueil réservé aux idées. Les problèmes organisationnels sont souvent plus déterminants que les enjeux institutionnels.     

Troisièmement, il faut bien sûr parler du rapport entre prospective et décision. Le sens commun s'imagine que la prospective est une science de la décision, que la prospective produit des résultats qui sont immédiatement traduits en objectifs et en actions. Comme si, par exemple, des conseillers d'un ministre et des députés lisaient un document du CAS ou du CEP et se mettaient d'accord pour intégrer telle recommandation dans une prochaine loi. Comme si les conclusions d'une note confidentielle allaient  déboucher immédiatement sur de nouveaux dispositifs publics. Cette configuration existe mais elle est rare, et elle nécessite des conditions très particulières. Inversement, d'autres considèrent que la prospective n'est qu'un discours parmi d'autres, qu'une contribution à l'air du temps, sans efficacité concrète. Entre ces deux préjugés, il y a de la place pour une représentation pragmatique et mesurée des choses, ni naïve ni désenchantée.

 

Et quelle serait cette "représentation pragmatique" que vous évoquez ?

Je veux dire que l'influence de la prospective n'est pas de l'ordre d'un mécanisme linéaire direct mais qu'elle passe par des processus itératifs. Vous sortez une note ou un rapport qui est lu par quelques uns, la presse lui consacre plusieurs articles, vous en parlez avec un cabinet ministériel et des hauts fonctionnaires, des scénarios sont débattus, puis ils disparaissent du débat d'idées, puis ils sont rediscutés trois mois ou deux ans plus tard, à la faveur de telle nouvelle publication d'une ONG ou d'un pays étranger, le débat public s'en empare à nouveau, des expertises complémentaires sont demandées, le sujet devient un véritable problème public, il est inscrit sur l'agenda politique, une fenêtre d'opportunité finit par s'ouvrir et une décision est enfin prise, qui concerne tel ou tel aspect de votre travail initial.

La prospective est donc une des multiples composantes de processus politiques de plus en plus complexes, multi-acteurs, multi-niveaux, multi-factoriels, faits d'ajustements permanents, de relations de pouvoirs mouvantes, d'influences réversibles, d'expertises concurrentielles. Les effets de la prospective sont le plus souvent indirects, latents, sous-jacents. Ils ne sont pas immédiats mais médiats. C'est en tout cas mon expérience du côté de la prospective publique ; la prospective au service des entreprises privées aboutirait peut-être à d'autres conclusions.  

 

N'est-ce pas un peu désenchantant ? La prospective sert-elle alors vraiment à quelque chose ?

Non, pas du tout désenchantant, au contraire. Ce n'est pas parce qu'un travail n'a pas de débouchés ici et maintenant qu'il n'en a pas maintenant et ailleurs ou bien ici et plus tard. Il faut savoir être patient et laisser les idées infuser. Si l'on voulait que la prospective devienne rapidement réalité, on serait vite déçu et on finirait par ne plus rien faire. Comme la veille, l'évaluation de politiques publiques, la philosophie, l'histoire, les mathématiques ou la zoologie, la prospective ne sert pas directement une fin, comme on dit d'une casserole qu'elle "sert" à faire chauffer de l'eau. La prospective ne "sert" pas à faire chauffer des décisions. Elle ne "sert" pas à faire bouillir des lois ou à changer la société par décrets. Elle ne "sert" pas, toute seule, à réduire les inégalités ou à limiter la faim dans le monde. Mais ce n'est pas pour cela qu'elle n'est pas fondamentale et indispensable. Je sais bien que certains ne raisonnent qu'en termes utilitaristes, qu'ils réduisent le juste à l'utile, qu'ils font de l'intérêt immédiat le principe de la morale publique, et que la prospective leur semble superflue. Mais leur "superflu" est justement ce qui est essentiel. L'essentiel est le résidu, ce résidu d'idées prospectives que l'on ne trouve pas ailleurs.

La prospective contribue, à sa façon, à la grande alchimie du changement social et au pilotage de systèmes humains complexes. Elle participe au fonctionnement d'une société de plus en plus ouverte et à l'expression collective de ses priorités de développement. Le passé est dépassé, du passé, impossible à revivre, soumis aux subtiles réinterprétations des vivants à travers le jeu – rarement innocent – de la mémoire et de l'oubli. Le présent est évanescent, toujours en mouvement, il ne dure qu'un instant et il faut se résigner à le laisser échapper. Paradoxalement, seul le futur nous appartient, car en n'existant pas encore, il nous donne la liberté de le construire. Associant imagination et volonté, les hommes et leur société ont constamment besoin d’être-en-projet et d'anticiper pour devenir. Résoudre le problème de la vie, c’est trouver une façon de vivre qui supprime le problème, et face à ce qui attend chacun de nous demain, et encore demain, il faudrait être fou pour prendre le risque de ne pas rêver plusieurs rêves à la fois… Vous voyez que la prospective n'est pas désenchantante. C'est au contraire un des plus sûrs moyens de réenchanter le monde !