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La conciliation, une tradition de négociation propre à ce territoire

Interview de Paul BACOT

<< Historiquement, Lyon a été un laboratoire, un lieu très réceptif à ces idées selon lesquelles il faut penser en termes de région et d’agglomération, plutôt que de ville ou de département >>.

Dans une agglomération lyonnaise où l'architecture des niveaux de  décision est particulièrement complexe (de l'arrondissement à la  communauté urbaine), comment analyser le fait que les déchirements  politiques ne prennent pas le dessus sur l'esprit de coopération ?  Effet de contingence ou de représentation, impact des élites  intellectuelles, économiques ou religieuses, ... : les modes de  gouvernance locale, marqués par la conflictualité, le seraient-ils  aussi par des traditions de négociation propres à ce territoire ?

Interview de Paul Bacot, Professeur de Science politique, IEP de Lyon. Responsable du Doctorat de Science politique de l’Université Lumière Lyon 2 et du pôle de spécialité « Politisation » du laboratoire Triangle (CNRS UMR 5206). Directeur de la revue « Mots. Les langages du politique » (ENS Editions) et auteur (en collaboration) de « L’animal en politique », L’Harmattan, 2003.

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Date : 08/05/2006

Que pensez-vous de l’idée selon laquelle Lyon — ou la région lyonnaise — se distinguerait par une certaine « culture de la conciliation », fruit d’une histoire particulière qui influerait encore aujourd’hui sur les modes de gouvernement local ?

Je suis assez réticent sur ces idées de tempéraments locaux. Non pas que je ne croie pas à l’existence de cultures, sous-cultures, etc., mais ce sont des notions tellement  faciles à instrumentaliser que je me méfie. Cela remonterait à quand, cette spécificité lyonnaise ? Il y a quand même eu pas mal de changements dans la ville, les mentalités... La population s’est renouvelée et la structure sociale a évolué. J’ai d’ailleurs tendance à penser que  le changement de majorité à Lyon aux municipales de 2001 tient  pour une part à ces évolutions. Donc, l’hypothèse de cette continuité historique me pose problème, a priori. Comment l’objectiver ?  Par contre, si l’on pense de façon plus limitée dans le temps — 20 à 30 ans — il me semble qu’un élément structurel peut contraindre les acteurs politiques lyonnais au compromis : c’est la particularité qui consiste à avoir à la fois une communauté urbaine et des conseils d’arrondissement. On bat des records de niveaux de décision dans cette agglomération, entre l’arrondissement, la ville, la communauté urbaine, le département et la région. Cela complique évidemment le jeu politique et entraîne une sorte de cohabitation permanente. Pour prendre l’exemple du 2ème arrondissement de Lyon après le scrutin municipal de 2001 : les gens avaient un Maire d’arrondissement de droite, un Maire de la ville de gauche avec une majorité de gauche, un Président de Communauté Urbaine de gauche avec une majorité droite/gauche, un Président de Conseil Général de droite avec une majorité de droite et, à l’époque, une Présidente de Région de droite soutenue par la gauche ! 

 

Mais cette architecture complexe des pouvoirs locaux est justement le fruit d’une histoire. La communauté urbaine de Lyon, par exemple, a été l’une des premières à se mettre en place en France… 

C’est lié au fait que Lyon n’avait pas absorbé ses banlieues, ou avait  arrêté de les absorber au milieu du 19ème siècle. Encore récemment quelqu’un me demandait combien il y avait d’habitants à Lyon : « 400 000 ? Mais c’est une petite ville ! ». De fait, Lyon ne pèse que d’un poids très faible dans l’agglomération, du point de vue démographique. Cela explique que la ville ait eu besoin d’une structure communautaire.

 

On peut quand même s’interroger sur le fait que cet échafaudage de niveaux de décision, au bout du compte, fonctionne. Les acteurs locaux, à l’échelle de l’aire urbaine, et en dépit de toutes ces divisions, parviennent à monter des projets ensemble, à faire avancer  de grands dossiers économiques ou scientifiques… Pourquoi l’esprit de coopération prend-il le pas sur les dissensions politiques, qui pourraient logiquement gripper le système ?

Historiquement, Lyon a été un laboratoire, un lieu très réceptif à ces idées selon lesquelles il faut penser en termes de région et d’agglomération, plutôt que de ville ou de département. On l’a vu par exemple avec l’OREAM1  au moment de l’édification de la ville nouvelle de l’Isle d’Abeau. La logique « technocratique » — ou qualifiée comme telle à l’époque — a peut-être pris le pas, alors, sur les débats politiques. Des choses venant de l’extérieur de la sphère politique se sont imposées, des  idées qui étaient plutôt portées par des urbanistes, des géographes, des entrepreneurs, le milieu économique, etc. Cela me fait penser au travail de l’un de mes étudiants sur cet épisode peu connu qu’est la création de la région Rhône-Alpes. Celle-ci s’est faite en deux temps. Le schéma de 1955 avait en effet créé deux régions — une région Rhône et une région Alpes —, en précisant simplement qu’il pourrait y avoir des programmes communs. Ce n’est que quelque temps plus tard, au début des années 60, qu’elles ont fusionné. Je m’étais questionné sur les débats de l’époque : qui avait défendu quoi ? J’imaginais a priori une bataille entre la mairie de Lyon et celle de Grenoble, Lyon voulant être la capitale d’une grande région… Mais le résultat du travail sur archives et sur entretiens a montré qu’il n’en avait rien été. Les édiles politiques lyonnaises ne se sont absolument pas intéressées à ça. Elles ne voyaient pas l’importance de cette grande région, qui a été de fait l’affaire des milieux économiques, sociaux, intellectuels… : des gens à l’interface des finances, du syndicalisme, de la géographie académique, comme Jean Labasse, le banquier-géographe, grand bourgeois lyonnais ; ou la Chambre de Commerce de Vienne, qui voulait être rattachée à Lyon et pas à Grenoble… La décision est revenue finalement au Préfet Ricard, la raison affichée étant que l’agglomération lyonnaise, telle qu’elle était en train de se développer, ne pouvait pas être à cheval sur deux régions. Et l’on est allé chercher comme Président de Région le Sénateur Ribeyre, un Ardéchois, personnage inodore, incolore, issu d’un petit département et qui pouvait jouer un rôle d’arbitre… Les ténors politiques locaux n’avaient aucune envie de s’occuper de cela. Tout comme dans d’autres régions d’ailleurs : jusqu’à une date récente, les élus ne se sont pas battus pour les régions. Dans le cas lyonnais, cette réorganisation régionale a été pensée en même temps que l’agglomération : c’est dans la foulée que l’on a modifié les limites du département du Rhône, de manière à intégrer la grande banlieue lyonnaise — qui était jusqu’alors en partie dans l’Isère et en partie dans l’Ain ; redécoupage administratif qui était un préalable à la mise en place de la Communauté Urbaine.

 

Le rôle des élites intellectuelles et sociales aurait donc été par le passé tout aussi important que celui des élites politiques, pour ce qui est de la gestion « concertée » du territoire. Pensez-vous que cela puisse perdurer dans la période à venir ?

La question qui se pose pour la suite est celle de l’éventuelle réforme des modalités de désignation des dirigeants communautaires. Tant que l’on reste avec ce système à plusieurs niveaux, les élus représentent plus leur ville ou leur commune que leur camp politique.  On est davantage, de ce fait, à l’échelle de l’agglomération, dans une structure de type « conférence internationale diplomatique », dans la négociation entre villes et communes, que dans une logique majorité/opposition. Mais si demain se met en place l’élection au suffrage universel direct des conseillers communautaires, ce sera forcément différent.
Pour l’instant, je serais tenté de dire que ces gens-là font de nécessité vertu. Un maire adjoint serait suicidaire s’il était en bataille permanente avec le maire de la ville. Et c’est encore plus vrai au niveau de la communauté urbaine. L’hypothèse de la guerre quotidienne étant inconcevable, il y a forcément  compromis. Je pense donc qu’il y a vraiment des contraintes structurelles, pour ce qui est de la période contemporaine. Pour le reste, tout ce discours, cette interprétation de l’histoire politique de Lyon, selon laquelle la ville  aurait toujours été apolitique, centriste…, je ne suis pas d’accord. C’est la première grande ville en France à avoir eu un Maire socialiste, il y a un siècle, avec Augagneur. Et la municipalité Herriot, pendant toute une époque, n’a pas du tout été neutre. Par la suite, l’élection  de Pradel est loin de s’être faite dans le compromis. Il faut quand même se rappeler qu’en 1957, lorsque Pradel a été élu pour finir le mandat, après la mort d’Herriot, le Figaro titrait qu’une majorité de Front Populaire l’avait emporté à Lyon ! De fait, il avait été élu par une majorité radicaux/socialistes/communistes. Bon, le lendemain il trahissait et faisait alliance avec la droite…, mais c’était tout sauf du compromis ! La  municipalité Pradel représentait un antigaullisme virulent. Et lorsqu’on voit, au niveau de la droite locale, les déchirements permanents, particulièrement brutaux depuis plusieurs décennies, les rivalités entre gaullistes et non-gaullistes, les divisons terribles qui ont eu lieu autour de l’affaire Millon, cet imbroglio invraisemblable, hallucinant qui s’est joué au second tour de 2001… et comment tout cela s’est résolu : dans la bataille, la négociation âpre…

 

Je n’ai pas parlé de compromis. Je ne dis pas que c’est une ville, une agglomération sans conflit. Son histoire est marquée par les révoltes, les émeutes, les affrontements sociaux… Mais je me demande s’il n’existe pas, ici plus qu’ailleurs, des capacités à régler les différends. Je pense à la conciliation comme art de rechercher l’unanimité…, qui exige des passeurs, des compétences, des gens capables de jouer un rôle charnière en situation  de conflit.

Du point de vue de mon travail de recherche, j’ai tendance à privilégier la conflictualité, c’est mon objet. Et Lyon est une ville conflictuelle. Cela étant dit, cette hypothèse que vous formulez est incontestablement  dans l’air à Lyon depuis très longtemps. Et l’on peut raisonnablement penser  que cela a un effet sur le comportement des acteurs. Mais je suis dans l’incapacité de mesurer cela. Je suis plutôt tenté de croire à un effet de représentation, de discours, plutôt qu’à je ne sais trop quelle réalité intrinsèque. Il est probable qu’un candidat à la mairie de Lyon, ou qu’un maire de Lyon qui veut asseoir son autorité localement doit se dire : « Il faut que je ressemble à cette image-là, que je colle à mon rôle ». Lorsque Lyon Capitale titre « Gérard Collomb est-il de gauche ? », il y a peut-être de ça. Mais cela peut aussi s’expliquer, tout simplement, par le fait qu’il a gagné les élections municipales — avec une majorité de sièges — alors que la droite (Michel Mercier et Charles Millon) était majoritaire en voix. C’est l’effet du mode de scrutin, du découpage et des divisions de la droite. Ce qui ne veut pas dire que s’il y avait eu des listes communes à droite, celle-ci aurait gagné : on sait bien en effet qu’un certain nombre de gens ne voulaient pas voter pour Charles Millon. La gauche a bénéficié de reports de voix de droite dans certains arrondissements, une partie des électeurs UDF refusant de voter pour Charles Millon. Et après l’élection, toute une série de petits maires de droite, de l’Ouest Lyonnais, ont refusé de partir à la bataille et ont préféré s’entendre avec Gérard Collomb.

 

Le mouvement qui s’est organisé à ce moment-là contre Charles Millon était une union pour le moins diversifiée. Qui rassemblait-elle au juste ?

C’était à la fois la gauche intellectuelle, antiraciste, anti-Le Pen, et, en schématisant énormément, la droite démocrate-chrétienne. On sait bien que là où le Front National n’a pas pu percer, en France, c’est en terre catholique — dans l’Ouest, notamment. A Lyon, cela a joué aussi.

 

L’impact de l’histoire religieuse de Lyon se ferait donc encore sentir ?

Oui, par ce biais-là. Il y a un courant démocrate-chrétien, que Michel Mercier incarne parfaitement. Anne-Marie Comparini aussi, et sans doute également des gens dans le monde économique. Lyon est marqué par le catholicisme social, incontestablement. Le Prado, la tradition des Semaines sociales…, c’est une histoire qui laisse  des traces. J’ai été frappé en visitant récemment l’exposition « Lyon en guerre », au Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation, par la reproduction d’une affiche annonçant en juin 40, au moment de l’avancée des troupes allemandes, la décision de proclamer Lyon « ville ouverte ». Pour  que la population  ne bouge pas, les Allemands avaient demandé que des personnalités soient désignées en otage. De grands placards affichés dans la ville appelaient donc à respecter l’engagement pris par les autorités publiques. Et, chose stupéfiante, cette affiche officielle est signée par le Préfet de l’époque, le gouverneur militaire, le premier adjoint d’Herriot (celui-ci étant à ce moment-là à Bordeaux)… et par le Cardinal Gerlier !

 

Bel exemple, effectivement, du rôle de l’Eglise comme puissance socio-politique locale…

À l’époque, Gerlier avait un poids considérable, il faisait partie des élites locales, c’était une caution morale. Lorsqu’on avait avec soi, à Lyon, à la fin des années 30 et au début des années 40, Herriot et Gerlier, tout Lyon était là… Herriot et Gerlier étaient très amis. Herriot  a d’ailleurs eu des obsèques religieuses, ce qui a créé une forte polémique en 1957 : les milieux de la libre pensée, des droits de l’homme, le syndicat des instituteurs, etc. ont dénoncé la « trahison » de sa pensée, en prétendant que le Cardinal aurait recueilli frauduleusement l’acquiescement d’Herriot sur son lit de mort.

 

Pour en revenir au thème de la conciliation — qui s’ancre tout de même dans la tradition des conciles — on a vu dans la période récente des religieux lyonnais jouer un rôle d’arbitre dans certains conflits sociaux. Je pense par exemple au père Delorme lors des émeutes des banlieues lyonnaises dans les années 80.

Oui, de même qu’Herriot a toujours dû tenir compte de Gerlier, d’autres maires de Lyon ont dû tenir compte des figures de l’Eglise locale. Comment se fait-il que cela perdure, bien au-delà de la puissance réelle de l’Eglise ? Je crois que beaucoup de gens ont un rapport en creux avec la religion chrétienne : ils n’y adhèrent plus guère, mais il ne faudrait pas qu’on l’attaque, ou que l’on n’en tienne pas compte. Cela me fait penser à cet ami juif qui se disait athée, mais qui, après la guerre des Six Jours, s’est déclaré juif parce qu’Israël était menacé.

 

C’est une question identitaire pour Lyon ?

Oui, même si le phénomène est plus diffus aujourd’hui. Quelque part, il y a l’Eglise, le  Cardinal…, il faut l’écouter. On peut parler, là encore, d’une contrainte structurelle. Toutes les villes n’abritent pas le Primat des Gaules… C’est quand même un élément du paysage non négligeable.

1 Organisme Régional d'Etudes et d'Aménagement.