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Point de vue d'un éducateur face aux mobilisations dans le quartier des Minguettes

Interview de Bernard DUCOEUR

<< Lors des étés chauds des Minguettes, contrairement au discours facile et trop souvent véhiculé, il n’y avait pas de profil type de jeune émeutier ou de noyau dur >>.

Entretien avec Bernard Ducoeur, éducateur de prévention aux Minguettes, au début des années 1980.

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Date : 08/12/2008

Vous avez habité aux Minguettes entre 1973 et 1976, étiez-vous, comme la majorité des premiers habitants des immeubles de la ZUP, heureux d’accéder à un logement de qualité dans un quartier où la vie sociale était riche ?

C’est effectivement une époque dont je garde un souvenir heureux. D’abord pour moi, c’était le temps de la jeunesse et de la découverte. Et puis, comme tous jeunes couples, c’était aussi le temps du plaisir de prendre son autonomie et d’accéder à un logement. Mes parents habitaient dans le huitième arrondissement de Lyon, un petit appartement sans salle de bains ; ici nous trouvions le confort. Certes, la dimension de la ZUP était impressionnante, elle abritait déjà à cette époque plus de 20 000 habitants. Mais, la vie sociale était particulièrement riche. Nous étions de nombreux jeunes couples et partagions des utopies et un esprit militant. Nous nous retrouvions dans le CIL, le Comité d’intérêt local. Dans chaque quartier, il y avait un comité de locataires, et un représentant du comité dans chaque allée. La mobilisation était vive à la fois parce que nous étions dans la dynamique d’une immense construction avec des éléments qu’il convenait d’ajuster comme les mètres carrés sociaux ou les aménagements des espaces extérieurs, et parce que nous avions ce désir de construire une vie collective forte. Il y avait une richesse de communication exceptionnelle, une bonne ambiance et une belle entente entre les personnes.

 

Comment fonctionnait ce comité de locataires ?

Le CIL a été mis en place directement par des habitants, sans recours spécifique à une organisation syndicale, dans une logique d’autogestion, dans la mouvance du PSU. Et, s’il fonctionnait sans rattachement syndical, il n’était pas plus rattaché à un parti politique. Bien sûr, le CIL était plutôt gauchisant, mais très ouvert et avant tout dans la proximité. Nous appartenions certes chacun à des quartiers, mais surtout à des tranches (de construction), par exemple, nous habitions le quartier Léo Lagrange, mais surtout, nous étions de la troisième tranche. Notre origine ethnique ou sociale n’avait pas d’importance, nous étions jeunes et militants, dans le partage d’idéologies au-delà des classes sociales et les étrangers étaient avec nous. Nous allions aussi au-delà de la barrière de la langue. En termes de contacts humains, c’était un temps particulièrement sympathique. Certains comités organisaient même des fêtes de quartiers ou des concerts. 

La question de la participation des habitants ne se posait pas, puisque, de fait, ils participaient et étaient en relation constante avec les élus et les bailleurs. Ces relations étaient d’ailleurs plutôt tendues, construites sur un  mode revendicatif. Les bailleurs étaient loin. Pour les rencontrer, il fallait se déplacer dans leurs sièges, dans le centre de Lyon. Ce n’est que plus tard qu’ils ont mis en place des antennes délocalisées. À l’époque, ils n’avaient pas l’habitude d’écouter les revendications et les propositions de leurs locataires, et nous, nous étions bien déterminés à nous faire entendre. Nous nous sommes notamment mobilisés pour garder des mètres carrés sociaux, aménager les espaces extérieurs et surtout sur la question du chauffage. Le coût était important puisque l’importante déperdition nous incombait. L’hiver, lorsque qu’il neigeait nous pouvions suivre à la trace les tuyaux enterrés, puisque la neige au-dessus était fondue ! De plus, les logements étaient mal isolés. Nous avons exigé et obtenu une meilleure gestion du chauffage. Il faut dire que nous avions organisé un blocage des loyers. Les locataires, issues des classes intermédiaires comme les immigrés souvent ouvriers, versaient effectivement leurs loyers mais sur le compte du CIL où ils étaient mis de côté en attendant satisfaction !
Lorsque s’est posée la question de rallier une fédération syndicale, la CNL ou la CSCV, il y a eu un vrai débat et un choix réellement démocratique nous a conduit à rejoindre la CSCV (Confédération Syndicale du Cadre de Vie). Certains ont déploré la perte d’influence locale, émanant de notre proximité. D’autres au contraire se sont réjouis de la force renforcée que nous donnait ce rapprochement. Ce choix était bien représentatif du mouvement militant dans lequel nous étions et qui était constitué de personnes catholiques de gauche et de militants d’extrême gauche, venus habiter la ZUP et qui y sont restés une dizaine d’années.

 

En 1979, vous êtes revenu habiter dans le quartier où vous étiez également éducateur de prévention. Avez-vous trouvé des changements ?

Oui, le quartier avait changé. Beaucoup des personnes impliquées dans le CIL étaient parties. Or, influentes, ces personnes assuraient des équilibres sociaux et  compétentes, elles garantissaient le portage d’actions revendicatrices. Elles n’ont pas été remplacées. Lorsque j’étais enfant, l’enseignant représentait une autorité. Aux Minguettes à la fin des années 1970, il représentait peut-être moins une autorité, mais il demeurait une référence. À l’école, comme dans le quartier, il défendait des positions éducatives, visibles et impactantes. Or, ces enseignants ont également quitté le quartier.

Par ailleurs, le CIL était devenu plus distant, certes mieux structuré, mais plus ancré dans des revendications syndicales de plus grande ampleur, plus éloignées du quartier. Dans le même temps, les mouvements d’éducation populaire se sont effrités. Ces deux phénomènes ont modifié la vie sociale et en 1979, les premières tensions étaient déjà tangibles.

 

Pour exercer votre métier, vous aviez une obligation d’habiter le secteur. Qu’est-ce que le fait d’habiter aux Minguettes a induit dans votre relation avec les jeunes, leurs familles et avec les autres adultes professionnels du quartier qui quittaient le quartier ?

Si nous ne parlions pas toujours de la même chose, nous parlions cependant du même endroit. Nous avions un vécu commun, une appartenance commune. Les jeunes venaient frapper chez moi en cas d’urgence, mais ils n’ont jamais forcé la porte. Je descendais et l’on discutait dans l’espace public. L’espace privé était respecté et nous partagions une certaine vie en commun, on se croisait sur le marché et dans le quartier. Je suis certain que cela nous a permis d’aller plus loin dans nos relations. C’est une situation que j’ai très bien vécue. Ceci dit, dans le contexte actuel, je ne le ferais pas. Petit à petit et notamment avec le départ des professionnels partis vivre en dehors du quartier, l’individu s’est en quelque sorte professionnalisé, la fonction a primée sur la personne. De fait, les relations ont changé.

 

En tant qu’éducateur, vous étiez de fait en relation avec les jeunes de la seconde génération, comment vivaient-ils cette double identité et quelles étaient leurs aspirations, leurs vexations ; comment se posait alors la question de l’immigration  et pourquoi en est-on arrivé à de telles tensions ?

Ça ne marchait pas et il y avait un cumul de raisons pour que ça ne marche pas. Les relations à l’ordre et spécifiquement à la Police étaient conflictuelles. Le chômage questionnait fortement les jeunes sur leurs perspectives d’avenir. Mais surtout, les habitants et notamment les jeunes se demandaient quelle était leur place dans cette société qui leur donnait de nombreux signes de rejet et dans ce quartier qui se vidait de tous ceux qui avaient le choix et la possibilité d’aller vivre ailleurs.

La façon dont a été traitée la fermeture des tours a été violente et très mal vécue. Je me souviens d’un père habitant un appartement d’un étage assez élevé, contraint de porter sa fille adolescente handicapée dans les escaliers car comme la tour allait prochainement être murée, la réparation de l’ascenseur ne s’envisageait absolument pas. Je me souviens aussi de tours murées alors que certaines familles n’avaient pas encore terminé de déménager. Je me souviens enfin de l’impossibilité de déménager de certaines familles car leur mutation vers d’autres quartiers leur était refusée, comme de la cohabitation difficile de jeunes adultes contraints par le chômage de rester chez leurs parents.
L’ensemble de ces éléments ont créé un sentiment de rejet et un climat de violence. De plus, les sollicitations de la consommation devenaient de plus en plus prégnantes et accentuaient un sentiment d’exclusion et les conditions difficiles de travail des pères généraient de la révolte chez les jeunes qui aspiraient profondément à être mieux considérés. Les différentes facettes du racisme et de la discrimination se manifestaient au grand jour.

 

Lors des émeutes, celles que l’on a appelées « l’été chaud » de 1981, qui étaient les jeunes qui se sont affrontés aux forces de l’ordre et quel âge avaient-ils ?

Les jeunes avaient entre 15 et 25 ans, et même si certains plus jeunes ont été amenés à s’impliquer, il me semble qu’ils étaient très peu nombreux. Contrairement au discours facile et trop souvent véhiculé, il n’y avait pas de profil type de jeune émeutier ou de noyau dur. Tous, ou du moins la plupart, pouvaient, en fonction d’un contexte particulier, se retrouver dans une situation de rébellion. Ainsi, des situations de violence pouvaient exploser en affrontements et très vite on entrait dans un phénomène de masse. Il n’y avait pas à proprement parler de leaders, mais une ambiance générale et un sentiment d’exclusion largement partagé. Dès qu’il y avait un incident, l’information circulait très vite et pourtant sans avoir recours aux téléphones portables qui n’existaient pas !
De même il n’existait pas de bandes constituées, mais des groupes qui se formaient et se déformaient très vite : des groupes sans véritablement de règles, à géographie variable et très éphémères.  

 

Qu’est-ce qui a mis le feu aux poudres et comment se sont déroulés les affrontements ?

Je ne sais même plus quelle situation précise a été le déclencheur tant des contextes étaient propices à la violence. Le quartier ressemblait à une cocotte minute et parfois la soupape tournait !
Certains ont évoqué des liens avec l’élection récente de François Mitterrand et l’impatience des jeunes à voir se concrétiser enfin des politiques de gauche. D’autres ont surtout mis l’accent sur les relations conflictuelles avec les policiers. D’autres encore dénonçaient une manipulation politique pour renforcer le front national. Pour ma part, je préfère ne pas cibler telle ou telle raison car, et c’est certain, c’est bien toute une ambiance, un climat d’exclusion qui est à la source de ces tensions. 
Durant les affrontements, en tant qu’éducateurs, nous restions en retrait et étions par contre particulièrement présents après, pour parler des incidents et surtout de comment ils étaient relatés, bien trop souvent de façon spectaculaire. Nous insistions sur les conséquences négatives de  tels actes qui risquaient de faire cibler davantage les jeunes des  Minguettes.

 

Comment se comportaient les journalistes ?

Les jeunes regardaient le journal télévisé avec une attention toute particulière.  Certains étaient profondément ravis d’être sous le feu des projecteurs, peut-être ressentaient-ils alors un sentiment d’exister. D’autres, par contre, voyaient déjà très bien se profiler la stigmatisation avec toutes les conséquences que l’on connaît aujourd’hui. L’ensemble des adultes élus, militants ou professionnels du quartier cherchait à dire la situation du quartier et surtout à positiver les Minguettes en valorisant les actions innovantes, mais il est vrai que les médias cherchaient avant tout à faire du spectaculaire. Les images de voitures brûlées sont ainsi devenues un mode d’expression qui perdure encore aujourd’hui. Je me souviens même d’un journal qui cherchait des « loubardes », histoire de choquer en montrant une violence féminine, et qui était bien peu intéressé par l’idée de rencontrer des jeunes filles du quartier pour recueillir leurs paroles sur la réalité de ce qu’elles vivaient au quotidien. À l’évidence, les médias ont fait du sensationnel et dans une certaine mesure ils ont attisé les affrontements.

 

Comment se comportaient les policiers ?

Bien sûr, certaines interpellations étaient violentes, mais il serait faux de dire que les policiers recherchaient les affrontements.

 

De nouveaux affrontements ont eu lieu en 1983, était-ce une réplique de l’été 1981 ?

Ce n’était pas une réplique dans la mesure où, pendant toutes ces années se sont déroulés des incidents dont certains ont pris une plus grande ampleur et ont été médiatisés et d’autres pas. Aujourd’hui encore chaque nuit des voitures sont incendiées, mais on n’en parle pas. Je le redis, l’histoire des Minguettes en ce début des années 1980, n’est pas une addition de faits ou d’événements, mais bien un climat social particulièrement difficile et tendu.

 

Vous étiez également présent lors de la Marche pour l’égalité en 1983, quel souvenir en gardez-vous ?

La marche est un temps fort, visible, une belle expression de solidarité. Elle a permis, enfin, de valoriser les Minguettes, de mettre en valeur une action qui a réuni des jeunes et des militants pour dénoncer une situation et revendiquer l’égalité pour tous les jeunes de France. En tant qu’éducateurs, nous sommes restés dans le quartier auprès de ceux qui n’étaient pas partis avec les plus grands, mais qui vivaient aussi intensément cet événement. Nous étions aussi dans l’optique de préparer le retour des marcheurs. Car un événement d’une telle importance, c’est bien, mais il induit aussi un après qu’il était bien utile d’anticiper. Nous avons utilisé la Marche comme un outil positif, pour valoriser la revendication pacifique.

 

Qu’est-ce qui a permis qu’une telle mobilisation pacifique soit possible ?

Avec le recul, je pense que c’est parce qu’il existait un réseau composé de personnes impliquées dans le CIL, d’enseignants, d’acteurs associatifs des centres sociaux, de la MJC, de nombreuses associations et d’amicales, de la notre, l’ADSEA, et bien sûr des personnalités comme Christian Delorme et Jean Costil. Ce réseau constituait un tissu social qui travaillait dans un même élan pour améliorer le quotidien, dans un même esprit de respect des habitants quelque soit leur nationalité ou leur classe sociale et dans un même souci de lutte pour plus d’égalité et de justice. La marche est l’élément pacifique le plus visible, donc celui qui reste dans les mémoires. Mais en fait, chaque acteur contribuait à la mise en place d’actions qui convergeaient toutes vers cet objectif d’agir en faveur des publics fragilisés dans un souci d’égalité. L’accès à la culture, à l’éducation, aux loisirs, à l’emploi et plus globalement aux droits, et notamment à celui de vivre dignement, étaient tout simplement ce qui guidait l’action quotidienne de l’ensemble des professionnels et des militants qui souvent étaient les mêmes personnes.

 

Christian Delorme et Jean Costil ont été particulièrement influents dans la mise en œuvre de la Marche pour l’égalité, pourquoi ?

Ils étaient reconnus par les jeunes et leurs familles du fait de leur combat gagné contre la double peine. Leurs paroles et plus globalement leur influence avaient donc du poids. L’association SOS Minguettes dont Toumi Djaïda était le président est née de cette volonté de structurer l’expression des revendications. Là aussi cette volonté de créer des associations de jeunes était un objectif poursuivi par l’ensemble des acteurs. Après l’échec de mise en gestion de locaux par des jeunes, nous souhaitions les amener à mieux s’organiser, à se monter en association. C’était un mouvement général des associations et des travailleurs sociaux, mais aussi des  élus qui souhaitaient avoir des interlocuteurs légitimes, de pousser à l’engagement associatif. D’ailleurs l’une de ces associations du quartier Lénine est allée jusqu’à l’organisation de loisirs. Cependant, ce n’était pas simple : une fois créées, fallait-il encore que ces associations vivent !

 

Quel bilan faites-vous aujourd’hui de cette époque ?

Cette époque a été pour moi une période riche en termes de rencontres. J’ai appris la nécessaire solidarité entre les réseaux associatifs, les réseaux d’habitants et les réseaux de professionnels quand les situations sont graves. Nous avons  travaillé à des solutions face aux difficiles problèmes posés de discrimination, d’inégalité, d’injustice, d’orientation professionnelle, d’insertion, etc. Nous avons mis en œuvre le travail partenarial, la concertation.... ; mais les mentalités n'ont pas changé dans le fond. Il ne suffit pas de voter des lois, de créer  des dispositifs ou de mettre des moyens financiers, il est nécessaire et fondamental d’abord de changer l’état d'esprit dans lequel nous évoluons.