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L'identité de Lyon à travers son histoire politique, religieuse et sociale

Interview de Philippe DUJARDIN

Politologue, chercheur au CNRS

<< À compter du 19e siècle, et à Lyon spécialement, il convient d’apprécier le jeu des forces en présence en les rapportant au triangle que forment la question religieuse, la question sociale et la question politique >>.

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Date : 15/03/2010

LYON, VILLE DE CONLILIATION ?

 

On qualifie volontiers Lyon de ville de conciliation ce qui donne parfois le sentiment qu’il s’agit d’une ville sans tension, sans conflit. Qu’en est-il ?

Je pense, en premier lieu, qu’il vaut mieux réserver l’usage du vocabulaire de la « conciliation » aux champs du droit ou de la psychologie. Dans le champ politique où s’opposent, s’affrontent, des « puissances sociales », si j’use du vocabulaire de Montesquieu, mieux vaut employer le vocabulaire de la composition des forces. De cette mise en composition dérive une résultante, comme on le dit, en géométrie, d’un parallélogramme de forces. Cette résultante n’est pas l’effet d’une inclination pour la conciliation ou, à l’inverse, du goût de l’affrontement, elle est d’abord le résultat de la relation entre les forces mises en présence. 
En second lieu, dans la longue durée, il est possible d’attacher à Lyon la réputation d’une ville  révoltée, insurgée, à tout le moins, insoumise. Cette propriété s’accorde mal avec la thèse de l’esprit de conciliation ou de modération.

 

UNE VILLE AUX HABITUDES  PARTENARIALES ?

 

Et cependant, vous avez, vous-même, défendu l’idée que le champ politique lyonnais, et désormais grandlyonnais, se prêtait à des mœurs partenariales…

C’est exact. Mais je n’explique pas cette aptitude par une psychologie lyonnaise. Je m’efforce de rendre compte de cette configuration par la prise en compte, a minima, de deux séries de facteurs.
La première est celle de la distribution des pouvoirs : pouvoirs disputés, au moyen-âge, entre l’archevêque et les chanoines de la ville, entre les autorités religieuses et la bourgeoisie locale, sous l’œil des autorités impériale, monarchique, papale, qui ne sauraient être indifférentes au sort de la ville ; entre l’église, le consulat, les représentants du monarque - gouverneur et intendant, dès lors que s’accentue la main mise de l’autorité royale, à l’époque moderne ; entre l’église, la mairie, la préfecture, la chambre de commerce, pour les 19e et 20e siècles. Le trait commun à ces différents âges me paraît être celui de la pluralité des registres du pouvoir et l’impossibilité d’un seul d’entre eux d’exercer une hégémonie incontestée. En d’autres termes, le champ politique lyonnais, qui n’a jamais répondu à un principe de souveraineté,  a, par ailleurs, échappé au mécanisme de la monopolisation du pouvoir. Pour user du langage des économistes, l’exercice du pouvoir répond à une situation d’oligopoles. La composition entre les forces, religieuses, politiques, professionnelles, économiques, relève, en longue durée, d’une contrainte structurelle.
Le second facteur qui me paraît propice à des mœurs « partenariales » est la capacité à l’auto-organisation. Plus la capacité à développer des liens affinitaires, qu’ils soient motivés par la croyance, les intérêts économiques, professionnels, ou l’idéal politique, est forte, plus on peut escompter des mobilisations efficaces des affiliés mais, aussi, paradoxalement, escompter une régulation de la conflictualité opérant par transaction et compromis. Or, de ce point de vue, Lyon et désormais le Grand Lyon, n’ont pas tort de se prévaloir d’un très riche passé et d’une fort riche actualité en matière d’institutions affinitaires.
C’est donc à cette absence de pouvoir hégémonique et à cette aptitude à l’auto-organisation que je rapporte les conditions de mœurs que je puis qualifier, tantôt d’aptitude à l’insoumission, tantôt d’aptitude aux procédures « partenariales ».

 

UNE VILLE DE RESEAUX ?

 

La densité des institutions que vous nommez « affinitaires » est-elle un trait si marquant et si distinctif de l’histoire de la ville et, aujourd’hui, de son agglomération ?

Seule une histoire comparée de villes telles que Montpellier, Toulouse, Grenoble, Lyon, permettait de répondre, en finesse, à votre question. Mais ce qui peut être assuré c’est que des historiens, tel François Dutacq, dans l’histoire de Lyon dirigée par Kleinclausz, ont posé ce trait comme distinctif. Et ce qui peut être avancé, sans trop de risques d’erreurs, est que le terreau lyonnais a été favorable à la constitution de ce dispositif affinitaire. Cette « faveur » est due à la possibilité ou à la contrainte d’auto-organisation déjà évoquée, possibilité ou contrainte apparues dans différents champs. Il faut nommer, bien évidemment, le champ religieux, où éclosent les fraternités puis les confréries ; le champ des métiers, où se structurent les corporations ; le champ économique, où se capitalisent les savoir-faire commerciaux, financiers, manufacturiers ; le champ civique, le patriciat local trouvant dans le bureau des hôpitaux, le lieu d’une sociabilité singulière qui fournit accès au pouvoir consulaire…

 

Mais la Révolution n’a-t-elle pas mis fin à ces modes de sociabilité ?

Il est exact que le programme révolutionnaire, tel qu’il s’actualise notamment dans le décret d’Allarde (mars 1791) et la loi Le Chapelier (juin 1791), vise à délégitimer l’idée même de corps intermédiaire et à éteindre les  formes de sociabilité caractéristiques dudit Ancien Régime. Mais ce qui est tout aussi patent, je m’en suis déjà expliqué , est que Lyon a résisté à ce formatage individualiste et étatique de la société nouvelle. Cette résistance tient aux écoles de pensée qui s’y forgent ou s’y développent, telles l’école proudhonienne et surtout l’école saint-simonienne, au départ du 19e siècle ; à l’école solidariste et à l’école personnaliste, sur la fin de ce même siècle. Mais cette résistance tient, tout autant, aux pratiques et aux mœurs qui, venues des confréries religieuses ou des corps de métiers, ont permis le développement des « œuvres » catholiques, telles les conférences saint Vincent de Paul créées par Ozanam, mais aussi de la philanthropie maçonnique, du mutuellisme des maîtres-ouvriers. Cette résistance au modèle individualiste-étatiste se marque donc dans des institutions, telle l’instance juridique prudhommale, les innombrables sociétés de secours mutuels, les caisses de prévoyance et les sociétés de résistance, mais aussi dans la mise au point des prémisses de la médecine du travail. L’exposition qui s’est tenue aux Archives municipales, en 2007, sous le titre éloquent « Liberté, égalité solidarités » a fort bien rendu compte de ce dispositif  lyonnais. Je note, aussi, que deux mairies faisant partie du Grand Lyon, Vaulx en Velin et Givors,  ont pris l’initiative, au 20e siècle, de modifier la devise républicaine, en ajoutant le terme Solidarité à la triade convenue - Liberté, Égalité, Fraternité. La première en l’inscrivant au fronton de la mairie de l’ancien village comme de la ville nouvelle, la seconde en poussant l’audace jusqu’à compléter ainsi la devise républicaine déjà gravée au fronton de l’église principale de la commune !

 

CONVERGENCE ENTRE LE POLITIQUE, LE SOCIAL ET LE RELIGIEUX ?

 

L’anti-individualisme est-il la marque d’une école de pensée lyonnaise ?

Il n’y a pas d’école de pensée lyonnaise, je viens de le suggérer, mais une multiplicité d’écoles, concurrentes, adverses, qui ont pour « lieu commun » l’attention aux conditions de résolution de ce que l’on en est venu à nommer au 19e siècle la « question sociale ». Cette « question » était déjà-là, sous motif du prix du blé ou du tarif de l’ouvrage des gens de métiers, sous l’Ancien Régime. Elle s’actualise au 19e siècle, sous l’effet progressif du passage du mode de faire artisanal-manufacturier au mode de faire industriel, en même temps – ce point est décisif, que se pose la question de la nature du régime politique favorable à sa résolution. C’est à ce double enjeu « social » et politique qu’il convient d’être attentif, à tout le moins, si l’on veut comprendre les convergences et les oppositions qui opèrent entre écoles.
Voyez ce qu’il en est de la relation entre catholiques « intransigeants » ou « intégralistes » et catholiques libéraux au 19e siècle. Un Lucien Brun (1822-1898) peut avoir une conscience vive de l’iniquité de la situation sociale, tout comme son contemporain Edouard Aynard (1837-1913). Mais quoi de commun entre le premier, avocat, co-fondateur de la Faculté catholique de droit, de l’Association des Jurisconsultes catholiques, conseiller du Comte de Chambord et le second, banquier, membre du conseil municipal de Lyon, président de la Chambre de commerce, élu républicain de la circonscription de l’Arbresle, vice-président de la Chambre des députés ? Un Joseph Rambaud (1849-1919) et Auguste Isaac (1849-1938) peuvent bien partager la même foi et s’inquiéter des effets de la révolution industrielle et de ses crises cycliques. Mais comment rapprocher le premier, membre de la Congrégation des Messieurs, un temps engagé dans l’armée pontificale, président de la société anonyme du Nouvelliste et le second, industriel, assumant, à la suite d’Edouard Aynard, la fonction de Président de la Chambre de commerce, rallié à la République et candidat de l’Union des comités républicains du Rhône dans l’après-première guerre mondiale ? Et la même problématique pourrait être reconduite au sujet des parcours d’Antoine Lestra (1884-1963) et de Laurent Bonnevay (1870-1957)…
Que le pauvre soit la figure même de la divinité et que le puissant ait des devoirs à l’égard du faible, voilà le lieu commun doctrinal que ces personnalités ont en partage. Mais le lieu commun devient clivage, ouvert et aigu, dès que les modalités juridiques et politiques de l’amélioration de la condition du grand nombre sont en jeu. Mais, sur l’autre bord de l’échiquier, la formule est la même : il est bien vrai qu’un mutuelliste républicain s’accordera avec un collectiviste, sur l’urgence de la question sociale, mais que tout les opposera sur le plan politique, l’un escomptant que la République devienne enfin « sociale » tandis que l’autre, exécrant la République bourgeoise, se déclarera partisan de la dictature du prolétariat.
Cette double entrée, sociale et politique, est donc l’outil nécessaire pour apprécier les oppositions et les convergences qui s’établissent entre les groupes en présence. Mais cet outil est encore fruste. Pour être plus précis et plus juste, il convient d’apprécier le jeu des forces en présence en les rapportant au triangle que forment la question sociale, la question politique, et la question religieuse ! C’est au sociologue Émile Poulat que nous devons cette proposition de « triangulation ». Elle est tout à fait pertinente et permet, dans le cas lyonnais, de comprendre la convergence qui s’établit entre l’école solidariste et une frange du catholicisme social, alors même que les uns sont farouchement laïcs et que les autres se situent dans le camp dit clérical. C’est la même triangulation qui permet de comprendre que l’antilibéralisme politique et la détestation du parlementarisme aient pu être le lieu commun  de catholiques monarchistes et d’adeptes de la IIe Internationale venus, entres autres, du socialisme guesdiste, quand tout les opposait par ailleurs ; les uns comme les autres  développant une conception organique de la société, anti-individualiste, à partir de prémisses radicalement opposées.

 

Ce jeu de la triangulation prend-il fin avec la séparation des églises et de l’État en 1905 ?

Assurément, non ! Mais avant tout, il convient de revenir sur l’idée même de laïcité. Le principe de laïcité trouve ses sources dans le champ religieux lui-même, puisque c’est la Réforme protestante qui en active le ressort en délégitimant, voire en supprimant, les médiations caractéristiques de la relation du fidèle catholique à l’objet de sa foi. Cette relation est fortement médiatisée et puissamment hiérarchisée par l’appareil clérical dans l’Église catholique-romaine. Les Protestants ont contribué à promouvoir l’idéologie de la laïcité en posant le principe d’une interprétation du texte révélé libérée de la tutelle et de l’autorité d’un magister et en créant des institutions reposant sur un principe électif. Il n’est donc pas étonnant que les Protestants se soient trouvés à la pointe du combat contre la combinaison française de la monarchie absolutiste et de la religion d’État ; puis, qu’ils aient été, une fois le régime républicain établi, à la pointe du combat contre l’emprise de l’Église catholique-romaine sur la formation des enfants. Une fois encore, le tableau des forces en présence est plus complexe qu’on ne le présente habituellement, puisque cléricaux, c’est-à-dire catholiques-romains et anticléricaux, protestants ou juifs, partagent, sinon la même foi chrétienne, à tout le moins, la même référence au Dieu de l’Ancien Testament ! Et c’est dans ce contexte, également, qu’il convient de poser l’invention, au 18e siècle, d’une forme de sociabilité originale, celle de la franc-maçonnerie dite spéculative, distinguée de la franc-maçonnerie traditionnelle, dite opérative. La franc-maçonnerie émerge en Grande-Bretagne, en milieu protestant : si elle s’inspire directement du principe de laïcité, elle est, aussi, déiste !

 

UNE VILLE DE SOCIABILITÉ MAÇONNIQUE ?

 

Dans ce contexte général,  la position de Lyon est-elle singulière ?

Lyon et sa région ont été des hauts-lieux de la sociabilité maçonnique, dès le 18e siècle. Mais l’expérience maçonnique s’y développe dans deux directions qui la singularisent. La première est celle dite des hauts grades : une maçonnerie mystique ou ésotérique cherche dans des traditions lointaines, difficiles d’accès, les moyens d’un perfectionnement de plus en plus raffiné. C’est le courant incarné par Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), promoteur du Rite Écossais Rectifié et par Cagliostro (1743-1795), actif à Lyon en 1784, promoteur de la maçonnerie Égyptienne. La seconde caractéristique, c’est que dans les environs de Lyon, probablement à Villefranche, l’obédience maçonnique qui a nom Grand Orient de France a abandonné, au 19e siècle, la référence déiste au « grand architecte de l’univers », référence obligée, jusqu’à ce jour, de la  franc-maçonnerie mondiale. Cette région a donc produit les conditions d’une « laïcisation » de la maçonnerie, libérée de la transcendance divine. Il apparaît donc que l’espace maçonnique de la région lyonnaise est très contrasté et éminemment paradoxal. D’un côté une variante mystique, sur fond de laïcité protestante et de l’autre, une laïcisation redoublant l’idéal laïque originel…

 

Mais revenons au jeu de la triangulation…

La richesse des pratiques maçonniques dans la région lyonnaise et la forte influence qu’elles exercent sur l’espace public, en cours de réinvention au 19e siècle, doit aussi se comprendre dans le contexte de l’influence multiséculaire de l’Église catholique romaine sur les mœurs et institutions de la ville. Mais si les uns se doivent de combattre les autres, ils le font avec des méthodes qui se ressemblent ! Les uns inspirent les autres dans les techniques qui sont celles de la mise en réseau des affiliés, de la prétention à contrôler la formation des enfants et des adolescents, de la captation des élites économiques ou politiques à leur avantage. Mais il n’y a pas que le mimétisme qui puisse jouer entre une société d’inspiration maçonnique et une Congrégation des Messieurs sous influence jésuite. Il faut convenir, aussi, que les pratiques d’inspiration laïque-philanthropique et les pratiques d’inspiration cléricale-charitable peuvent, non seulement, se ressembler, mais aussi, converger et se compléter.

 

UNE VILLE DE CONCORDE CONFLICTUELLE ?

 

Pouvez-vous donner un exemple de cette relation de dissensus-consensus, de concorde conflictuelle ?

Un exemple patent de cette convergence, sur fond de dissensus idéologique très vif, nous est donné dans les dernières années du 19e siècle, précisément entre 1884 et 1890. La France, et Lyon en particulier, se trouvent dans une situation de crise économique aiguë. La crise fait redouter un hiver 84-85 redoutable pour les indigents et la multitude des chômeurs frappés, notamment, par la situation déplorable du tissage et de la rubanerie, soumis à une très forte concurrence étrangère. C’est alors que la presse lyonnaise, « de toute nuance et de toute opinion », selon la formule du Salut Public, reprend une expérience, déjà testée en 1880, et décide d’une Union de bienfaisance en vue d’organiser des « fourneaux alimentaires ». Définitivement fondée le 15 décembre 1884, l’Œuvre des Fourneaux de la Presse a pour visée de rendre possible la distribution, gracieuse ou à prix coûtant, de centaines de milliers de rations alimentaires. L’œuvre parvient à ses fins et reconduira l’expérience six ans durant.  L’initiative ne mobilise pas moins de huit quotidiens, quatre hebdomadaires et deux mensuels : l’arc idéologique représenté comprend les monarchistes, les bonapartistes, les républicains modérés, les républicains radicaux, les socialistes ! Font exception les socialistes révolutionnaires et les anarchistes qui exigent « non des aumônes, mais du travail ».
Voici le commentaire que cette expérience lyonnaise inspire au correspondant du quotidien parisien Le Temps le 6 décembre 1884 : « Nulle part, peut-être, on ne rencontre autant d’œuvres charitables, de fondations d’assistance, de créations philanthropiques. Lyon, qui est un étonnement perpétuel par ses aspects divers et ses contrastes incessants, a mis, on le dirait, une sorte de coquetterie à offrir dans ce domaine, comme dans tant d’autres, les caractères les  plus heurtés. Ville individualiste s’il en fut - et par contre en même temps, ayant au suprême degré le sentiment de solidarité, l’amour du prochain, la pitié profonde, le souci des mutuelles responsabilités. A mesure que la société s’égrène, l’homme a de plus en plus besoin de l’homme. Il se cherche des appuis nouveaux ; il se sent de nouveaux devoirs. La conscience de la solidarité humaine apparaît : sentiment de charité, d’abord, idée de justice ensuite. » Trois jours plus tard, analysant le statut original des Servantes des pauvres, désignation des Sœurs hospitalières lyonnaises et faisant l’éloge de l’institution des Hospices civils de Lyon, le même correspondant assure : « Ville admirable qui sait associer aux mouvements les plus généreux des cœurs le froid calcul qui en centuple les effets » !
Une autre manière d’apprécier les effets de ce jeu paradoxal d’oppositions et d’alliances consiste à envisager le rôle et les positions du maire de Lyon, Edouard Herriot. Celui-ci succède à deux maires francs-maçons, Antoine Gailleton et Victor Augagneur. Sans être lui-même affilié à la franc-maçonnerie, Edouard Herriot, en qualité de leader du parti radical-socialiste, se range clairement dans le milieu de l’anticléricalisme maçonnique et de la libre-pensée. Or, c’est bien Edouard Herriot qui, à l’occasion de la commémoration du cent-cinquantenaire de la Révolution française, devant les périls de la guerre et les menaces des régimes fascistes, en appelle explicitement au pape Pie XII, invoquant les valeurs de la philosophie des Lumières qu’il rapporte à leur source chrétienne ! Ce n’est pas seulement que l’opposition des « puissances sociales » d’un moment laisse place à leur alliance à un autre moment, sous l’effet d’une modification du contexte. C’est que, pour une bonne part, l’anticléricalisme se nourrit de références déistes ou spiritualistes ! Et qu’il ne convient pas de confondre l’athéisme radical, la libre-pensée et le spiritualisme franc-maçonnique. Mais on peut aussi actualiser le modèle de la triangulation avancé par Émile Poulat en travaillant sur les relations d’opposition et d’alliance qui se sont construites entre les personnalistes chrétiens et les communistes. A Lyon, Jean Lacroix, philosophe catholique personnaliste, a été l’artisan de tels échanges.

 

LES ASSOCIATIONS, LES NOUVEAUX CORPS INTERMÉDIAIRES ?

 

Et revenons à la problématique des « corps intermédiaires » : les associations et leurs réseaux ne seraient-elles pas l’équivalent contemporain des corps intermédiaires d’Ancien Régime ?
« Lyon, ville de réseaux »… Cette formule ressortit au stéréotype, mais elle a lieu d’être, si vous acceptez la thèse, ici soutenue, que le terreau local est favorable, en très longue durée, aux institutions affinitaires. Qu’est ce qu’un réseau ? Pour faire simple, ce n’est jamais que la connexion construite entre institutions affinitaires ou inspirées par des institutions affinitaires de telle manière que soit augmentée la densité des liens, que soit améliorée une audience, une influence, un possible prosélytisme, que soit élargi le champ des fonctions assumées. Mais il n’est pas nécessaire d’entrer dans une histoire et une sociologie des réseaux pour comprendre, en premier lieu, que la propension affinitaire lyonnaise est favorable à la mise en réseau.  Et, en second lieu, qu’il convient de distinguer la configuration au sein de laquelle s’ordonnent les corps intermédiaires de l’Ancien régime, au premier rang desquels il nous faut placer le clergé… et la configuration républicaine qui a rendu possible l’apparition d’une nébuleuse associative en perpétuel renouvellement.
Il ne faut donc pas considérer le seul dispositif des associés, ou la fonction immédiate remplie par le groupement affinitaire  et son éventuel réseau, mais bien le rôle politique imparti aux groupements affinitaires. A cet égard, Lyon et le Grand Lyon, ne dérogent pas au formatage de l’espace public français, particulièrement centralisateur : l’enjeu n’est pas sociologique mais bien constitutionnel ! Il est bon de rappeler, ici, que c’est à Lyon, le 24 mars 1968, que le général de Gaulle a prononcé son Discours sur la réforme régionale et que c’est le même de Gaulle qui échoue, en 1969, à donner une portée constitutionnelle à cette réforme qui prévoyait une transformation radicale du statut du Sénat. Si les Régions sont devenues des collectivités territoriales de plein droit, elles ne l’ont été que dans le cadre d’une bien-nommée « décentralisation » et non dans le cadre d’une refonte du système constitutionnel français.