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La biodiversité, c’est la diversité du vivant

Interview de André MICOUD

Directeur de recherche honoraire du CNRS au Centre Max Weber (UMR 5283 du CNRS)

<< La biodiversité, comme le pointe bien Virginie Maris, c'est la diversité du vivant en tant qu'elle est menacée. >>.

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Date : 04/10/2011

Propos recueillis par Ludovic Viévard, le 5 octobre 2011
Comment la notion de biodiversité est-elle entrée dans vos champs d’étude ?

J’ai beaucoup travaillé sur la question du changement des rapports de l’homme à la nature mais la question de la biodiversité n’est pas venue tout de suite. Dans ma thèse, en 1980, je me suis attaché à décrypter les discours des hippies, des néo-ruraux, mais aussi à analyser ce que signifiait la création des parcs-naturels, ce qui m’a conduit à étudier les associations de défense et de protection de l’environnement. A l’époque, la notion de biodiversité, stricto sensu, n’avait pas encore émergée. Elle est arrivée plus tard. L’une des premières occasions s’est présentée à moi lors d’un colloque organisé en 1996 à l’université McGill, au Canada, qui a donné lieu à une publication : « En somme, cultiver tout le vivant » in Biodiversité, tout conserver ou tout exploiter ?¹. J’ai ensuite été sollicité par la revue Ecologie et politique pour laquelle j’ai cherché à analyser le concept pour en comprendre à la fois sa portée symbolique et son rôle dans la construction de l’action politique ². J’avais fait partie auparavant, avec Jacques Weber, des premiers groupes français du programme Biodiversitas qui s’étaient constitués en application du protocole de Rio. Et puis, plus récemment, je me suis également intéressé à la biodiversité vue par les amateurs dans Des sciences citoyennes ? La question de l’amateur dans les sciences naturalistes³  , dans lequel j’ai coécris avec Lucie Dupré un article reprenant notre travail sur les zones natura 2000 en France et la « numérisation de la nature ».

Est-ce que derrière cette « numérisation de la nature » vous pouvez lire une volonté d’objectiver le vivant ? La biodiversité est-elle une manière scientifique de dire la nature ?

J’ai eu l’occasion d’étudier le travail du Conservatoire botanique du Massif central qui, en 2005, comptait plus de 2 millions de données sur cette région. Lorsqu’on sait qu’une donnée concerne telle plante, vue à telle date à tel endroit par telle personne, on comprend l’ampleur de la tâche qui consistait à mettre la nature en fiche. A l’époque, le directeur était un ancien cadre supérieur de Vilmorin qui s’était installé à la campagne et qui avait informatisé toute cette collecte. En plus des campagnes de repérages des espèces qu’il organisait en faisant appel à des amateurs, il avait numérisé les données des bulletins des sociétés savantes de la région du Massif central depuis le 18e siècle. En jetant un œil diachronique sur ces données, on pouvait constater des évolutions et même voir le réchauffement climatique à travers la remontée vers le Nord de certaines espèces. C’était bien un moyen d’objectiver un phénomène. Le mot nature véhicule des dimensions religieuses, éthiques, esthétiques… dont il est difficile de sortir. En revanche, si je parle d’écosystème ou de biotope, je peux argumenter et entrer dans une discussion scientifique. Le romantique regardera la nature pour dire qu’elle est belle et qu’il faut la protéger. L’écologue analysera un biotope pour décrire des écosystèmes particuliers et construire les bases « objectives » des arrêtés préfectoraux de biotopes. La biodiversité porte aussi une dimension axiologique, c'est-à-dire un cadre juridique où se construit l’action.

La tentative d’objectivation du vivant par l’usage de la notion de biodiversité n’empêche pourtant pas les imaginaires de « brouiller » la notion. Il semble que, finalement, beaucoup des imaginaires qui étaient véhiculés par l’idée de nature, le soit encore, peut-être de manière moins visible, par celle de biodiversité. Non ?

Ce qui est certain, c’est qu’il y a différentes manières d’entendre le terme. Dans Biodiversité : paroles d’acteurs, publié en 2010 par la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB), j’ai coécrit avec l’anthropologue Vanessa Manceron un article où nous montrons la diversité d’usage du terme. Nous avons travaillé à partir de 45 entretiens réalisés auprès des membres du Conseil d’orientation stratégique de la FRB, soit un matériau d’environ 500 pages. On voit que la manière de définir et de penser la biodiversité est très différente selon les interlocuteurs, que les imaginaires et les présupposés ne sont pas les mêmes et on voit apparaître la pluralité des représentations et des intérêts. La nature aujourd’hui porte des enjeux très importants. D’autant que ce concept de biodiversité fait l’objet de nombreuses controverses, y compris dans la communauté scientifique. On pourrait dire, pour schématiser, qu’il a tous les aspects de la science, mais qu’il ne faut pas trop gratter. Le nombre d’espèces… personne ne sait… quand on entre dans le détail, tout cela devient flou. Mais, à la limite, cela importe peu car le concept a mobilisé un important investissement cognitif dont il sortira des savoirs conventionnels. Et puis, que les « imaginaires » jouent leur rôle dans cette mobilisation, c’est évident. En sociologue, je cherche à comprendre les œuvres faites par l’homme qui donnent du sens, des référentiels d’action, des argumentaires…etc., mais aussi qui émeuvent et touchent à nos affects. C’est en observant ces termes émergeants, qui sont toujours très « brouillés », que je déduis que les manières de comprendre le monde et nous même sont en évolution.

C’est le travail des sciences humaines de décortiquer le concept et non celui des scientifiques qui le mobilisent ?Les SHS peuvent et doivent servir à augmenter l’intelligence d’une situation. C’est ce que dit le sociologue Cyril Lemieux4 . Les SHS permettent de mettre à plat une question qui se pose à la société, de la comprendre afin de donner du sens à la position qu’on va adopter et à l’action qui va en découler. Cette prise de distance est essentielle. Le travail de réflexion que j’ai mené sur la biodiversité — sur l’expression même de « biodiversité » — a convaincu les scientifiques de l’apport des sciences sociales. Certes, nous ne sommes pas des sciences expérimentales, et nous n’avons pas les moyens d’apporter la preuve, mais en parlant avec les scientifiques qui utilisent cette notion, nous leur permettons de mettre des mots sur des questions qu’ils se posent par rapport à leur pratique scientifique, parfois sans pouvoir les formuler pleinement, et du coup à mettre davantage de sens à leur pratique.

Que dit ce changement d’approche de la nature par la biodiversité ?

Je me sers souvent d’un paradigme emprunté à Marx qui est celui de « l’immanence du moment théorique au moment pratique ». Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’une société ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre. La principale découverte du 20e siècle, est celle de l’acide désoxyribonucléique (ADN). Elle montre que l’ensemble du vivant, de l’insecte à l’homme, est composé de quatre bases : l'adénine (A), la thymine (T), la cytosine (C) et la guanine (G). Cette découverte est souvent dénommée comme celle de l’Unité du vivant. La biodiversité, c’est l’autre face de la même médaille. On a donc tout à la fois unité et diversité du vivant. La nature a produit une immense variété de combinaisons avec ces quatre bases, constituant un stock considérable de vivant. Aujourd’hui, dans ce que j’appelle l’ère de la gestion du vivant qui est en train de se profiler (d’où la « numérisation » qu’on a déjà évoquée), ce stock devient une ressource. Les premiers hippies qui parlaient du retour à la « nature » se revendiquaient explicitement de l’écologie, une science auparavant confidentielle et depuis longtemps définie comme la science des êtres vivants considérés du point de vue de leurs relations entre eux et avec leur milieu. Les hippies, par-là, disaient que les hommes sont une espèce du vivant dans une biosphère qui compte d’autres vivants. Les promoteurs du concept de biodiversité étaient, de leurs côtés, des biologistes de la conservation, et beaucoup étaient segmentés dans leur discipline : biologistes de la biodiversité spécifique, de la diversité génétique, etc. Le concept de biodiversité est celui qui rassemble toutes ces approches sous l’impératif de la préservation. C’est ce qu’explique Virgine Maris dans son livre Philosophie de la biodiversité5  quand elle dit que la biodiversité, c’est la diversité biologique en tant qu’elle est menacée. Et cela recoupe ce que disait Marx, qu’une société invente les concepts dont elle a besoin.

Mais l’idée que la nature est menacée est une idée plus ancienne que le concept de biodiversité, non ?

Oui, les romantiques, par exemple, ont été des défenseurs de la nature qu’ils voyaient en train de commencer à être défigurée par l’industrialisation. Mais ce qui change ce sont les motifs de cette volonté de préservation. Ils étaient auparavant esthétiques, religieux, éthiques, sentimentaux, etc. Au 19e siècle, les premiers parcs naturels américains, par exemple, ont été créés sous l’influence des Quakers comme des sanctuaires à la gloire du Créateur. Ce sont ensuite les scientifiques naturalistes qui les premiers ont lancé des cris d’alarme argumentés sur des données concrètes. Aujourd’hui, c’est sur un constat différent que se fait la préservation. En France, dans les années 1950/60, les associations qui vont porter la demande de création des parcs nationaux relèvent de deux types différents. Les premières sont, pour le dire rapidement, celles des « amis des vielles pierres et des vieux papiers», qui sont les associations de conservation du patrimoine. Les secondes, celles des « amis des petites fleurs et des petits oiseaux », sont les associations de protection de la nature qui vont introduire l’idée d’une patrimonialisation de la nature. J’hérite d’un patrimoine naturel comme j’hérite d’un patrimoine culturel, et je porte donc une responsabilité dans sa transmission. On ne parle pas, à l’époque, de générations futures, ni de développement durable, mais ce sont eux qui les premiers diront qu’il faut prendre en compte ce qui nous environne et ce qui nous précède alors que la Modernité, à l’inverse, avait fait son affaire de la nature et table rase du passé et de la tradition. Ces associations, qui quand on les regarde de près, concernent beaucoup de monde, ont peu intéressé les sociologues, notamment les sociologues français.

Les promoteurs du concept de biodiversité sont des scientifiques engagés dans la protection de la nature. Comment comprendre l’identité des fins « scientifiques » et « citoyennes » ?

Parce que la biodiversité est un concept qui répond à une préoccupation sur la nature. Encore une fois, la biodiversité, comme le pointe bien Virginie Maris, c’est la diversité du vivant en tant qu’elle est menacée. Les outils conceptuels qui objectivent la situation sont aussi ceux qui donnent des clés pour l’action. Je prends l’exemple de l’histoire lyonnaise, parce qu’elle est instructive. Philippe Lebreton est le fondateur de la Fédération Rhône-Alpes de Protection de la NAture (Frapna). Il fait des études de biologie, devient écologue reconnu, professeur à Lyon 1, importe la littérature américaine sur le sujet, etc. Dans le même temps, il écrit sous le pseudonyme du professeur Molo-Molo dans La Gueule ouverte, journal écolo contestataire créé dans les années 1970. Enfin, il se fait élire chez les Verts. Scientifique de Lyon 1, fondateur de la Frapna et élu des Verts. Ecologue, écolo, écologiste. Les trois dimensions sont là et c’est pour cela que ça fonctionne : il est à la fois scientifique, capable de construire un discours citoyen, et de le relayer politiquement. Ce que je constate-là vaut aussi pour d’autres temps et d’autres préoccupations sociales. L’hygiénisme, par exemple, est un concept qui a été porté par les médecins philanthropes qui l’ont politiquement promu au XIXème, manière pour eux de faire prendre en compte la « question sociale » avant même que les tout premiers « sociologues » commencent à la théoriser

La notion de Biodiversité urbaine est-elle aussi de cet ordre là ?

C’est une problématique très tendance. J’ai travaillé sur le projet Urban Bees à Lyon et fait des entretiens sur la question de la nature dans la ville. Pour moi, s’il y a bien sûr une réalité physico-biologique derrière la biodiversité urbaine, la force de la notion tient surtout au fait que 80% de nos contemporains sont urbains. Il me semble que cette question de la nature en ville les renvoie à la nécessité d’une meilleure connaissance de leur environnement, parce des savoirs se sont perdus et qu’on constate une grande ignorance du public des connaissances pratiques de la nature. Le discours écologique est d’abord savant et esthétique, c'est-à-dire un peu artificiel face à tous les savoirs pratiques ou profanes de la nature (comme ceux des jardiniers, des agriculteurs, des chasseurs ou des pêcheurs). C’est ce qu’on voit aussi par exemple entre le savoir zootechnique qui va s’intéresser au mouton en le définissant comme un rumen qui mange une herbe de 4cm, etc., alors que les savoirs plus pratiques vont expliquer qu’un mouton n’existe pas en tant que tel parce que ce qui fait la réalité, c’est le troupeau qu’il faut conduire de telle ou telle manière, en tenant compte des brebis meneuses…. Le savoir traditionnel du berger est un savoir très complexe qui ne s’acquiert pas avec des algorithmes.

La notion de biodiversité a-t-elle réussi à transformer la relation de l’homme à la nature ? Et notamment parvient-elle à infléchir la tendance moderne et inspirer des rapports plus partenariaux avec la nature comme le veut par exemple Michel Serres ?

Elle permet d’argumenter, car elle est plus robuste scientifiquement que l’idée de nature. Mais ce n’est pas seulement la question de la biodiversité qui a fait progresser cette idée. Le droit de l’environnement a considérablement évolué. Dans la presse, ces idées sont plus visibles qu’autrefois. Dans les villes, on s’occupe désormais d’écologie urbaine, etc. Les dissidents à ces idées sont aujourd’hui sur des positions défensives ce qui montre que le rapport de force a changé. Ce qu’il est important de comprendre, c’est que la biodiversité est un concept qui vient avec d’autres. Il est accompagné d’autres notions comme le développement durable, les ressources renouvelables, le patrimoine, etc. Or, l’ensemble de ces notions nouvelles impliquent un autre rapport au temps que celui qui était porté par la Modernité, auto-instituée et en opposition à la tradition. C’est cette opposition au passé, à la tradition qui est devenue caduque. Si aujourd’hui, on se retourne vers les techniques traditionnelles, vers les premières nations, les indiens, etc., si tout cela fascine tant, c’est peut-être parce qu’on recherche là quelque chose qu’on avait répudié et, effectivement, on peut parler de la recherche d’un rapport plus partenarial avec la nature. Il faut « faire avec elle » et non plus contre elle.

La Convention sur la biodiversité fait effectivement mention de ces peuples premiers qui se posent en garants voire en gardiens de la nature. Comment ce recours aux peuples premiers aide-t-il à penser le présent ?

Sans doute parce qu’il met en avant le ressort du patrimoine commun. Je renvoie au livre de François Ost, La nature hors la loi6.  Ost est à la fois juriste et philosophe. Il explique que nous avons eu un rapport de domination à la nature qui en faisait un objet manipulable et appropriable. En réaction à cette chosification tenue pour une impasse, une forme de panthéisme incarné par la deep ecology a vu le jour avec la tentation de faire de la nature un sujet. Ost montre que cette idée n’est pas tenable dans notre droit occidental. En revanche, si on passe par le concept de patrimoine, il y a des solutions. Le patrimoine, qui ne relève pas pleinement de la propriété, a été utilisé pour parler des biens communs, tant, autrefois, des biens de la Couronne par exemple, que, aujourd’hui, pour rendre compte des biens culturels ou des biens naturels inappropriables. Ainsi, pour François Ost, le concept de patrimoine recèle la possibilité d’un rapport avec une nature qui ne soit ni objet, ni sujet. Le patrimoine renvoie à un usage et à une responsabilité (et, dit-il, à un « projet »). Or débattre de notre patrimoine, c’est débattre de notre identité, c'est-à-dire à chaque fois se poser la question « De qui, telle ou telle chose est-elle le patrimoine ? ». D’où le lien aux peuples premiers et à l’humanité tout entière, car la biodiversité comme patrimoine, c’est le patrimoine de la biosphère et de l’humanité. Mais la Convention sur la biodiversité ne va pas aussi loin car la biodiversité y est définie non comme le patrimoine de l’humanité, mais comme celui des Etats. Dans la question : « Quelle nature voulons-nous ? » la partie la plus difficile à résoudre est celle de définir qui est le « nous ».

Aujourd’hui, on sent que les chrétiens cherchent à corriger l’image qui les désigne comme en partie responsable de la crise écologique contemporaine.

Oui, dans Religion et écologie7 , j’avais écrit un article sur cette question. La phrase de Descartes, « l’homme est maître et possesseur de la nature », renvoie certes au texte biblique. Mais on peut interpréter celui-ci autrement. Aujourd’hui, on dira plutôt que l’homme est lieutenant, voire gardien de la nature, qu’il doit poursuivre l’œuvre de la création…ce qui bien sûr change beaucoup de choses dans la relation homme/nature. Le discours religieux a tendance, parce qu’il est véhiculé par des institutions humaines qui disent être les vecteurs de la parole de Dieu, à fossiliser la forme du discours. Mais, heureusement, cela n’empêche pas les chrétiens de chaque période de réexaminer ces textes fondateurs à la lumière des questions qui la travaillent.

1- Publication dirigée par Marie-Hélène Parizeau, De Boeck Supérieur, 1997, pp. 137-151
2-  Dans « La biodiversité est-elle encore naturelle ? », Ecologie & Politique, 30, 2005, pp. 17-25.
3-  « Savoirs publics sur la nature et politiques publiques de l'environnement ; rôle et place des naturalistes amateurs et des professionnels », in Des sciences citoyennes...? Florian Charvolin, André Micoud et Lynn K. Nyhart, éditions de l'Aube, 2007, pp. 219-232.
4- La sociologie sur le vif, Presses des Mines, Paris, 2010.
5-  Editions Buchet – Chastel, 2010.
6-  Editions La découverte, 2003.
7-  « Contestation écologique et remobilisation religieuse », In Religion et Ecologie, Danièle Hervieu-Léger (Ed.). Le cerf, 1993, pp 167-184.