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La prospective à la DATAR et sur Territoires 2040

Interview de Stéphane CORDOBES

Portrait de Stéphane Cordobes
Responsable de la prospective et des études au Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET)

<< Un investissement considérable est fait dans le transfert de nos travaux et dans l’accompagnement des utilisateurs… Ce transfert fait partie intégrante du travail, de même que concevoir, élaborer et porter le projet prospectif >>.

Stéphane Cordobes est, depuis 2007, responsable de l’équipe en charge de la prospective, des études, de la veille et des publications scientifiques à la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (DATAR) . Il a conçu et dirige la démarche de prospective nationale « Territoires 2040, aménager le changement ».

Il est également professeur associé au Conservatoire national des arts et métiers, à Paris, où il anime un séminaire de troisième cycle consacré à la prospective des territoires et des réseaux. Nous l’interrogeons sur la prospective à la DATAR et sur Territoires 2040, ainsi que sur les mécanismes qui amènent une réflexion prospective à des résultats et des décisions.

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Date : 22/06/2011

Comment, dans votre parcours, en êtes-vous arrivé à diriger la prospective à la DATAR ?

Mon parcours n’est pas linéaire. J’ai commencé ma vie professionnelle en enseignant la philosophie. J’ai rapidement choisi de changer de domaine d’activité pour travailler dans le conseil, dans une société spécialisée dans la gestion de l’information et la veille, avant d’évoluer vers le conseil en prospective et stratégie. Entre temps, pour compléter ma formation initiale en sciences humaines, j’ai repris les études, pour me former en gestion, puis me spécialiser en prospective et stratégie des organisations, ainsi qu’en intelligence économique et marketing.

Mon recrutement par la DATAR correspondait à une volonté de la direction de l’époque de gérer différemment les activités d’études et de prospective, en tirant en particulier parti des modes de travail, des méthodes et approches que j’avais pu acquérir et pratiquer dans le domaine du conseil privé. Cela passait par une amélioration du processus d’élaboration et de suivi des programmes, mais également devait déboucher sur une amélioration de la valorisation de ces travaux. D’ailleurs, c’est en 2009 que mes responsabilités ont évolué pour inclure la veille et les publications scientifiques et, ce, pour améliorer la gestion du processus complet qui va de la production de connaissances à leur diffusion.

 

La DATAR et l’aménagement du territoire étaient au cœur de la prospective française à la fin des années 60 et au début des années 70, avec des productions qui ont contribué à consolider les méthodes, c'est bien moins le cas aujourd’hui. Pourquoi ?

Je ne partage pas votre point de vue. La manière de penser et de faire de la prospective a changé, de même que le contexte : en 1970, la DATAR et le Commissariat général du Plan étaient les principaux producteurs publics de prospective. L’État occupait alors un rôle central et exerçait une fonction de planification. Aujourd’hui, les acteurs sont multiples et de nombreuses collectivités font de la prospective territoriale. La position de la Délégation au sein même de l’appareil d’État et vis-à-vis des collectivités a changé et, d’un point de vue relatif, elle semble moins présente tout simplement parce qu’elle n’est plus seule dans ce domaine. La montée en puissance des activités de gestion des politiques publiques, françaises et européennes, et la tentation récurrente de faire correspondre la DATAR au standard des administrations centrales a pu aussi diminuer sa capacité d’initiative dont la prospective est partie intégrante.

Pour autant, les ressources financières et humaines sont toujours présentes et s’ajoutent à un capital symbolique et cognitif unique. Autrement dit, la délégation en tant qu’organisation a toujours la capacité à jouer un rôle central en prospective à la seule condition de faire de cette mission une priorité. C’est une question de situation – le besoin de prospective s’inscrit dans une historicité et n’est pas constant – et de personnes – la nécessité d’une convergence entre intention, commande, décision, capacités de proposition, de conception et de mise en œuvre -. Nous trouvons, je crois, cette convergence à l’origine de Territoires 2040, le nouveau programme sur lequel nous travaillons depuis 2009, qui montre, je crois, que la DATAR est toujours, non seulement présente, mais bien leader dans ce domaine.

Pour illustrer l’historicité de l’activité prospective, rappelons le grand passage à vide de la prospective après le premier choc pétrolier de 1973, qui a concerné la DATAR mais aussi l’ensemble des autres utilisateurs dont ceux ministériels. La prospective a alors été rejetée, car jugée incapable d’anticiper une crise majeure et il a fallu attendre la fin des années 80 pour qu’une relance intervienne.

De fait, dans toute organisation, la prospective est une activité difficile à réaliser en continu avec la même intensité : elle connaît des cycles. À la DATAR, Une image de la France en l’an 2000, paru en 1971, le livre blanc du bassin parisien en 1992, Territoires 2020 dans les années 2000, ont marqué leur temps, Territoires 2030 a été moins visible, Territoires 2040 marquera sans doute un autre moment fort de la prospective territoriale… Durant certaines périodes, la prospective à la DATAR se limite à la production d’études et de notes à l’attention du délégué ou du ministre, à d’autres elle est une activité de réseautage avec les universitaires, sans lien avec la décision, à d’autres enfin, plus rares, c’est une démarche collective qui associe des experts, des décideurs territoriaux, des élus. De cette histoire plus ou moins continue, on a tendance à ne retenir que les épisodes les plus marquants…

 

Quelles sont les fonctions de la prospective à la DATAR ?

Une fonction centrale est la production de connaissances sur l’objet « territoires ». Pour cela le lien avec les réseaux scientifiques est essentiel. Le lancement de Territoires 2040 à la fin 2009, a été précédé par un travail d’échange et de rapprochement avec des grands experts français, géographes, politistes, économistes, qui s’intéressent aux territoires, pour nouer avec eux une alliance féconde. Une autre fonction de la prospective à la DATAR est liée à la diffusion des travaux et à la sensibilisation des acteurs territoriaux à l’intérêt de cette ingénierie territoriale. Nous communiquons en tant qu’institution, auprès des élus, des techniciens des collectivités, des universitaires et enseignants, des sociétés de conseil, et des étudiants. Une autre de mes fonctions, en tant que conseiller, consiste à faciliter la prise de décision, par des notes sur des sujets divers où le regard prospectif apporte un plus.

 

Pourquoi est-il si important de travailler avec des scientifiques ?

Il est difficile d’avoir des idées neuves et de répondre à des problèmes actuels sans ouverture sur le monde scientifique. C’est une condition sine qua non pour analyser de manière pertinente l’état de la société et des territoires, et pour trouver des solutions au travers d’autres manières de poser des questions. Nous avons besoin des scientifiques pour toujours mieux connaître, notre objet, le territoire et ses transformations, afin de produire des politiques sur des bases renouvelées. Car l’objectif principal de cette relation aux sciences sociales est bien de produire de la politique publique, pour répondre à de grands enjeux. La prospective fait le lien entre la connaissance et la stratégie, entre la science et la politique.

De manière moins noble, se raccrocher à une posture scientifique est également une manière de tenir la politique, comprenez politicienne, à distance. Parce que c’est scientifique, ce n’est pas politique et les règles du jeu, entre autres en matière de traitement et de diffusion de l’information, voire de conditions de l’échange ne sont pas les mêmes. Changer de champ, c’est aussi s’éloigner du faisceau de contraintes habituelles et retrouver des marges de manœuvre pour réfléchir, dialoguer, énoncer. Bien sûr personne n’est dupe et cela reste politique au sens fondamental du terme. La prospective permet de créer une sorte d’entre-deux, de distance féconde entre les interlocuteurs qui permet de faire émerger justement la ou le politique, au sens arendtien de la notion. Dès lors, on voit bien que ce n’est pas tant la présence des scientifiques qui importe – même si évidemment cela y participe – que de s’inscrire dans une logique de scientificité en associant des acteurs – scientifiques, élus, ingénieurs territoriaux, citoyens… - qui sont de bonne volonté, experts à leur manière du territoire et prêt à travailler ensemble à ces conditions.

 

Une équipe de sept personnes pour un travail aussi ambitieux, cela semble peu…

Nous étions deux en 2007, l’équipe s’est étoffée jusqu’à compter sept personnes en 2011. Le travail ne manque pas. Il faut aussi compter avec les relais hors équipe, en particulier les collaborateurs extérieurs, ainsi que les universitaires et experts qui président les groupes de Territoires 2040. De surcroît, en interne, la prospective est une fonction transversale qui mobilise les collaborateurs des autres équipes sectorielles. À travers la dynamique que nous avons créée, une dizaine de chargés de mission sont devenus très proches et investis, et participent à notre production. Ce dispositif est fragile puisque lié à un investissement de personnes qui, par passion, vont au-delà de ce qui pourrait constituer un service normal ainsi qu’à la capacité que l’on a à mobiliser ou fédérer les énergies. Plus que nous, c’est d’ailleurs le projet prospectif Territoires 2040 en tant que tel qui est fédérateur parce que témoignant d’une dynamique, d’une prise de risque, intellectuelle et politique, qui séduit et donne envie de s’investir.

 

Y a-t-il moyen de qualifier l’influence de votre prospective sur les politiques publiques, les grandes orientations, les décisions ?

Votre question interroge non pas la prospective, car nous savons globalement comment faire, même si la part de recherche et développement est très présent dans Territoires 2040, mais le processus de la décision politique, la manière dont les décisions se prennent, comment est produite une politique, ou son contenu.

Je suis persuadé que dans les travaux de prospective qui ont une forte visibilité et une diffusion importante, une porosité fait passer des idées qui par des chemins plus indirects que directs ont une incidence sur la production de nouvelles politiques. En revanche, le lien direct entre prospective et décision politique est extrêmement difficile à établir. La relation n’est ni unilinéaire, ni simple ; au contraire, elle est complexe, indirecte, discontinue. Dans le meilleur des cas, un travail conséquent se fait, de traduction, transcription, analyse, sélection qui fait qu’entre la production prospective, les préconisations stratégiques, les décisions et la production de politique, le trajet est long et sinueux. On le sait, une des faiblesses de la prospective réside dans ce passage à la réalisation stratégique. Cette difficulté est malheureusement structurelle et l’amélioration des méthodes et des savoir-faire en matière de prospective ne sont pas, tant s'en faut, les seuls éléments déterminants à prendre en compte si l’on veut améliorer l’efficience de ce passage.

 

Rentrons si vous le voulez bien dans ces processus de décision. Quels seraient les cheminements qui amènent une activité à dimension prospective à un résultat, à un impact, sur des décisions, ou des réalisations, ou des projets ?

Ce sont souvent des chemins détournés. À titre d’exemple, un exercice de prospective porté par l’État, comme celui réalisé par la DATAR sur l’avenir des espaces périurbains en France, a eu une faible réception au niveau central, mais semble avoir reçu un accueil beaucoup plus favorable et utilitaire au niveau local, par les services déconcentrés de l’État ou les collectivités. Dans ce cas, l’utilisateur final n’est pas celui qui assure le portage. Cela renvoie à un changement majeur entre les années 60-70, où l’État était l’opérateur unique de l’aménagement du territoire, et la période actuelle, où cet aménagement est le fait d’un ensemble d’acteurs, collectivités et acteurs privés. Dès lors il faut accepter le principe qu’entre la réalisation de travaux prospectifs et leur actionnabilité, les voies sont parfois impénétrables même lorsque l’on en imprégné de l’esprit tant de la prospective que de la politique.

Ainsi la prospective et Territoires 2040 doit permettre à la DATAR de construire des politiques, mais elle peut également donner lieu à des actions portées, le cas échéant conçues, par différents acteurs – des autres ministères dans la logique d’interministérialité aux différentes collectivités, voire plus généralement à l’ensemble des opérateurs de l’aménagement –, au-delà même de ce que pourrait souhaiter ou vouloir mettre en œuvre la Délégation. Autrement dit, l’appropriation de ces travaux et leur actionnabilité intéressent la DATAR et l’État, mais dépassent cette sphère pour irriguer l’ensemble des acteurs territoriaux qui y trouveraient un intérêt.

Pour que ces éléments soient appropriés, un investissement considérable est fait dans le transfert de nos travaux et dans l’accompagnement des utilisateurs. Peu importe que ce transfert passe par l’élaboration de notes confidentielles, par des conférences, de l’enseignement, du lobbying, des rencontres, des ateliers sur le terrain, par la participation à des débats… Ce transfert fait partie intégrante du travail, de même que concevoir, élaborer et porter le projet prospectif. Nous sommes loin de l’image d’une prospective dans sa tour d’ivoire, qui ne se soucierait pas du devenir de ce qu’elle produit !

Si aujourd’hui nous voulons faire vivre une prospective pragmatique, qui débouche sur de la décision et de l’action publique, il faut non seulement produire, mais aussi se tenir prêt à saisir des opportunités, les susciter le cas échéant, être volontariste, presque engagé ; nous devons être persuadés qu’en oeuvrant sur un thème, nous apporterons une réponse qui, un jour, pourra être entendue et permettra d’agir en réponse à un enjeu. Il faut donc raisonner à long terme - ce qui est la moindre des choses lorsque l’on prétend faire de la prospective - mais également être opportuniste pour ne pas manquer le moment, pas si fréquent ou le message prospectif deviendra performatif tout simplement parce qu’il pourra être entendu par les bonnes personnes au bon moment, autrement dit lorsque celles-ci ont en besoin pour une raison ou une autre.

 

Est-ce que cela traduit une manière nouvelle d’envisager la prospective ?

Je le pense. Est-il plus intelligent de réinvestir une partie de nos ressources dans le transfert qui doit s’opérer entre la production et la décision, ou au contraire s’arcbouter sur une production robuste, en pensant que plus elle est robuste, plus nous serons écoutés ? Il est illusoire de croire que la robustesse d’un travail suffit à assurer le fait qu’il soit entendu et utilisé. La robustesse et le sérieux sont des conditions nécessaires. Avoir la capacité d’apporter une réponse au moment où la question se pose ou peut être entendue forment la condition suffisante.

Longtemps, la prospective s’est concentrée sur la production d’outils, souvent compliqués, qui demandent du temps et des moyens importants. Or, le gain associé à un travail prospectif ne s’obtient pas forcément à des travers des méthodes très élaborées. À quoi servent ces méthodes, si le travail réalisé n’engendre pas de meilleures décisions, si l’on est incapable de produire de l’action ?

Plus de 50 ans après la mort du fondateur de la prospective Gaston Berger, je comprends en vous écoutant qu’elle se bat toujours pour avoir sa place, pour que ses capacités soient utilisées… Cela semble incroyable, non ?

Non, parce qu’il est possible de penser le futur sans faire de prospective, et que cette discipline s’insère dans un jeu concurrentiel avec d’autres approches qui ont leur propre légitimité. Finalement, pour un élu, peu importe que ce soit la prospective qui soit mobilisée, ou la veille, ou le benchmarcking ou l’intelligence territoriale…, ce qui l’intéresse est, en schématisant, de pouvoir prendre des décisions lorsque cela est indispensable avec le plus de pertinence et d’efficacité possible.

Territoires 2040 est intéressant de ce point de vue. Depuis 2007, pas moins de trois ministres (Hubert Falco, Michel Mercier Bruno Le Maire) et de trois Délégués (Pierre Mirabaud, Pierre Dartout et Emmanuel Berthier) se sont succédés à la tête du portefeuille de l’aménagement du territoire et de la DATAR, et ont marqué leur intérêt pour la prospective et le déploiement du programme. C’est un bel exemple de continuité de l’action de l’État. Leur attitude allait de la sollicitation et du soutien ferme à l’intérêt distancié en passant par la prudence bienveillante. Autrement dit, la prospective intéresse, répond ou suscite une attente en même temps qu’elle provoque une certaine réserve emprunte de bonhomie et/ou de méfiance. Finalement on est prêt à miser parce que la mise n’est pas trop importante, le risque s’il est bien maîtrisé est finalement assez réduit et que le gain, dans une période difficile ou la moindre idée ou piste de solution doit être saisie, peut-être grand.

C’est d’ailleurs au fond plutôt rassurant parce que cela laisse supposer que les messagers quasi messianiques ont vécu et que tout le monde a conscience que La solution qui surgirait ex nihilo n’existe pas. Les solutions sont à construire collectivement. Les prospectivistes peuvent y pourvoir et on leur en laisse au niveau territorial sans doute plus que jamais l’occasion : à eux de saisir cette opportunité et de faire leur preuve. Mais il ne faut pas se leurrer, la respectabilité et la reconnaissance de la prospective ne seront jamais définitivement acquises et constituent en soi un projet sans fin qu’il faut appréhender de la sorte.

 

L’équipe prospective de la DATAR travaille-t-elle dans des logiques de commande, ou d’auto saisine ?

La démarche Territoires 2040 s’inscrit dans une commande et dans un calendrier politique, qui intègre les élections présidentielles de 2012, le futur programme européen de 2014, etc. Mais nous ne pouvons pas nous situer seulement dans une logique de commande. Il nous faut anticiper la commande, car le temps de la production est long, celui de la décision est court, et qu’entre les temporalités de la réflexion et du fonctionnement politique, il y a un abyme bien connu.

La commande politique obéit à des rythmes très courts, qui se comptent en jours, au mieux en semaines, alors que la prospective se pense en mois. Nous devons donc capitaliser en amont, pour anticiper les questions qui nous seront posées - c’est une forme de pari -, et pouvoir y répondre, au moment opportun. Bref, nous devons nous tenir prêts, utiliser au mieux ce dont nous disposons. Mais cela conduit aussi souvent à des autosaisines à but anticipatoire. Aujourd’hui par exemple nous réfléchissons sur le paysage sans commande particulière, mais parce que nous pressentons de manière raisonnée que cet objet sera demain au cœur de nos interrogations.

 

Alors que la décentralisation est un processus engagé depuis trente ans, que les collectivités territoriales ont des capacités importantes à penser et réaliser leurs projets est-il indispensable que subsiste un lieu au niveau de l’État pour produite une prospective des territoires, comme la DATAR ?

Les collectivités ont acquis une légitimité institutionnelle, des capacités techniques, d’ingénierie et financières, à produire de la prospective et de la stratégie, parfois supérieures à celle de l’État. Doit-on pour autant en conclure qu’elles pourraient se passer de l’État pour penser et construire leur avenir ? Ajoutons à cela que les politiques d’aménagement ne sont plus seulement l’affaire de l’État, mais sont partenariales et associent les acteurs publics et privés ; l’État n’est non seulement plus le grand planificateur qu’il fut, mais il a parfois du mal à être le stratège qu’il aimerait être : de ce point de vue, et même si ces modalités constituent par ailleurs une forme de progrès, la généralisation de l’appel à projet pour nourrir les grandes politiques d’aménagement actuelles n’est pas sans interroger ou, en tout cas, devrait interroger. Il ne s’agit pas de remettre en cause tout l’intérêt du bottom up mais de s’interroger sur les raisons de la conversion soudaine de grands commis de l’État jusque-là plutôt culturellement porté sur le top down.

Pour autant, une vision nationale de l’aménagement du territoire me semble nécessaire et ce pour, au moins trois raisons : chaque collectivité pense à son échelle, et entre collectivités, les relations peuvent être placées sous le signe de la franche collaboration comme être dominées par une âpre concurrence. L’Etat doit assurer cohérence et cohésion entre les différences échelles. Il doit aussi assurer la subsidiarité là où les collectivités n’auraient pas les moyens d’assurer leur compétence stratégique. Enfin, et c’est un rôle qui, de mon point de vue, deviendra de plus en plus prégnant, il devra être capable d’imposer des choix, des mesures qui relèvent de l’intérêt général : un peu l’esprit des OIN (Opération d’intérêt national), mais sur des objets bien plus variés, liés, par exemple, à l’environnement, l’énergie, à la gestion de l’espace, à l’urbanisme, qui nécessitent à la fois une expertise très pointue et ne peuvent être réglées à l’échelle locale parce que le jeu d’acteurs ne le permet pas.

Autrement dit, et c’est très banal, il n’y a pas d’autres solutions que de mettre en place des politiques d’échelles qui associent l’ensemble des acteurs concernés et pertinents autour de la table, au premier rang desquels les collectivités du niveau national au local. Ce n’est évidemment pas valable qu’en matière de prospective et de stratégie, mais ça l’est à minima pour cette fonction.

 

Quelles sont les implications ce nouveau contexte sur la prospective ?

Tout cela a des implications sur la manière de réaliser la prospective à la DATAR. Avec Territoires 2040, ce n’est plus l’État qui impose une stratégie unique, qui viendrait en concurrence avec celle des territoires, c’est une prospective qui à la fois éclaire les décisions de l’État, et vient « en complément de… », complète, enrichit les analyses menées localement, en apportant une perspective autre. Il faut à la fois penser un territoire et ses problématiques, et à la fois comprendre des logiques spatiales, réticulaires…, à l’échelle nationale voire internationale et, assurément interterritoriale.

Au-delà de la complémentarité, il ne faut pas oublier la subsidiarité, et considérer que ces analyses pourraient aussi être utiles à des territoires qui ne disposent de moyens en termes de prospective. Par exemple, si nous sommes capables de penser la montée en puissance de l’économie résidentielle, il est certain que des territoires confrontés à cet enjeu, mais dépourvus de nos capacités d’expertise, seront demandeurs et utilisateurs de cette analyse.

Plus fondamentalement, les échanges avec l’expertise locale sont constructifs pour la DATAR, comme ils le sont pour les collectivités. Ils nous permettent d’enrichir nos questionnements, d’affiner et vérifier de manière empirique nos hypothèses, car, sans cet échange il manquera à notre réflexion nationale cette dimension territorialisée, j’irais jusqu’à dire, il nous manquera le terrain, son ambiance, la dimension vécue et émotionnelle. Aujourd’hui, plus de 50 collectivités et acteurs territoriaux ont demandé à croiser nos problématiques avec les leurs, car ils perçoivent les complémentarités. Cette attente nous réjouit, car c’est un indicateur de réussite.

 

Parlez-moi du nouveau programme de prospective de la DATAR, Territoires 2040, lancé officiellement en octobre 2009 : en quoi consiste-t-il ?

Territoires 2040 s’inscrit dans la tradition de la DATAR en matière de prospective tout en s’en démarquant. Le programme a pour but d'appréhender la réalité territoriale dans toute sa complexité, en identifiant les enjeux cruciaux, et proposer une vision du territoire français de demain, avec à la clé la mise en place de nouvelles politiques. Le premier volet de ce programme, se déroule sur une durée de deux ans environ, avec trois grandes étapes, la première d’exploration prospective, la deuxième d’identification et de consolidation d’enjeux, la troisième de préconisations stratégiques.

Pour couvrir la variété des situations territoriales, Territoires 2040 s’intéresse à des espaces fonctionnels, configurations formées de lieux, de territoires, de réseaux et d’acteurs, dont les composantes concourent à une même logique dominante: il s’agit des espaces métropolitains dans la mondialisation, des systèmes métropolitains intégrés levier de développement régional, des portes d’entrées de la France et des systèmes de flux, des espaces de la dynamique industrielle, des villes intermédiaires dans leur espace de proximité, des espaces à base économique résidentielle et touristique, des espaces de faible densité. Nous cherchons à qualifier ces espaces, qui se transforment à travers des processus. Nous travaillons sur la grammaire composée de ces processus, qui transforment la réalité territoriale.

La démarche a fait intervenir près de 300 experts dans son premier moment. La plus grande partie d’entre eux étaient regroupés au sein de groupes de travail, constitués de 20 à 25 membres (universitaires, acteurs territoriaux, etc.), qui prenaient en charge les différents systèmes spatiaux. Avec l’approfondissement des enjeux, ce sont plus deux cents acteurs territoriaux supplémentaires qui sont mobilisés, au travers d’un questionnaire de consultation préparatoire et d’une série de 7 ateliers d’une journée organisés à Paris.

 

Où est la rupture dans la manière de faire de la prospective ?

La rupture est sur les postulats : premièrement, nous réaffirmons la dimension stratégique de la prospective, dont le premier objectif est de construire des politiques publiques. La DATAR a la particularité d’être à la fois dans la réflexion, le développement et le portage de politiques. Territoires 2040 a cette vocation de déboucher sur l’élaboration de nouvelles politiques publiques, qui pourraient être éligibles à un financement européen en 2014. C’est une des dimensions de la commande politique.

Deuxièmement, elle affirme qu’il ne peut y avoir de travail constructif entre la sphère politique et la sphère universitaire qu’à travers un mutuel respect. Cela ne va pas de soi, la défiance entre ces univers est structurelle, il faut sans cesse l’avoir en tête et trouver des compromis satisfaisants pour les deux parties. Dans Territoires 2040, nous avons pris un engagement fort : les experts, scientifiques ou autres, parlent en tant qu’experts, nous les écoutons sans déformer, trahir, ou instrumentaliser leurs propos, et les publions sans intervenir sur les contenus, ce qui en prospective n’est pas toujours la règle. À nous ensuite d’utiliser au mieux ces travaux pour produire de la politique.

Troisièmement, elle affirme que la pensée de l’aménagement du territoire n’est pas l’affaire de la seule DATAR et de l’État : c’est la reconnaissance pleine et entière que les territoires sont construits avec des acteurs multiples, publics et privés, tous légitimes.

Quatrièmement, nous mettons au cœur de la réflexion prospective la notion de distance et d’espace, tel qu’elles sont appréhendées dans les théories géographiques les plus contemporaines, portées par Jacques Levi, Michel Lussault, etc. C’est une rupture épistémologique majeure qui n’est d’ailleurs pas sans poser problème : après 40 ans de prospective territoriale, passer à une prospective des espaces nécessite de changer de concepts, de codes, de repères, de représentations, en résumé de paradigme… De ce point de vue, Territoires 2040 est aussi une entreprise de reconstruction qui comprend une dimension importante de recherche et développement, avec la part de risque qui l’accompagne.

 

Reconnaître que les territoires sont construits par des acteurs multiples semble guère révolutionnaire, la décentralisation remonte au début des années 80 …

La relation de l’État avec les collectivités territoriales obéit à un jeu d’équilibre qui est sans cesse réajusté, à travers les négociations sur les compétences, les financements, etc. Sans être révolutionnaire, la posture adoptée dans Territoires 2040 est non seulement la reconnaissance, mais aussi l’affirmation de ce partage des responsabilités, accompagné de la volonté – qui ne me semble pas toujours la chose la mieux partagée du monde – de travailler ensemble. Volonté qui se traduit dans la manière même de faire de la prospective puisque les productions de la DATAR se veulent à la fois complémentaires et utiles à celles issues des autres collectivités et que ces dernières sont indispensables pour consolider et finaliser celles de la DATAR. Nous posons au travers de Territoires 2040 que la prospective menée à la DATAR, avec ses déclinaisons stratégiques, concerne l’État comme les collectivités locales, au sens où des politiques qui en résulteraient pourraient être portées par ces différentes collectivités, voire associer d’autres opérateurs territoriaux publics ou privés.

Mais la vraie révolution est sans doute dans le quatrième point et la définition de l’objet prospectif lui-même : nous ne pouvons plus nous contenter du concept de « territoire » tel qu’il a été forgé et pensé dans les années 80, pour comprendre la réalité d’aujourd’hui. Il nous faut utiliser d’autres concepts, et notamment abandonner, comme catégorie centrale, celle du territoire au bénéfice de celle d’espace, dont le territoire n’est qu’une des modalités.

 

Je comprends mal le changement…

L’espace est constitué de différents éléments, dont les territoires (objets construits par des acteurs, définis par une continuité, une proximité et des limites), les lieux (espaces géographiques où la distance est abolie), et les réseaux qui obéissent aux principes de discontinuité, de connexité. À l’image de ce que les philosophes modernes ont longtemps pensé de la substance qui, selon eux, devait se penser à la fois au travers des attributs de l’étendue et de la pensée, lesquels sont régis par des règles différentes, nous pensons que l‘espace s’organise et se construit selon deux logiques très différentes : la topographique, bien connue parce qu’elle est au fondement de toute notre appréhension des territoires, développée depuis les années 70-80 ; la topographique qui elle est moins connue et prend une importance considérable depuis les années 90-2000 avec l’avènement des réseaux que, par exemple, Manuel Castells, a décrit. Traditionnellement, la DATAR pense la réalité territoriale à partir des deux premières catégories, lieux et territoires. Elle n’a longtemps abordé les réseaux que sous l’angle très traditionnel des infrastructures de transport d’abord, numériques ensuite. La compréhension en profondeur de ce que change l’avènement des réseaux dans notre rapport à l’espace tel qu’il est vécu ou tel qu’il fonde nos politiques en particulier d’aménagement est encore à inventer.

Prenons l’exemple des pôles de compétitivité, politique d’aménagement du territoire mise en place par la DATAR et la DGCIS. Dans les premières cartographies des pôles, on faisait figurer un lieu, où le siège du pôle était installé, ainsi qu’un zonage pour localiser les acteurs du pôle. L’ensemble formait un territoire. Mais nous avons été obligés d’admettre, en portant de l’attention aux acteurs, que les dimensions de continuité et de proximité y sont parfois faibles. L’intérêt des pôles de compétitivité est justement d’avoir réuni autour d’un même lieu, autour des problématiques communes, dans des logiques non seulement de coprésence, mais aussi de cospatialité, des acteurs eux-mêmes dispersés en France, en Europe et dans le monde. Autrement dit, ces acteurs forment et fonctionnent plus selon la logique de réseaux que de territoire. Cette logique réticulaire, cette pensée de la discontinuité sont parfois difficiles à accepter, plus encore à être appropriée quand notre système de représentation a longtemps reposé sur le territoire, la continuité, la proximité.

Si Territoires 2040 arrivait à faire changer le mode d’appréhension de la réalité spatiale, il serait d’une utilité certaine car ce « simple » changement de cadre de référence modifie radicalement la manière de poser les questions et donc ouvre la voie vers d’autres solutions. Il sous-entend en particulier que l’espace, loin d’être la simple étendue physique neutre, support de nos actions, que l’on se plait à imaginer, est un construit qu’il faut prendre en compte pour penser la société d’aujourd’hui et bâtir celle de demain.

 

Dans la prospective aujourd’hui, dans les outils, techniques, capteurs, acteurs impliqués, dispositifs, qu’est-ce qui vous semble intéressant ?

Les collectivités territoriales ont réinterprété les objectifs et les méthodes de la prospective en fonction de leurs propres compétences, apportant à la prospective une autre dimension. Les exercices de prospective qui duraient 2-3 ans ont de moins en moins cours ; des méthodes plus légères, plus opérationnelles sont utilisées. Nous assistons à un foisonnement d’expériences, la prospective n’est jamais allée aussi loin par exemple dans la création d’outils pour travailler les représentations, entre autres à travers les méthodes d’animation d’ateliers ; elle n’a jamais été aussi innovante dans la manière de concevoir les démarches ; elle s’enrichit de nouvelles modalités issues là des concours d’architecture, ailleurs, des méthodes de créativité... le changement générationnel qui est en train d’opérer parmi les prospectivistes contribue sans doute aussi à cette évolution.

 

Pouvez-vous préciser où se situent les enjeux pour la prospective concernant les représentations ?

Ils se situent à plusieurs niveaux, ce qui renvoie à différents sens du terme représentation. La prospective elle-même repose sur des représentations psychosociales, des schèmes cognitifs, mais elle exige de les déconstruire, par un travail de décalage, de remise en cause, pour en construire de nouvelles, plus adaptées aux réalités émergentes. Ce jeu est au cœur de la pratique de la prospective, et on peut se féliciter de la diversification des méthodes qui favorisent la créativité, l’expression, le décalage de la pensée…

Sur un autre plan, à la DATAR, nous cherchons à innover en matière de représentation des réalités et des dynamiques territoriales. L’enjeu est important. Je m’explique : une carte n’est pas seulement une sorte de copie du territoire, elle fait territoire ; les territoires ont été, en partie, construits à travers les images que l’on s’en donnait. Or, beaucoup de démarches de prospective territoriale ne comportent pas de carte ou d’image, dans la phase exploratoire comme dans celle de planification, car cela ne fait pas partie de la boîte à outils prospective.

À un troisième niveau, l’image est support de réflexion : penser au travers du texte, penser au travers de l’image sont deux modes très différents. Pour nous, produire de l’image est complémentaire à la production de textes. Dans les exercices de la DATAR, il est symptomatique que les gens se souviennent autant sinon plus des cartes que des textes. Cette dimension a longtemps été sous-estimée et nos capacités à représenter se révèlent aujourd’hui sous-dimensionnées au regard de nos besoins. Nous aimerions mieux représenter les mobilités, les flux, les phénomènes réticulaires… Pour réaliser les images dynamiques et 3D dont nous rêvons, il faudrait investir dans les outils informatiques de modélisation et de représentation. C’est un de messages qui ressort de l’exercice en cours.

 

La prospective est traditionnellement une prospective de consensus, voire même une machine à produire du consensus… Quelle est la place du consensus et de la controverse dans votre prospective ?

Dans Territoires 2040, nous tentons de fabriquer du consensus, mais là n’est pas le plus important. Est-on d’ailleurs encore dans la prospective quand la vision du futur est consensuelle ? En revanche, nous avons assurément besoin de compromis et de mobilisation pour permettre l’action. Nous travaillons sur un ensemble d’éléments en tension, qu’il nous faut analyser pour nourrir la controverse et, in fine, pour dépasser cette controverse. Nous estimons que la controverse traduit soit une problématique émergente, qu’il faut traiter, soit une mauvaise manière de poser les questions. Nous pouvons informer la controverse, ce qui la fait disparaître, et parvenir à du consensus ; nous pouvons aussi déplacer la question pour entrer dans une zone de débat suffisamment apaisée, de manière à apporter des réponses. Nous pouvons même aller plus loin, et tenter d’approfondir des controverses, ou d’en imaginer, parce qu’à travers leur exploration nous percevrons des problématiques émergentes, des signaux faibles, ou de bonnes questions.

 

Ces controverses ont-elles une dimension idéologique ?

Fondamentalement l’idéologie est partout. Se référer à un paradigme, utiliser des concepts, adhérer à des représentations, c’est faire corps avec l’idéologique. Pratiquement, il est difficile de faire de la prospective sans heurts idéologiques. Quand vous abordez la question des flux en mettant en présence des ingénieurs des Ponts et chaussées et des géographes, la dimension idéologique devient quasi palpable. On retrouve cela aussi autour de la controverse nature-développement entre des environnementalistes d’un côté qui considèrent que la nature doit être préservée, voire sanctuarisée, et des aménageurs de l’autre qui tendent à toujours considérer la nature comme ressource.

La question n’est pas de vouloir se débarrasser des idéologies, ce qui serait parfaitement impossible, mais de faire converger, de trouver des ponts, des liens, de forger un langage suffisamment partagé pour que l’échange se fasse et que le dépassement des oppositions s’opère. Ce dépassement prend d’ailleurs plutôt la forme d’un nouveau questionnement, enrichi des différences initiales, plutôt que d’une sorte de synthèse, de compromis mous entre des positions arrêtées. À titre d’exemple, une des sorties de la controverse nature-développement a été d’ouvrir ce nouveau questionnement : « quels services le territoire rend-il à la nature ? ». En appréhendant la nature comme un acteur et non plus comme support, nous dépassons la dimension moralisante qui très souvent stérilise les débats.

 

Vous avez parlé de souplesse, considérant qu’il est préférable de ne pas s’arcbouter de manière dogmatique sur des méthodologies. Que vouliez-vous dire ?

Une démarche de prospective s’inscrit toujours dans une situation territoriale et politique qui la rend possible. Elle correspond à une intention et se traduit par l’élaboration d’un projet. Ensuite, il faut nécessairement adapter le projet à une situation qui évolue sans cesse au gré des rétroactions qui ont lieu : le projet fait évoluer la situation, il fait aussi évoluer l’intention, et du coup le projet doit être adapté. Dans la pratique prospective, c’est un élément très important, je pourrais écrire un roman sur ce thème ! Quant un arbitrage négatif est rendu au niveau ministériel sur l’organisation d’une consultation sur le terrain des acteurs locaux, alors que celle-ci était prévue à l’origine du projet et que vous êtes persuadés que l’association de ces acteurs est essentielle dans l’économie de la réflexion, vous n’avez pas d’autres choix que d’inventer une autre voie, de mettre en place une autre organisation, qui concilie les deux impératifs, politiques d’un côté, cognitif de l’autre. Toutes les démarches de prospective connaissent des moments de tension de ce type, comprennent des inflexions comparables du processus de production.

Ces situations sont très intéressantes aussi parce qu’elles interrogent la posture même du prospectiviste, qui en tant que maître des méthodes a parfois tendance à considérer que, s’il n’est pas en mesure de les appliquer avec une rigueur absolue, il est préférable de renoncer. Dans la réalité de la pratique prospective des organisations, et notamment dans les institutions politiques, le jeu doit être de fait plus subtil, car si l’on désire aller au bout des démarches, il faut faire preuve certes d’obstination, mais aussi de souplesse, de créativité méthodologique, avec parfois des actes de contournement, de mesures d’indirection. Sans cette souplesse et cette créativité, les démarches, en général, et Territoires 2040 en particulier, ne sauraient arriver à leur terme…

 

À travers vos propos, je comprends qu’il ne suffit pas d’avoir une commande pour qu’une réflexion prospective aboutisse et soit utilisée…

Le lien avec les lieux de commande et de décision se construit et s’entretient dans la durée. Une commande ne suffit pas, il faut de la compréhension, de la bonne volonté, de la souplesse et, plus que tout, de la confiance. La complexité de ce champ social est telle que l’univers de contraintes rencontrées est important. Il peut-être pesant, mais est toujours intéressant, en tout cas des points de vue de la sociologie des organisations et de l’ingénierie de projet prospectif. Faire de la décision publique le but de la prospective ne peut pas être une option, sinon la tentation de renoncer à un tel aboutissement est grande. Combien de démarches finissent, quant elles n’ont pas déjà commencé ainsi, en étant déconnectées du pouvoir ? À quoi servent-elles ? Ce lien, aussi ténu, fragile et compliqué soit-il, je le répète, n’est pas une option, mais est consubstantiel de la prospective. Le politique peut être sensible à nos travaux pour de multiples raisons que nous devons savoir saisir.

Si un élu estime que la prospective est profitable pour communiquer, faisons-en aussi un instrument de communication ; si un autre perçoit dans la réflexion un moyen de préparer des échéances électorales, appuyons-nous sur cette attente. Mais profitons-en pour ne pas faire que cela, anticiper et préparer les autres besoins qui surviendront plus tard. Il ne s’agit évidemment pas de transiger avec certaines des exigences dont nous avons déjà parlé en termes de transparence, de robustesse, etc. En fait, il faut, en plus de la satisfaction de ces exigences, trouver les leviers qui rendent, si ce n’est indispensable, la fonction prospective, utile. Ce qui nécessite par exemple de trouver un équilibre entre le court, le moyen et le long terme dont nous parlions en début d’entretien. Travailler à long terme et sur le long terme à la construction des espaces sociétaux ne saurait être incompatible avec la satisfaction à court terme des attentes de ceux qui par leurs décisions justement les construisent. Au prospectiviste de trouver le juste équilibre entre cette efficacité, son souci de robustesse cognitive et le respect d’une déontologie encore suffisamment implicite pour laisser à l’éthique individuelle une large part.