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Lyon face à son histoire

Interview de Philippe DUJARDIN

Politologue, chercheur au CNRS

<< Voilà trois motifs, religieux, politique et technique, qui attestent de la difficulté de Lyon à assumer son passé >>.

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Date : 02/02/2010

ORIGINES

 

On répète souvent que Lyon est une ville qui a du mal à se définir autrement que par ce qu’elle n’est pas. Ni du Nord ni du Sud, sans université ni aristocratie, etc. Pourquoi cette difficulté à dire ce qu’elle est ? Est-ce que cela correspond à une réalité géopolitique ou cela tient-il à un « refoulé » de la ville ?

Dès la chute de l’Empire romain, la ville perd sa position éminente de « moyeu » entre l’Italie, la Gaule belge, la Gaule narbonnaise et la Gaule aquitaine. Elle se trouve alors dans une position très différente de ce que l’imaginaire commun se plait à ressasser pour se trouver à la marge, voire dans une sorte de « nulle part ». Certes, elle demeure bien située, comme le dit Fernand Braudel, sur le « méridien faste » qui relie mer Méditerranée et mer Baltique, mais elle se retrouve dans une position excentrique : aux confins des terres du Saint-Empire et hors des terres du royaume de France. Ce moment dit des « âges sombres », qui court du 4e siècle au 9e siècle, est celui où la ville passe d’une position éminente à une position mineure et marginale. Cependant, comme l’observe le médiéviste Michel Rubellin, cette période est aussi celle où Lyon affiche à nouveau son potentiel de place commerciale, dès lors que les conditions de circulation redeviennent plus sûres. Lyon est notamment reconnue comme une place importante du trafic d’esclaves… alors contrôlé par la communauté juive de la ville. Et c’est à partir du 9e siècle que réapparait la possibilité d’une formation intellectuelle à Lyon, au moment de la renaissance carolingienne.

Il faut attendre le 12e siècle pour que Lyon retrouve une place dans un jeu politico-diplomatique international, notamment en accueillant plusieurs conciles (1245 et 1274) ainsi que les cérémonies du couronnement du pape Clément V. Mais ce n’est qu’au départ du 14e siècle, après que la ville aura été rattachée au royaume de France, que se stabilise la relation entre la bourgeoisie locale, les chanoines de la primatiale Saint-Jean et l’archevêque, ainsi que la relation entre la ville et le monarque français : Philippe Le Bel n’accorde-t-il pas le titre de comtes aux remuants chanoines de la primatiale en 1307, en contrepartie de l’allégeance qu’ils lui prêtent ? Lyon devient alors une ville frontière du royaume de France en attendant de devenir sa principale place commerciale et financière. Cette position géographique lui sera très favorable au moment de la Renaissance, comme ville-relais de la cour de France, lors des guerres d’Italie, mais aussi comme plaque tournante des hommes, des idées nouvelles et des œuvres imprimées circulant entre les Pays-Bas, la Suisse, l’Italie, La France.

 

LE FAIT RELIGIEUX

 

La prégnance du fait religieux est indéniable à Lyon et constitue un fait identitaire majeur. Pourquoi n’est-il pas d’avantage mis en avant ?

Rien n’empêche, a priori, de valoriser le passé religieux de la ville, mais il est vrai que notre modernité intellectuelle et politique trouve ses sources dans la Réforme protestante, dans la philosophie des Lumières, dans la très violente rupture de la Révolution française. L’anticléricalisme vigoureux qu’ont inspiré ces différentes écoles, les valeurs laïques promues dans le fil de la discontinuité révolutionnaire ont mis Lyon en porte à faux au regard de son passé religieux. Or mettre dix-huit siècles de son histoire sous le boisseau est une perte douloureuse qui opère une rupture très dommageable dans la représentation de soi. D’une certaine manière, on pourrait dire qu’on est dans un   refoulé » : même si j’arrive à nommer ce passé, je ne peux pas l’honorer dignement.

 

TRAUMATISME IDENTITAIRE

 

Il y aurait dans cette ville un traumatisme identitaire ?

En tout cas, un problème identitaire sérieux. Mais le problème déborde la place et l’histoire de Lyon. Quand, en janvier 1793, on tranche la tête du roi, on ne tranche pas seulement dans la chair d’un individu, on tranche dans le temps. On découpe le temps en un passé néfaste et un présent-futur supposé faste. La compulsion commémorative française est, à mes yeux, le symptôme d’une tentative sans cesse reprise de recomposer un rapport au temps qui opère à l’inverse de cette « découpe ». Le 14 juillet 1789 est sans doute la date inaugurale d’un nouvel espace public qui est devenu celui de la République française. Mais cette date n’est pas la date inaugurale d’une culture qui doit autant à César qu’à Clovis, à Thomas d’Aquin qu’à Voltaire, à Bossuet qu’à Condorcet ! C’est dans ce contexte général d’impossibilité d’assumer le sens positif du terme « tradition » qui signifie, originellement, « transmission » et non « conservation », qu’il faut placer la « question » lyonnaise. « Question » dont on a pu saisir certains attendus dans la période du bicentenaire de la Révolution. En 1989, Lyon s’est trouvée dans l’impossibilité de commémorer activement la Révolution. Ce que la France réussissait à honorer – les droits de l’homme, mais parvenait aussi à désigner – la violence révolutionnaire, Lyon n’a pu le faire. Lyon n’a pu ou voulu le faire en raison de la mémoire du siège et des massacres de 1793.

Dès lors, Lyon apparaît deux fois coupée de son passé. Une première fois de son long passé religieux, qui lui valait d’avoir un rite liturgique propre, distinct du rite romain, qui l’a fait qualifier de « petite Rome » ; et une deuxième fois de son passé politique, puisque la Révolution a été vécue sur le mode d’une double guerre civile, lyonno-lyonnaise puis franco-lyonnaise, générant ce que j’ai nommé « la mémoire blessée » de Lyon. Ce n’est pas le Liban, peut-être… mais ça fait mal ! Ce qui fait mal c’est de ne pouvoir se réclamer aisément ni du lignage lointain, religieux, ni du lignage proche, politique.

Enfin, il faut relever la difficulté qu’a Lyon d’honorer le passé de ses propres savoir-faire. Longtemps, en effet, les arts dits mécaniques, si présents ici, ont été tenus pour « vils » quand Paris concentrait les activités dites « nobles », celles des arts « libéraux », soit ceux de la spéculation intellectuelle, et les arts qui seront nommés « beaux-arts », mis au service de la grandeur du Prince. Lyon entretient avec la pratique des arts mécaniques un rapport ambigu : la manufacture de la soie et des velours, qui assure la prospérité de la ville, repose sur un marché du luxe attaché aux besoins de l’aristocratie et de la monarchie. Lyon a donc construit sa prospérité dans la dépendance d’un système de pouvoir qui n’était pas le sien et de valeurs qu’elle ne partageait pas, voire qu’elle récusait.

Voilà trois motifs, religieux, politique et technique, qui attestent de la difficulté de Lyon à assumer le passé.

 

ECRIRE L'HISTOIRE

 

Que peut-on faire pour « réparer » ?

Mettre en mots. Nommer et se réapproprier l’histoire, reconstruire les lignages. C’est ce que Nantes, par exemple, est en train de faire en préparant le mémorial des luttes pour l’abolition de l’esclavage. Abolition qui vient, bien évidemment, à l’aval du commerce triangulaire des esclaves dont Nantes a été l’épicentre ! En 1989, nous avons tenté, sous la forme d’un parcours-spectacle, de fournir un « accès », au moins symbolique, à la Chapelle des Brotteaux, dans la crypte de laquelle sont déposés les ossements des fusillés de 1793 : on ne peut pas dire que cela ait été une réussite, du point de vue de la fréquentation publique du moins, et conduit à une meilleure connaissance et une meilleure appropriation de l’histoire lyonnaise…

Mais il est tout aussi surprenant, à mes yeux, que cette ville ait quasiment effacé le souvenir d’un illustre Père jésuite, tel François Ménestrier  , dont le talent de scénographe, comme on dirait aujourd’hui, n’a pas seulement profité à Chambéry, capitale du duché de Savoie, Lyon puis Versailles, Ménestrier jouant le rôle de conseiller de Louis XIV. Ménestrier n’a pas été seulement le concepteur  et metteur en scène de toutes les formes de spectacle de son temps, il a aussi été l’un des premiers penseurs de l’iconographie, l’un des premiers « philosophes » de l’image. Le passage qui porte son nom au long du lycée Ampère, ci-devant collège de la Sainte Trinité, ne dit rien du statut ni de l’œuvre considérable de cet éminent personnage. Il est vrai que si les temps qui précèdent la Révolution sont ceux de l’obscurantisme intellectuel, du fanatisme religieux et du despotisme politique, alors il est difficile d’honorer les figures qui l’ont marqué. Des personnages de l’Ancien Régime, comme Ménestrier, ont donc subi une double occultation : la première au moment de la Révolution, la seconde au moment de la laïcisation de la République.  Il faut pourtant prendre en charge ce passé.

Par chance, pourrait-on dire, Lyon s’étant vu attribuer le titre de capitale de la Résistance, on est tenu de nommer, au titre des conditions de la résistance spirituelle et politique au Nazisme  et au Fascisme, Témoignage chrétien, publié à Lyon à l’initiative du jésuite Pierre Chaillet. Et dès lors que l’on consent à désigner la Compagnie de Jésus, on doit évoquer le soutien qu’elle a apporté aux tenants lyonnais du comte de Chambord, au fil du 19e siècle, mais aussi de grandes figures intellectuelles, à l’origine de la collection des Sources chrétiennes ou du renouveau religieux du concile Vatican II, tel Henri de Lubac, dans la seconde moitié du 20e siècle.

Bref, il faut assumer le passé. Le travail de l’historien et/ou du politologue n’est pas de juger le passé mais d’aider à sa connaissance ; et si la connaissance se construit, méthodologiquement, par sélection des données, elle n’emporte pas, a priori, de jugement sur le faste et le néfaste, le positif et le négatif.

 

Mais si la ville s'exprime peu, est-ce simplement à cause de l'importance de ce qui est refoulé, ou finalement aussi parce qu'elle n'aurait pas grand chose à raconter ? Au fond, sur les plans politiques et religieux, quels sont ses messages ou du moins ses apports ?

Je ne pense pas que Lyon n’ait rien eu à dire, mais plutôt qu’elle n’a pas cultivé l’art de dire et de « se » dire. Les deux types de pratique qui ont longtemps caractérisé Lyon, le commerce et la finance, n’appellent pas spécialement le récit épique ni même le simple récit historique. Et dans le champ religieux, il apparaît que Lyon s’est plutôt calée sur le modèle de la discrétion et de l’humilité que sur celui de la démonstration. Les religieux qui ont cherché à faire du bruit, ce sont les Jésuites, ceux de l’âge baroque et ceux de l’époque de Ménestrier, parce que l’art baroque est un art « bruyant », dans le sens où il vise à impressionner le fidèle, à le mettre sous l’effet, le « coup », d’émotions puissantes. Or, si cet art a été mis au service d’entrées princières fastueuses, il n’a pas spécialement marqué l’espace lyonnais et les modalités de sa religiosité. A l’opposé de ce registre ostentatoire les Jésuites ont développé des modes d’emprise sur les élites faisant appel à l’extrême discrétion de ceux qu’ils appelaient, parmi leurs meilleurs élèves, à peupler les congrégations mariales. Leur but étant d’armer spirituellement une élite catholique-romaine capable de soutenir et financer les « œuvres » de la contre-réforme ; et, ultérieurement, les « œuvres » visant à réparer les effets des convulsions politiques et de la révolution industrielle du 19e siècle. Telle sera à Lyon la vocation de ladite Congrégation des Messieurs. Au total, le mot d’ordre partagé par nombre de catholiques lyonnais, à la charnière des 19e et 20e siècles, est encore le suivant : « Le bien ne fait pas de bruit ».

Ce n’est qu’en 1936, lors de l’exposition des œuvres catholiques de Lyon, que le ton change de manière décisive : « Désormais, pour faire du bien, il faudra faire du bruit ! », assurent ses promoteurs. Ils comprennent que s’ouvre une ère nouvelle, celle de la communication publique marquée par la TSF. C’est dans ce sillage que l’on peut placer des ONG contemporaines, telle Handicap international, dont les valeurs sont héritières de celles du catholicisme social et dont les modes de communication sont ceux de la plus évidente modernité technique.

Quant à l’école lyonnaise de la philanthropie, davantage nourrie par les écoles de pensée issues du protestantisme et du judaïsme, elle se trouve étayée par un dispositif, celui de la franc-maçonnerie, qui est structurellement voué à la discrétion.

A de multiples égards, donc, Lyon ne cultive pas l’art de « se » dire, voire construit une éthique qui, délibérément, récuse le principe de l’ostentation et de l’ébruitement.

 

UNE VILLE-CAPITALE

 

Parmi tous les traits identitaires de la ville, celui de ville capitale revient en permanence. Lyon est l’autre capitale, la ville frontière, etc. Y-a-t il une réalité derrière ce leitmotiv ?

Clairement, non. Le titre de capitale des Gaules n’offre aucun pouvoir réel à la ville autre que cultuel. Il n’y a pas de domination militaire ou politique exercée à partir de Lyon. Le fait d’être la ville qui accueille les députés des Gaules ne doit donc pas être interprété dans les termes contemporains et dans le sens que nous donnons au mot capitale ; surtout en français, où il désigne la ville à partir de laquelle s’ordonne l’ensemble d’un territoire. Michel Rubellin rapporte cette formule saisissante de Georges Duby qui qualifie ainsi Lyon et son territoire : « L’inconsistant Pays lyonnais » ! Le médiéviste Jean-Louis Gaulin a récemment repris cet argument dans les termes suivants : « Lyon n’a jamais construit, organisé un territoire, comme ce fut le cas de Grenoble, capitale du Dauphiné, ou Chambéry, qui a été capitale des Etats de Savoie. Le « Lyonnais » n’existe pas, le territoire administré par Lyon est tout à fait microscopique. Si Lyon a multiplié les titres de capitale, au sens non politique du terme, ils ont toujours été éphémères, sans continuité : capitale des Gaules, capitales financière au 16e siècle, capitale de la soie au 18e et 19e siècles, et aujourd’hui capitale de la gastronomie. C’est une ville au visage bien plus changeant et multiple qu’il n’y paraît » .

Si l’éventualité d’un statut de capitale (provisoire ?) a pu être envisagée par François Ier ou ses successeurs, ce n’est qu’à l’occasion des guerres d’Italie. Mais pour que la ville devienne l’épicentre d’un territoire comprenant la France et l’Italie du Nord, encore faut-il qu’une conquête ait été entreprise et menée à bien ! Tel est le cas, bien plus tard, sous l’Empire : c’est bien à Lyon que Napoléon proclame la République cisalpine et c’est bien à Lyon qu’il envisage de faire construire un palais d’où administrer le territoire lié à ses conquêtes. Le fantasme de v est donc très éloigné de l’imaginaire autochtone. Il est lié à un imaginaire guerrier et ne renvoie qu’à une conjoncture fugace, liée aux heurs et malheurs de monarques conquérants.

 

UNE VILLE AUTONOME

 

Parallèlement, et sans doute en contradiction avec l’idée de ville capitale, la ville revendique une forte aspiration à l’autonomie ? Là encore, quelle est la part du rêve, de la projection, et celle des faits ?

Il est vrai qu’un des credos de la ville est : « Laissez nous faire nos affaires nous-mêmes ». Mais, là-encore, il s’agit plus d’une prétention, d’une revendication, que d’une donnée de fait. On ne peut pas rattacher Lyon au modèle des cités-états italiennes : elle n’a pas les moyens d’instaurer des relations de pouvoir avec son dehors. En outre, sa prétention à l’autonomie a été annulée à maintes reprises. A la fin de l’Ancien Régime, ce sont les intendants royaux qui administrent Lyon. Passons sur l’épisode, si fâcheux pour Lyon, de l’insurrection de 1793 qui lui vaut de perdre jusqu’à son nom ! Mais on ne saurait omettre, non plus, qu’à la suite des insurrections de la première moitié du 19e siècle Lyon est privée de corps municipal durant des décennies et se trouve administrée par un préfet. Les périodes durant lesquelles Lyon peut prétendre au statut de grande cité autonome ne sont donc peut-être pas si nombreuses.

Mais à l’évidence, quelque chose dans le statut plus ou moins mythifié de capitale des Gaules et la notoriété attachée à son titre religieux, beaucoup plus tardif, de Primatie des Gaules, a alimenté la haute conception que la ville a d’elle-même, en la poussant à s’affranchir, ou à tenter de s’affranchir, de tous ceux qui cherchent à contrarier le potentiel dont elle se sait ou se sent porteuse. Les décors de l’Hôtel de ville en font foi. Lyon s’y représente entre Paris et Rome. Cela relève de l’évidence géographique, mais au plan symbolique cela dit beaucoup de choses. Lyon souhaite se positionner comme une petite Rome ou encore, jouer du statut d’intermédiaire entre Paris et Rome.

 

UNE VILLE QUI NEGOCIE

 

Aspirer à l’autonomie sans disposer de poids politique et militaire nécessite de mettre en œuvre des stratégies différentes. Quelles sont les forces sur lesquelles la ville a pu s’appuyer pour faire valoir ses prétentions ?

Les rapports de Lyon à ses espaces d’influence ou de dépendance ont tous été organisés par la négociation et non la domination. Une ville de négociants et de manufacturiers opère par la transaction plutôt que par la conquête ; sauf à considérer le moment colonial comme moment d’une conquête, dont Lyon n’a pas l’initiative, mais à laquelle elle est, de fait, étroitement associée. Mais les mœurs de cette ville, et aujourd’hui de son agglomération, portent plutôt au tour de table, à l’écoute de ce que nous nommons désormais « parties prenantes », qu’à l’affrontement direct.  Sauf exception… lorsque la relation capital/travail est trop déséquilibrée ou que les enjeux idéologiques deviennent tels que la ville s’insurge.

Il faut aussi apprécier la culture de la négociation comme une contrainte.  Ici, en effet, les corps religieux, hospitaliers, économiques, municipaux doivent composer entre eux, à l’intérieur de la ville. A l’extérieur, de la même manière, l’entité lyonnais butte rapidement sur ses « frontières», que ce soit le Forez, le Beaujolais, la Savoie ou les Dombes… En raison même de leur faiblesse relative les pouvoirs locaux se neutralisent et les acteurs du dedans comme du dehors se tiennent en respect. En quelque sorte, toute hégémonie est impossible, personne n’empêche personne. Lyon est, à ce titre, selon le mot du fondateur du Forum des réfugiés, Olivier Brachet, « une ville des possibles  ». Possibles qui naissent d’une relation de transaction, ce terme étant entendu aussi bien dans son sens commercial que politique.

Toute la différence entre l’ordre militaro-politique de régulation d’un espace et l’ordre diplomatico-commercial tient au jeu des procédures qui soutiennent ce dernier et qui tendent à l’évitement du conflit. Mais il est vrai que cette expérience a été de peu de poids face à un Etat centralisateur n’hésitant pas à employer la force pour soumettre ses territoires et actionnant l’accusation infâmante de « fédéralisme » contre Lyon, au moment et à la suite de la Révolution. Ce n’est donc que bien plus tard, dans un cadre radicalement différent, que la ville a pu s’appuyer sur ce qui est devenu aujourd’hui un véritable atout.

 

Cela signifie-t-il que la ville ait du mettre sous le boisseau durant des décennies des qualités qui ne la servent qu’aujourd’hui ?

Pour comprendre la possibilité d’une rencontre entre le contrat de type commercial, qui fournit la trame juridique de la pratique ordinaire de la ville, et le « contrat social », autrement dit le contrat politique, qui fournit l’assise doctrinale légitime de l’État contemporain, il faut faire un retour sur les théories du contrat. Les doctrines contractualistes du pouvoir naissent bien avant le 16e siècle — on omet souvent de le dire — lorsque l’idée se fait jour que le pouvoir, qu’il soit religieux ou temporel, ne peut se légitimer que par le consentement des fidèles ou des sujets. Ces doctrines du consentement et/ou de la convention ont notamment leur source dans l’activité spéculative des ordres mendiants - Dominicains ou Franciscains - qui se trouvent intimement liés aux conflits entre la Papauté, l’Empire et les monarques à prétention absolutiste comme les rois de France. Ce sont eux qui font apparaître la possibilité de penser contractuellement l’espace civique en même temps que l’espace religieux. Ces formules contractuelles sont reprises à la Renaissance puis suractivées, dans le contexte de la Réforme, pour trouver leurs assises théoriques définitives au cours du 17e siècle, lors des deux révolutions anglaises de 1640 et 1680.

Les Lyonnais sont étrangers à un pareil processus. Il n’y a plus de concile dans cette ville depuis le 13e siècle, il n’y a pas d’université et partant pas de théoriciens du droit et notamment du droit politique ou constitutionnel. Les Lyonnais sont des praticiens du droit que l’on dit désormais « privé » ; ils sont pris dans un mouvement général qu’ils n’activent pas. Il n’y a donc pas de filiation doctrinale entre les pratiques commerciales lyonnaises et la naissance de théories politiques contractuelles mais une convergence, convergence qui sera bénéfique aux Lyonnais dès lors que le mode de régulation dominant en France devient, dans la seconde partie du 20e siècle…, celui de la contractualisation. Si Lyon et sa région bénéficient de la présence, depuis 2005, de nombreux pôles de compétitivité, c’est sans doute parce qu’elles ont un savoir-faire de longue date dans l’usage de procédures conventionnelles et, plus encore sans doute, dans l’art du « tour de table ».

 

LE LIGNAGE

 

Comment, dans de telles conditions, développer un sentiment et une fierté d’appartenance ? Et comment, également, comment séduire au-delà de nos frontières ?

Comme les autres grandes métropoles d’Europe, Lyon pratique désormais le  benchmarking - étalonnage ou parangonnage en bon français, dans le but d’augmenter son attractivité et son rayonnement. Or l’activité de comparaison et donc d’étalonnage fait l’économie d’une question préjudicielle, qui  est celle des conditions mêmes de la comparaison, soit celle du comparable. La question première n’est pas celle du positionnement sur une échelle de comparaison nationale, européenne ou internationale. La question est : « Que suis-je en droit de comparer ? ». En la matière, je pose la thèse que les assemblages humains se singularisent d’abord par leur rapport au temps. Le propre d’un collectif humain n’est pas d’occuper l’espace et de le meubler de ses œuvres : les espèces animales occupent l’espace et s’y déplacent autant et mieux que l’espèce humaine ; elles le meublent aussi de leurs œuvres. Le propre d’un collectif humain est d’user du langage pour nommer le temps qu’il fait sien. Le propre d’un collectif humain est de désigner le lignage qu’ils se donnent comme constitutif de son rapport à la longue durée : longue durée qui est celle des origines, longue durée qui, aussi,  se porte vers le futur des générations à venir.

Or le temps d’un lignage est toujours singulier, qu’il soit celui de l’individu ou celui du collectif dont il relève. L’erreur de principe des techniques dites de benchmarking et de marketing territorial est d’appliquer à des objets non substituables les catégories construites pour activer la comparaison entre objets substituables. Travaillons donc au propre de notre temps avant d’en venir au propre de notre espace. Et délivrons nous du même coup de l’idée que le rapport au passé est le rapport à de l’inerte, voire du mort.  Le temps du lignage est le temps de l’énergie capitalisée au profit d’un futur : telle est la vertu individuelle de ce que l’on nomme « patrimoine » génétique ; telle est la vertu de tout patrimoine collectif. A ce titre le passé n’est plus l’ornière dont je dois m’extraire, le boulet que je traîne, mais le propulseur qui fournit à l’action son potentiel et son principe, positif, d’inertie.

 

Notre lignage est une interprétation des événements passés, une sélection, l’histoire est revisitée, appropriée mythifiée voire mystifiée. Comment y lire une singularité ? Par ailleurs, si le lignage peut dire qui nous sommes, est-il capable de dire ce que nous voulons être ?

Tout assemblage humain, au titre de ce que nous nommons la Cité, relève de trois modes de représentation. Le premier est juridique : qui parle et au nom de qui ? Le second est « esthétique », il affecte les sens. C’est là qu’intervient la dramaturgie, soit les pratiques rituelles - inaugurations, commémorations, festivités diverses… Le troisième relève du mythe au sens où Lévi-Strauss disait : «  Ils avaient les mythes, vous avez l’histoire ». Pour sortir du vocabulaire du mythe, j’utilise le terme « légende », entendu en son sens étymologique : legendum, « ce qui doit être rapporté ». Ce qui doit être rapporté c’est le récit d’une origine  dessinant, aussi, un futur. La ritualité commémorative, si caractéristique de notre temps, rend aisément perceptible et intelligible ce jeu projectif de l’évocation-invocation du passé. Quand la Direction de la prospective,  à l’occasion des 40 ans de la communauté urbaine de Lyon, envisage de travailler à un « récit d’agglomération », elle répond à la contrainte du 3e mode de représentation : mettre en mots une histoire. Quand, au fil de l’opération Lyon 2020, cette même direction s’attelle à la tâche d’élaborer des « emblèmes métropolitains », elle répond à l’exigence du 2e mode de représentation. Le défilé de la Biennale de la danse a, mieux que tout autre opération pour l’heure, servi cette cause de la représentation du 2e mode : soit celui d’une manifestation de type culturelle/artistique, qui affecte les sens du participant et du spectateur, et qui relève de ce que nous avons appelé un « rituel d’agglomération». Quant au premier mode, politico-juridique, il est de la responsabilité des élus de l’assumer et de travailler à sa possible évolution.