Vous êtes ici :

Les insectes comme réponse aux problématiques alimentaires de demain

Interview de Claire LEMARCHAND

Chargée de recherche à la Cité du Design de Saint-Etienne

<< L’échelle des insectes, en tant que micro-bétail, me semble particulièrement adaptée aux contraintes de la ville >>.

Date : 25/08/2011

Entretien réalisé le 26 août 2011 par Sylvie Mauris-DemouriouxClaire Lemarchand présente son projet de recherche Le grillon qui se fait plus gros que le bœuf. Vers une introduction de dispositifs d’élevage d’insectes comestibles en milieu urbain. Partant des problématiques d’approvisionnement alimentaire et de durabilité auxquelles sera confrontée la ville de demain, elle propose une réflexion sur la manière dont les insectes pourraient contribuer à résoudre ces enjeux. Ce projet a été récompensé par un Red Dot: Best of the best Award dans la catégorie Design Concept/ Green.

 

En tant que designer, qu’est ce qui vous a amené à travailler sur la biodiversité en ville ?

Mon objectif était double. D’une part, j’avais envie de travailler sur des enjeux importants liés à la ville de demain et d’autre part je voulais changer le regard que les gens portent sur le design, montrer que le design peut s’emparer de problématiques complexes, formuler des hypothèses, mettre en forme des réponses, être une force de propositions. La question des insectes en milieu urbain est au cœur d’un certain nombre de projets touchant la biodiversité mais, pour l’essentiel, ils privilégient la question de la préservation d’espèces. Ma réflexion s’est plutôt attachée à repenser le rapport homme-insecte sous l’angle de la biodiversité alimentaire. A l’origine, j’étais fascinée par le système agro-alimentaire et sa complexité, par la manière dont il façonne le territoire et influence jusqu’à la sphère la plus intime de l’homme, l’espace domestique. Petit à petit, je me suis intéressée plus particulièrement à la question de la production et de la consommation de viande en la confrontant au régime alimentaire occidental. L’entomophagie est un sujet émergent avec lequel nous sommes peu familier, qui relève bien souvent de l’exotisme et du défi sensationnel. Dans d’autres pays, la réflexion est plus avancée. Aux Pays-Bas, au Mexique, en Thaïlande, il existe par exemple des élevages quasi-industriels destinés à la consommation. Je me suis alors demandée comment le design pourrait accompagner cette nouvelle pratique alimentaire. Pourrait-il la faciliter ? Et surtout, quelles conséquences cette pratique hypothétique entrainerait-t-elle sur la chaîne agroalimentaire, sur l’approvisionnement alimentaire des villes ?

 

Pourquoi faudrait-il faire évoluer nos pratiques alimentaires ?
 Je suis partie d’une hypothèse, qu’en l’état, au regard de la production mondiale de viande, notre régime serait contraint de réduire sa part de protéines animales. Le fondement de cette hypothèse est mathématique. Les ¾ de la surface agricole utile mondiale sont déjà monopolisés par l’activité de l’élevage qui comprend l’espace de vie des bêtes et l’espace de cultures céréalières destinées à leur alimentation. En raison de l’augmentation de la population, cette surface agricole est grignotée par de nouvelles infrastructures bétonnées alors qu’elle doit s’étendre toujours plus pour satisfaire une demande alimentaire accrue. L’Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) estime que, pour satisfaire les besoins de 9 milliards d’individus, et surtout la demande croissante des pays émergents comme la Chine, la production mondiale de viande va devoir doubler d’ici à 2050 ! Selon cette estimation, les surfaces au sol ne seront pas suffisantes pour assurer une telle production dont le rendement est au final plutôt faible. Prenons le bœuf : durant ses 3 années de croissance, il va consommer 1300 kg de foin et de grains, 7200 kg d’herbe, 24 000 litres d’eau ! A terme, il pèsera au total 800 kg mais la quantité de viande fraîche consommable ne sera que de 300 kg. Le bœuf est donc une machine à produire de la viande qui présente un très faible rendement. Face à ce constat, il s’agirait de trouver des sources de protéines alternatives et complémentaires capables de compenser une part réduite en protéines animales.

 

Quelles sont les autres sources de protéines possibles ?

Actuellement, trois hypothèses sont envisagées. En premier, consommer des protéines végétales en privilégiant une alimentation à base de soja et de légumineuses. Finalement, au lieu de les donner au bétail, on les mange directement ! En second, promouvoir la production de protéines de viande artificielle. Grâce à des techniques de développement cellulaire, il devient possible de produire de la viande en laboratoire sans passer par l’animal. Des études sont en cours mais cela pose un certain nombre de questions bioéthiques. Enfin, il y a le recours aux protéines d’insectes. La FAO est d’ailleurs en train d’élaborer des recommandations pour encourager ou maintenir cette consommation d’insectes.

 

Quel est l’avantage des insectes ?

Leurs qualités nutritionnelles et leur rendement ! Pour un poids équivalent, ils apportent autant de protéines que le bœuf et leur teneur en minéraux et en vitamines est importante. Côté production, leur rendement est près de soixante-dix fois supérieur à celui du bétail traditionnel. Leur reproduction est exponentielle et extrêmement rapide. Je me suis amusée à faire un petit calcul : sur 1m2 pour produire la même quantité de protéines, il faut 3 ans à un bœuf contre seulement 15 jours à un grillon !

 

En quoi l’introduction de cette biodiversité alimentaire et d’élevages urbains permettrait-elle de répondre aux besoins de la ville de demain ?

L’échelle des insectes, en tant que micro-bétail, me semble particulièrement adaptée aux contraintes de la ville. La ville s’est développée et continue de se développer en éloignant progressivement ses lieux de production alimentaire. Elle consomme donc une grande partie de son énergie à faire revenir les denrées sur les lieux de consommation. Cette donnée prend toute son importance dans un contexte où la population urbaine est en pleine expansion et où les villes sont  contraintes de résoudre une équation majeure : comment concilier densité et durabilité ? L’une des réponses est de rapprocher lieu de production et lieu de consommation, autrement dit en envisageant la ville comme un écosystème alimentaire, comme une ville nourricière. Développer des cultures sur toit ou des fermes verticales est une possibilité, mais, même en supposant que cela soit techniquement viable, cela ne résout pas la question du faible rendement et du besoin d’espace des cultures maraîchères et des élevages traditionnels. Introduire des élevages d’insectes en milieu urbain permettrait de privilégier les circuits courts de production et de distribution. En plus, les insectes ont la capacité de s’adapter au milieu urbain, à l’instar des abeilles qui viennent en ville trouver un milieu moins pollué par les pesticides que la campagne. L’enjeu de mon projet est de montrer que ces espèces s’insèreraient naturellement dans les projections de la ville de demain en contribuant à fournir une denrée alimentaire de proximité tout en apportant d’autres usages bénéfiques pour les habitants.

 

Quelles espèces vous semblent les plus adaptables à de tels élevages ?
Sur  les 1200 espèces d’insectes répertoriées comme comestibles, j’en ai sélectionné trois : le grillon, le ver de farine, et le ver à soie. J’ai tenu compte de leur capacité à apporter des réponses aux problématiques urbaines contemporaines, de leurs qualités nutritionnelles et des représentations dont elles font l’objet. Etant donné que pour de nombreux européens les insectes sont liés au sale, au dégoutant, j’ai opté pour des espèces dont l’imaginaire renvoie à des choses familières comme le chant des grillons ou la soie. A chacune de ces trois espèces correspondrait un dispositif d’élevage et un environnement distincts et appropriés. J’ai trouvé intéressant d’intégrer ces dispositifs d’élevage aux trois types d’espaces dans lesquels les citadins vivent le plus souvent : l’espace public, le bureau et l’espace domestique.

 

Quels sont ces dispositifs ?

En tenant compte des protocoles d’élevage et des besoins spécifiques à chaque espèce, j’ai associé les grillons à l’espace public, les vers de farine au bureau, et les vers à soie à l’espace domestique.
Le dispositif d’élevage de grillons est constitué de plusieurs unités installées à proximité d’une place de marché. Cela permet à l’éleveur de récupérer les fruits et légumes frais, mais abîmés, pour nourrir les grillons et d’assurer leur distribution sur le marché. Dans la partie basse de l’unité, un éclairage à LED assure l’éclairage urbain à la nuit tombée. Le chant des grillons participerait de ce renouveau de la ville, une ville écosystème où les bruits urbains ont été progressivement remplacés par les bruits de la nature.

Les vers de farine sont élevés au sein d’immeubles de bureau et nourris avec le papier d’impression destiné à être jeté. Pour cela, j’ai imaginé que les fabricants ont adapté leur offre en proposant de nouvelles gammes de consommables : un papier fabriqué à partir de cellulose et de sons de céréales ainsi que des encres d’impression végétales pour apporter les nutriments nécessaires au développement de l’espèce. Ce dispositif est un digesteur qui assure la double fonction de broyeur à papier et de dispositif d’élevage. Il permet le recyclage du papier directement au sein de l’entreprise tout en assurant une production alimentaire. Les employés s’occupent de nourrir les vers en venant broyer le papier. Un éleveur assure la récolte et le nettoyage de l’unité. On peut imaginer aussi qu’une partie de la récolte soit  réservée au restaurant de l’entreprise.

Enfin, le dispositif des vers à soie est installé à l’air libre dans l’espace domestique. Ils sont élevés directement sur un tapis vertical de feuilles de mûrier dont ils se nourrissent exclusivement. Le rideau permet un gain de place mais surtout facilite l’élevage puisque les feuilles sont toujours à disposition des vers. Ce dispositif participerait au rafraîchissement de l’espace domestique. Ces rouleaux seraient disponibles auprès d’un éleveur référent qui travaillerait au sein des espaces verts de la ville. Pour pouvoir fournir ces rouleaux, la ville aurait développé des plantations de mûriers qui permettraient aussi de capter les îlots de chaleurs urbains. Ce dispositif présente le double intérêt de produire une denrée alimentaire et une matière transformable, la soie. Cette soie pourrait être utilisée pour confectionner les boyaux des vélos équipant le parc de location de la ville comme les Vélo’V.

 

Pensez-vous que l’entomophagie puisse devenir une pratique courante dans notre société ?
 La prise de conscience des enjeux environnementaux portés par le projet est un premier pas vers l’évolution des comportements alimentaires et notamment vers la consommation d’insectes. Il n’empêche qu’un travail de mise en forme, de design alimentaire de ces protéines d’insectes sera nécessaire. Ce qui rebute, c’est l’insecte dans sa forme naturelle, pas le goût. Là, l’industrie agro-alimentaire a un rôle important à jouer. Le steak est à priori la forme la plus évidente. C’est d’ailleurs bien en proposant des steaks de soja que l’industrie a fait comprendre aux consommateurs qu’il s’agissait de protéines. Il y a un marché énorme même si aujourd’hui les consommateurs ne sont pas encore prêts. Mais la pomme de terre aussi était mal considérée à ses débuts : produit de la terre, elle rebutait et était soupçonnée d’être à l’origine de la lèpre…. Il a fallu tout un travail de familiarisation et de mise en forme pour qu’elle soit acceptée notamment grâce à Antoine Parmentier et, en deux siècles, c’était chose faite. Les français mangent bien des huitres vivantes, des escargots, certaines traditions fromagères utilisent des vers pour la fermentation, les romains consommaient des larves… Tout cela fait partie de notre culture.

 

Donc votre projet n’est pas une simple utopie ?
Non, même s’il reste assez prospectif. Ces dispositifs permettent d’entrevoir des possibles, de se projeter. Ils mettent en lumière la compatibilité évidente entre les insectes comestibles et la ville dense et durable. Outre la production alimentaire, ils répondent chacun à une autre fonction relative à l’environnement dans lequel ils s’insèrent : éclairage urbain, gestion des déchets, rafraichissement de l’espace domestique et plus largement de la ville. Bien qu’ils n’aient pas vocation à être produits demain, leur réalité technique et leur matérialité, en empruntant les codes d’objets courants comme le lampadaire, le broyeur à papiers ou la paroi végétale, réduisent la barrière temporelle qui nous sépare de leur réalisation. Ce projet n’est pas une fin en soi mais se veut un outil de dialogue et de réflexion, de sensibilisation, d’interpellation à destination des acteurs politiques, des collectivités, des designers, des industriels.