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La géographie de l'innovation

Interview de Nadine MASSARD

<< Cela nous a permis de remarquer le caractère de plus en plus collectif de l’innovation : ce n’est plus chaque entreprise isolée ou chaque chercheur seul dans son laboratoire qui peut innover >>.

Interview de Nadine Massard, professeur des universités en sciences économiques à l’Université Jean Monnet Saint-Etienne, directrice adjointe du CREUSET (Centre de Recherches Economiques de l’Université de Saint-Etienne).

Le Creuset est une équipe de chercheurs spécialisés en économie. Depuis 1999, leurs recherches portent sur  la géographie de l'innovation. 
Quels sont les processus mis en place pour analyser l'innovation ? Comment évaluer  l'innovation ? Qu'est-ce que la géographie de l'innovation? Quels sont les acteurs de cette analyse ? Quelle est la place de Rhône-Alpes dans la recherche ?...

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Date : 06/04/2006

Dans un premier temps, afin de contextualiser les recherches entreprises au CREUSET, pouvez-vous décrire succinctement vos travaux ?

Le CREUSET est une équipe de chercheurs spécialisée en économie et reconnue par le Ministère de la Recherche. L’orientation suivie depuis 1999/2000 est celle de la thématique de la géographie de l’innovation. Historiquement, le centre était spécialisé dans l’analyse de la répartition spatiale de l’activité économique. La montée des enjeux liés à l’implantation des activités d’innovation, nous a conduit à nous spécialiser sur la question de la géographie de l’innovation : pourquoi les acteurs de l’innovation choisissent tel lieu pour se localiser plutôt que tel autre et quelles sont les conséquences qui en découlent sur les performances à innover des territoires. Nous employons des méthodes académiques d’investigation en économie, aussi nos travaux s’appuient-ils essentiellement sur l’économétrie, la confrontation des théories à des données statistiques ou d’enquêtes. Ces méthodes nous ont poussé à nous interroger sur l’innovation : quelles sont les variables qui rendent compte de l’innovation, quels sont les éléments qui rentrent dans le processus d’innovation et qui expliquent que l’on innove ou pas ? La recherche scientifique, par exemple, est un élément déterminant du processus d’innovation, mais il y en a d’autres.

 

En d’autres termes, vos productions fournissent des indicateurs pour analyser les processus d’innovation ?

Oui, au départ nous sommes restés dans un balisage académique mais peu à peu nos productions ont trouvé des échos auprès des collectivités, des Ministères et des acteurs économiques et sociaux. Nous avons donc obtenu plusieurs contrats pour mesurer la répartition spatiale des activités économiques et pour déterminer quel est le poids réel de chacun des déterminants de l’innovation. Nous avons en l’occurrence travaillé pour le Commissariat Général au Plan, la Mission d’Aménagement du Territoire du Bassin Parisien, la région Rhône-Alpes, le Ministère de la Recherche, Saint-Étienne Métropole, qui souhaitaient se représenter un peu mieux la géographie de l’innovation en France.

 

Ces travaux ont donc été le point de départ de la volonté de créer l’observatoire Européen des données localisées d’innovation ?

En quelque sorte, oui. Au cours de nos recherches, nous nous sommes rendus compte de la difficulté de recueillir des indicateurs fiables qui représentent correctement l’innovation.
Nous nous sommes également rendus compte que nous n’étions pas les seuls à souffrir de cette difficulté. Nous avons donc eu l’idée de construire un outil qui permette de recueillir plus systématiquement l’ensemble des données et de construire de nouveaux indicateurs.

 

Concrètement, comment cela s’est-il mis en place ?

L’idée principale est de rassembler plusieurs équipes de recherche qui travaillent sur la mesure de l’innovation et sa localisation afin de créer un véritable centre de ressources qui collecte de façon systématique les données existantes aujourd’hui. On souhaite obtenir, de l’analyse de ces données, des résultats qui soient un peu plus parlants pour les acteurs — privés ou publics — et qui leur fournissent une aide à la décision car ceux-là peuvent influer sur la mise en place de clusters, de pôles de compétitivité, ou de tout autre dispositif institutionnel.

 

Quelles sont les données, les variables qui entrent en compte dans l’évaluation de l’innovation ?

La recherche scientifique en est une évidemment. Ce que nous avons reproché aux tableaux de bord existants est qu’ils prennent en compte deux types de variables. Celles que l’on nomme les « input » c’est-à-dire les moyens mis en œuvre pour favoriser l’innovation : le nombre de chercheurs, les moyens financiers en général et ceux alloués à la recherche et au développement. Ainsi que celles qui représentent ce qu’il résulte de cet investissement –les « output »- et que l’on évalue au travers des variables disponibles et publiques que sont les brevets et publications scientifiques. Or, nous estimons que ce n’est pas suffisant. D’une part, en analysant plusieurs régions françaises, on se rend compte qu’en investissant les mêmes moyens au départ, on n’obtient pas les mêmes résultats. Nous pensons que les résultats obtenus dépendent d’un processus - nous travaillons à le préciser - dont l’organisation n’est pas sans influence. D’autre part, si les indicateurs d’input (nombre de chercheurs, financement, etc.) sont assez fiables, en revanche les indicateurs d’output ne sont que partiellement représentatifs de ce que l’on peut appeler l’innovation.

 

Pour quelles raisons ?

En France, toutes les entreprises ne brevètent pas. L’enjeu du brevet est déterminé par un contexte stratégique plus que par une volonté de protéger les idées d’innovation. On a donc une très faible part de brevets en France par rapport à d’autres pays du monde ce qui est très loin de représenter la capacité d’innovation française. Il y a un choix historique des entreprises françaises de moins breveter que dans les autres pays. La pratique du secret est plus développée en France : on protège par le secret davantage qu’en brevetant. Par ailleurs, il y a aussi le poids des petites entreprises pour qui il est beaucoup plus compliqué de breveter que pour les grandes. Enfin, les pratiques de protection industrielle sont très différentes d’un domaine à l’autre. En d’autres termes, le brevet est un indicateur mais il n’est pas suffisant.

 

Le brevet n’est pas un indicateur suffisant pour les raisons que vous venez d’expliquer. Pourtant, on entend souvent dire que la France n’a pas un bon chiffre en matière d’innovation car elle édite peu de brevets. Est-ce que cette conclusion est hâtive ? Peut-on alors se fier aux chiffres ?

C’est une question complexe. C’est vrai que l’on ne peut pas tirer une conclusion radicale du type : « il n’y a pas beaucoup de brevets donc la performance innovatrice est mauvaise ». Mais, d’un point de vue stratégique, le poids des brevets dans la concurrence entre les firmes est internationalement très important. Si on ne brevète pas, on se prive d’un argument lourd dans la concurrence mondiale, car la visibilité sur l’innovation et la capacité à la valoriser est moindre. A terme, on risque d’en subir les conséquences dans la concurrence mondiale. En d’autres termes, on ne peut pas dire que l’on est moins innovant parce que l’on brevète moins mais, on risque tout de même d’être moins bien placés dans la concurrence mondiale et dans les négociations inter-firmes.

 

Et pour les publications scientifiques ?

C’est effectivement une autre variable mais elle est surtout utilisée pour mettre en évidence la capacité à produire et à diffuser des connaissances scientifiques qui ne trouvent pas toujours de traductions en termes d’innovation dans les entreprises.
Au total, on manque un peu d’indicateurs de résultat. Pour pallier cette carence, des enquêtes au niveau européen ont été menées auprès des entreprises afin de savoir si elles ont fait des innovations de produits, de procédés, d’organisation, etc. Ces enquêtes donnent des informations plus précises et indépendantes du brevet. Toutefois, elles ne sont pas encore conçues pour permettre des études spatialisées intra nationales.

 

D’où la nécessité d’obtenir d’autres indicateurs.

Tout à fait. Tout cela nous a conduit à nous orienter vers d’autres indicateurs et notamment vers des indicateurs qui révèlent le processus de l’innovation. En économie de l’innovation, cela nous a permis de remarquer le caractère de plus en plus collectif de l’innovation : ce n’est plus chaque entreprise isolée ou chaque chercheur seul dans son laboratoire qui peut innover. La plupart des innovations résultent d’un processus collectif qu’il soit interne aux entreprises ou qu’il existe entre entreprises en collaboration avec d’autres sources de connaissances extérieures (les centres de recherche notamment). On essaie de trouver d’autres types de données qui rendent compte de l’organisation des relations entre les acteurs de l’innovation. On travaille donc sur les réseaux d’innovation. On essaie de voir si en tel lieu, il y a une différence entre ce que l’on a injecté (input) et ce qui en résulte. Quels sont les éléments qui influent : est-ce parce que les acteurs sont mieux connectés à l’international, est-ce parce qu’ils travaillent mieux en réseau, etc ?La dernière ouverture est de ne pas se contenter des données des enquêtes parce qu’elles sont un peu décalées dans le temps (le temps de faire l’enquête, le temps de la dépouiller). Ces données sont intéressantes lorsqu’elles sont collectées systématiquement et annuellement et qu’elles permettent d’observer l’évolution sur le long terme et de comparer des territoires. Mais elles ne sont pas suffisantes. L’idée est alors d’aller vers des techniques de veille technologique et scientifique appliquées à la localisation de l’innovation.
Il s’agit alors de prendre des notices de brevets, de publications, des sites Internet et de travailler sur les données textuelles, sur les liens entre sites Internet, entre laboratoires, etc. Cela permet d’aller au-delà des données dont tout le monde dispose et d’avoir des informations en « temps réel ». On essaie d’identifier des tendances très fraîches. Les données d’enquête donnent plutôt une vision historique alors que les nouvelles techniques sont plus prospectives. Mais ce qui est intéressant est de coupler les deux approches : observation sur des données systématiques et veille sur les tendances dans une logique d’anticipation..

 

Qu’appelez-vous « géographie de l’innovation » ? Est-ce la localisation territoriale de l’innovation ou l’architecture des différents acteurs qui interviennent dans l’innovation ?

Au départ, lorsque nous avons commencé à travailler, nous nous sommes intéressés à la concentration des activités d’innovation qui est parfois très forte dans certains pays, dans certaines régions, dans certaines agglomérations. Nous sommes partis de cette observation-là et nous avons essayé de l’expliquer. Initialement, nous avons tenté de l’expliquer dans chaque lieu par les « effets de proximité » : pourquoi a-t-on intérêt à ce que tous les acteurs de l’innovation soient localisés au même endroit créant des agglomérations ? Puis, nous avons fait le constat que nous devions mieux comprendre le fonctionnement et l’architecture des réseaux et la façon dont ils s’interconnectent. Il y a forcément des interconnexions entre les réseaux et ceux-ci sont rarement exclusivement locaux.
Aujourd’hui, nous sommes convaincus de la nécessité de comprendre à la fois la localisation territoriale de l’innovation et l’architecture de ces dits-réseaux pour saisir complètement les processus d’innovation.

 

Qui sont les membres des réseaux d’acteurs de l’innovation ?

Dans les réseaux, il y a essentiellement les entreprises, la recherche scientifique publique, les services de conseils et d’étude aux entreprises. Il y a donc un mélange d’acteurs publics et privés. Mais ce qui est important est de savoir comment on repère ces acteurs. Un des moyens mis en place est d’étudier les réponses aux projets faits en commun. Par exemple, les réponses aux projets européens, où on trouve des laboratoires de recherche publique, des organismes de recherche privée, des fondations, des entreprises, des sociétés de service, etc.

 

Parvient-on à « quantifier » les relations qui existent entre la recherche publique et l’innovation ?

Jusqu’à présent, l’hypothèse était de dire que la quantité de brevets déposés était dépendante des moyens injectés. Il s’agit donc d’une hypothèse sur les moyens mobilisés et sur ce que cela donne. On peut également faire des hypothèses sur la manière dont ces moyens (moyens recherche publique, moyens recherche privée) sont utilisés. On a également fait des hypothèses pour savoir si, lorsque la recherche privée et la recherche publique étaient localisées au même endroit, on avait un effet plus important sur l’innovation ou pas. Les résultats montrent des effets de proximité importants. Généralement les effets de la recherche publique et privée d’un département sont importants à l’intérieur du dit département. On constate un lien entre la recherche scientifique et le processus d’innovation. En revanche, ces effets se font moins sentir dans le territoire voisin. Toutefois, cet effet de proximité n’est pas systématique et dépend des secteurs : l’effet est plus important dans les « high-tech » que dans les secteurs de plus basses technologies.
Nous en avons déduit qu’il ne suffit pas de se mettre à proximité pour collaborer et innover ensemble et nous avons décidé d’étudier la façon dont les connexions se font. Nous cherchons à déterminer la nature d’une coopération réelle entre la recherche publique et la recherche privée mais nous manquons ici de données pour quantifier cette relation. Nous travaillons autour des contrats, des co-publications, des co-inventions, etc., et nous étudions les données de participation aux contrats européens, les contrats université/entreprises qui passent maintenant dans le système de comptabilité, les thèses CIFRE, etc. On pense qu’il y a alors un véritable transfert de connaissances dans ces cas-là.

 

La tendance n’est-elle pas à l’éclatement de cette géographie de l’innovation ? Par exemple, les contrats européens ne poussent-ils pas les laboratoires à s’associer à des entreprises hors de leurs frontières régionales voire nationales ?

Plusieurs éléments pourraient, en effet, faire penser que la tendance est à la dispersion, mais ce n’est pas le cas. Les contrats européens, les technologies de l’information et de la communication offrent forcément des possibilités de faire éclater ces frontières. Mais en réalité, les travaux de recherche montrent que nous sommes souvent face à l’effet inverse. Les contrats européens ont tendance à renforcer les agglomérations : une majorité des participations aux contrats européens sont localisées en Ile de France. Cela crée du réseau entre les pôles déjà innovants. Pour les TIC, on est dans le même cas de figure : il y a un effet de complément entre les relations de proximité et la possibilité de pouvoir communiquer rapidement et à distance. Il se trouve que l’on utilise plus facilement Internet pour communiquer avec son voisin de bureau qu’avec un collègue à l’autre bout du monde ! Il est vrai que les opportunités de contacts sont multipliées mais cela ne suffit pas pour pouvoir faire de la recherche ensemble.
Ensuite, il y a les politiques régionales. Pour les pôles de compétitivité et les clusters, il faut attendre un peu pour voir les effets. Mais on constate déjà que les pôles de compétitivité répondent à une logique thématique et de territoire restreint qui devra être attentive à ne pas conduire à l’éclatement des liens nationaux qui existaient déjà.

 

Quelle est la place de la région Rhône-Alpes dans le processus de l’innovation ?

La région Rhône-Alpes est une des régions qui dépense le plus en matière de politique de la science, en soutien à la recherche et à l’innovation et la deuxième région de France pour tout ce qui est des activités d’innovation. Elle compte des pôles universitaires importants doublés par une diversité industrielle forte. Mais, l’articulation est un peu complexe entre des systèmes institutionnels à multiple niveaux (national, régional, local) qui n’évitent pas certains effets de concurrence (entre Lyon et Grenoble par exemple).

 

Mais l’organisation en pôles de compétitivité et en clusters ne va-t-elle pas conduire à modifier ce fonctionnement concurrentiel entre villes ?

Les pôles de compétitivité ont crée une forte dynamique : au moins pour leur élaboration, les acteurs ont été amenés à travailler ensemble. Mais il faut maintenant que ça continue.
Pour les clusters de recherche, on a eu le même phénomène. Cette politique régionale a amené les gens à se rencontrer, à discuter et à construire un projet commun. Mais il faut maintenant que ça se traduise dans les faits avec des moyens. Et l’équilibre n’est pas simple à trouver entre les enjeux scientifiques, les enjeux territoriaux et les enjeux d’établissements de recherche …

 

Le cas de Lyon et de Grenoble paraît donc très intéressant. Comment se fait-il que Grenoble parvienne à ce niveau en terme d’innovation ?

On a beaucoup parlé de l’accessibilité comme facteur positif de l’innovation. Mais il n’y a pas pire que Grenoble en terme d’accessibilité : l’aéroport est loin, la circulation citadine est difficile… et pourtant, la ville se développe (dans une certaine mesure, parce qu’elle est limitée physiquement par les montagnes). Michel Grossetti (sociologue) a comparé l’histoire de villes telles Toulouse ou Grenoble. Il a mis en évidence qu’il y a à Grenoble un processus historique de réseau entre acteurs, de relations entre le public et le privé. Ils n’ont pas attendu les pôles pour travailler ensemble. Souvent, les professeurs d’université sont des élus, les élus travaillent avec les entreprises, etc. Il y a donc des rapports forts entre les élus, les universités, les entreprises.
Mais, l’agglomération ne va pas pouvoir croître éternellement. Il se peut alors que Grenoble ne puisse bénéficier complètement de ses avantages par rapport à Lyon qui dispose notamment d’un marché du travail beaucoup plus élargi.
Lyon et Grenoble ont donc intérêt à travailler en réseau afin que chaque ville profite des avantages de l’autre.

 

Pour revenir sur l’innovation, est-ce que la loi de 1999 a changé des choses de façon significative ?

C’est très difficile à voir. Le laps de temps est trop court. Je ne peux pas parler en tant que chercheur en économie de l’innovation là-dessus car nous n’avons pas mené de travaux sur cette question.
Il s’agit donc de l’avis personnel du professeur d’université.
On dit souvent que la France est très forte en matière de production de connaissances scientifiques mais que cela ne se traduit pas en brevets ou en innovations commerciales. C’est de cette constatation qu’est née cette loi calquée sur le modèle anglo-saxon où les chercheurs sont incités à développer eux-mêmes leurs innovations. Mais est-ce cela qu’il faut faire ou repenser les relations entre les entreprises et l’enseignement supérieur ?
La reconnaissance des doctorats dans les entreprises est encore faible. Nos filières sont trop séparées. Le transfert des connaissances des universités aux entreprises passe sans doute par une nouvelle manière de concevoir le doctorat mais ceci ne peut être possible que si on aboutit à une véritable reconnaissance de ce niveau de qualification dans le monde de l’entreprise. Les thèses CIFRE représentent une voie importante dans ce sens, mais, elle n’est pas suffisante.
Quant aux grandes écoles d’ingénieurs, mieux adaptées au monde de l’entreprise, elles sont encore très inégalement investies dans le monde de la recherche. Nous avons des ingénieurs qui ne sont pas spécifiquement formés à la recherche et rencontrent donc des difficultés à discuter avec les chercheurs….