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L'approche temporelle pour une collectivité comme le Grand Lyon

Interview de Thérèse RABATEL

Vice-présidente de la Communauté urbaine de Lyon en charge de l’Espace des temps, et élue du 4ème arrondissement de Lyon déléguée aux personnes âgées, en 2006

<< L’approche temporelle nous plonge dans l’univers de l’organisation du quotidien de la vie de la cité, et au cœur d’enjeux fondamentaux pour la ville >>.

Nos rythmes de vie quotidiens ont considérablement été modifiés : horaires décalés, travail de nuit, formation tout au long de la vie, fractionnement des temps de congés, alternance entre temps travaillé et temps chômé, allongement de la vie, diminution du temps de travail, généralisation du travail des femmes, intrusion de la vie professionnelle dans la vie personnelle à travers Internet, l’ordinateur et le téléphone portables, revendication d’un temps pour soi de qualité... Les collectivités ne peuvent rester à l’écart de telles mutations car les enjeux sont importants en matière de développement durable, de démocratie et d'égalité... Les politiques du temps ont pour mission de synchroniser ces différents temps.

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Date : 13/11/2006

Vous êtes vice-présidente en charge de la politique des temps du Grand Lyon. C’est une délégation nouvelle, pouvez-vous nous préciser en quoi elle consiste ?

En effet, l’approche temporelle des questions urbaines est récente. La mission Espace des temps du Grand Lyon est née en 2002. Cette approche récente se développe en Europe et en France où plusieurs villes ont lancé de belles expériences dans ce domaine, je pense notamment à Rennes ou à Poitiers, mais aussi à Paris où l’équipe du bureau des temps se révèle de plus en plus dynamique.

 

Qu’est-ce qu’une approche temporelle ?

Par définition, l’approche temporelle évoque notre rapport au temps et nos rythmes de vie. Pour une collectivité, l’approche temporelle permet d’aborder la question de la synchronisation des différents temps qui aujourd’hui s’individualisent et se complexifient, pour que la ville soit plus facile et agréable à vivre pour ceux qui l’habitent comme pour ceux qui l’utilisent. Horaires décalés, travail de nuit, formation tout au long de la vie, fractionnement des temps de congés, alternance entre temps travaillé et temps chômé, allongement de la vie, diminution du temps de travail, généralisation du travail des femmes, intrusion de la vie professionnelle dans la vie personnelle à travers Internet, l’ordinateur et le téléphone portables, revendication d’un temps pour soi de qualité… sont autant d’éléments qui modifient profondément notre appréhension et notre gestion du temps. Les collectivités ne peuvent rester à l’écart de telles mutations. C’est pourquoi, nous abordons concrètement ces changements dans les domaines de la mobilité, des services urbains ou des services aux salariés. Notre objectif est tout simplement d’améliorer le quotidien des citadins, habitants ou touristes, salariés ou inactifs. Et, souvent, nos réflexions nous conduisent à repenser globalement la ville que nous souhaitons promouvoir. En effet, l’approche temporelle remet l’urbanité en cause et nous invite sans cesse à redéfinir ou à confirmer des choix. Par ailleurs, elle se révèle particulièrement complexe. Car si la collectivité cherche avant tout à répondre aux attentes, elle se doit également d’être particulièrement vigilante pour ne pas anticiper ou cautionner des pratiques "perverses" : ne pas promouvoir les horaires décalés systématiques ou encourager les employeurs à accroître leurs exigences en termes de flexibilité ; en deux mots, en voulant améliorer la vie quotidienne des citadins, ne pas contribuer à plus de désynchronisation subie… Vous le voyez, l’approche temporelle, nous plonge dans l’univers de l’organisation du quotidien de la vie de la cité et au cœur d’enjeux fondamentaux pour la ville.

 

Quels sont ces enjeux ?

L’approche temporelle rejoint trois principaux enjeux. Celui du développement durable car l’approche temporelle se préoccupe de la qualité de la vie et de la ville et permet d’allier la réflexion et l’action concrète ; l’enjeu d’égalité, notamment entre les hommes et les femmes, mais aussi en fonction des revenus, des âges, des territoires ; et l’enjeu de démocratie car toute approche temporelle repose sur des principes de transparence et de négociation, le temps étant un sujet très sensible. Ce sont ces trois enjeux qui guident nos interventions.

 

Pouvez-vous nous préciser vos différents axes d’intervention ?

Notre premier rôle est de sensibiliser l’opinion, de faire prendre conscience aux décideurs et aux habitants, du changement des temps et de ses conséquences positives et négatives. C’est dans cet objectif, par exemple, qu’en janvier 2003, période propice aux bonnes résolutions, j’ai envoyé une carte de vœux aux administrations, entreprises, associations et organismes divers de l’agglomération les invitant à indiquer très clairement les accès en transport en commun sur les invitations aux réunions, colloques ou manifestations qu’ils organisent. En effet, j’avais constaté que très peu de ces acteurs, y compris le Grand Lyon, avaient ce réflexe utile en termes d’information et surtout incitateur à l’usage des transports en commun.

Nous établissons également des diagnostics. Pour moi, le diagnostic est une phase préalable à l’intervention tout à fait indispensable. Cela est vrai dans tous domaines et particulièrement dans le notre. Car, si nous bénéficions d’éléments quantifiés et chiffrés au niveau national, il en existe très peu à l’échelle de l’agglomération. De ce fait, nous devons d’autant plus étudier finement les situations auxquelles nous sommes confrontés. Il peut y avoir aussi un écart entre la demande et la pratique réelle des gens. Le diagnostic est la première phase d’un projet et s’il est partagé, on multiplie les chances de réussite du projet. C’est dans cet esprit que je viens de proposer au Conseil de Communauté du Grand Lyon de soutenir les associations d’entreprises Perica et Facimalp qui ont décidé de mettre en place un plan de déplacements interentreprises sur, respectivement, la zone d’entreprises du Plateau nord et celle de Champ du Pont/Parc technologique de Saint-Priest. Ces associations qui souhaitent mettre en place des PDIE sont à la fois motivées pour agir afin de réduire les nuisances environnementales liées aux trajets individuels en voiture, mais aussi pour mieux harmoniser l’articulation des temps des salariés entre vie privée et vie professionnelle. Nous finançons en commun avec la Région, l’ADEME et ces 2 associations d’entreprises les études pour la mise en place des PDIE. C’est pour moi, la garantie que le projet sera à la fois adapté aux particularités de chacune des entreprises qui s’engagent, et porté collectivement. Le temps ne s’impose pas, c’est toujours une affaire de discussion et de négociation.

Au delà de la sensibilisation et du diagnostic, notre troisième axe d’intervention est, bien sûr, l’action concrète en matière de mobilité et de services urbains.

 

Quelles sont les actions conduites depuis 2002 par la mission des temps dont vous êtes la plus fière ?

D’une manière générale, ce qui me réjouit surtout, c’est la prise de conscience progressive et tangible de l’intérêt et des enjeux de l’approche temporelle par des acteurs variés. J’ose penser que nos forums et que nos nombreuses productions ont leur influence …

Mais je crois que, plus encore, ce sont les réussites de nos actions qui nous permettent le mieux de sensibiliser et de convaincre. Bien sûr, je pense aux services aux salariés du territoire de Gerland qui ont pu se mettre en place grâce à la réflexion conduite dans le cadre du projet européen Equal animé en Rhône-Alpes par Agefos-PME « Articuler les temps pour développer les compétences », et à laquelle nous avons largement participé. Ces services apportés aux salariés des entreprises locales ( première crèche inter-entreprises de Rhône-Alpes, gymnastique, pressing, marché d’après midi, plateaux repas, cours d’anglais, de roller… ) permettent de faciliter le quotidien des salariés. Ils permettent aussi aux entreprises d’améliorer leur image « sociale » et ainsi de renforcer leur attractivité en réduisant le turn-over. Ils permettent enfin aux petites entreprises de compenser des conditions de travail ou de rémunération moins attrayantes. Dans un autre domaine, celui de la mobilité et plus particulièrement de la mobilité la nuit, je me réjouis de la mise en place par le Sytral des « Navettes pleine lune » à laquelle nous avons contribué par notre sensibilisation qui a conforté l’engagement de l’UNEF, syndicat des étudiants, et la volonté de progression du Sytral dans le service rendu. Je pense enfin au travail partenarial que nous avons animé à Neuville-sur-Saône pour réduire la congestion de la ville aux heures de pointe par la mise en place de nouveaux horaires scolaires. 

Nous avons publié un « Guide des services à horaires décalés ou originaux sur le Grand Lyon » qui recense les évolutions de l’offre des services urbains dans les domaines de la culture, de l’enfance, de la mobilité et de la vie quotidienne ; cela correspond à une vraie demande de la population et nous avons dû faire déjà une deuxième édition. 
Par ailleurs, nous allons prochainement éditer, à 30 000 exemplaires, une carte des services publics ou privés de Lyon et de Villeurbanne ouverts entre minuit et 5 heures du matin. Cette carte est le fruit d’un travail que nous avons conduit pendant plus d’un an pour répertorier les services de garde ( santé, sécurité… ), les commerces (stations services, pharmacie, distributeurs alimentaires... ) et établissements ( cafés, restaurants… ) ouverts dans ce cœur moins bien connu de la nuit. Nous voyons ainsi que notre agglomération vit et travaille également la nuit. Et, à tous ceux qui demandent plus d’ouvertures la nuit, le dimanche et au mois d’août, je réponds qu’il faut toujours avoir en tête le coût humain et financier que représente un élargissement des services urbains et qu’il faut considérer si le jeu en vaut la chandelle. Je connais par exemple, un restaurateur qui, pendant trois ans, a fait l’expérience d’ouvrir le dimanche avant de renoncer faute de clientèle suffisante. On réclame, mais on ne fait pas toujours ce que l’on demande. Là encore, un diagnostic fin doit éviter les erreurs dans les prévisions et une sensibilisation des habitants est nécessaire. En tant qu’élue, je vois également ce que représente l’intervention du service propreté du Grand Lyon lors des manifestations sportives, festives ou culturelles. 

Ceci dit, lorsque l’intérêt est révélé, il faut agir. Nous sommes une grande agglomération qui doit être hospitalière, accueillante, dynamique. Je pense notamment que nous devons réfléchir à la vie de la ville au mois d’août. Les congés sont de plus en plus courts et fractionnés, le tourisme urbain se développe, on peut donc penser que ces évolutions vont se traduire par la présence de plus de Lyonnais et de touristes au mois d’août et que les services urbains publics ( transports en commun… ) ou privés ( boulangeries… ) devront s’adapter.

Encore une fois, l’approche temporelle permet de penser l’articulation de la vie quotidienne et des services urbains en fonction des évolutions de la société, sans a priori.

 

Une des grandes évolutions de la société est l’allongement de la vie. Il semble que l’on mesure encore assez difficilement ce que ce phénomène va entraîner pour la ville. Selon les statistiques de l'INSEE, les plus de 60 ans représenteront 25% de la population de la région Rhône-Alpes en 2020 contre 19% actuellement. La population des plus de 80 ans sur l'aire urbaine de Lyon pourrait doubler entre 2000 et 2020. Egalement élue du quatrième arrondissement en charge des personnes âgées, vous connaissez particulièrement cette problématique. Comment, à votre avis, une collectivité comme le Grand Lyon peut-elle anticiper ces évolutions ?

En effet, s’il est vrai qu’il est difficile de prévoir la natalité, on aurait pu plus facilement prévoir l’allongement de la vie. Le rapport Laroque était déjà très clair dans ces prédictions en 1962. Les décideurs n’ont pas assez voulu le voir. Or, l’allongement de la vie va complètement modifier notre société et pas seulement au niveau de la prise en charge des personnes dépendantes, même si celle-ci est un véritable enjeu pour les collectivités : pour le Conseil général en premier lieu puisque c’est de sa compétence légale, mais aussi pour les collectivités de proximité comme les villes. La dépendance devrait devenir le cinquième risque de la sécurité sociale ! Il est également nécessaire d’être attentif à ce que la dépendance génère pour l’entourage des personnes dépendantes. On sait que les femmes s’occupent le plus des enfants. Ce qu’on sait moins, c’est qu’elles s’occupent également beaucoup des personnes âgées. Avec le recul de l’âge de la retraite, ces femmes auront moins de disponibilité à l’avenir.

Je pense aussi aux conjointes pour lesquelles l’accompagnement du compagnon ( puisque les femmes vivent plus longtemps ) est source d’usure, d’épuisement, voire de maladie. Les collectivités ont aussi un rôle de prévention de la dépendance. Plus une personne âgée est entourée et active, plus elle est en bonne santé. Ainsi, nous devons encourager la retraite active par une offre d’activités sportives et culturelles, valoriser l’engagement associatif des retraités ( j’ai un père militant de 80 ans sacrément en bonne santé ! ), soutenir la création de lieux ou de dispositifs de rencontres et d’échanges, et surtout faciliter la mobilité des personnes âgées, première cause d’isolement. En ce sens, les chèques domicile-liberté de la Ville de Lyon ou les navettes à la demande mises en place à l’initiative de quelques communes de l’agglomération sont exemplaires. Les personnes âgées ont du temps libre, la collectivité doit veiller à ce que ce ne soit pas du temps vide. De nombreuses associations travaillent en ce sens. Elles méritent d’être encouragées, à l’exemple de l’Association laïque de la Croix-Rousse qui assure un accueil régulier des personnes âgées, sur toute l’année, ou des Petits frères des Pauvres qui œuvrent pour limiter l’isolement des personnes âgées en proposant des temps de rencontre téléphonique et des visites à domicile, en maison de repos ou de retraite ainsi qu’à l’hôpital. Je tiens aussi à souligner l’accueil que j’ai créé deux après-midi d’été à la mairie du 4ème arrondissement pour suppléer à la fermeture des associations de loisirs qui accueillent habituellement les Anciens et prennent quelque repos mérité. Cette idée m’est venue de par ma double casquette d’élue du 4ème pour les personnes âgées et d’élue du Grand Lyon sensible aux questions de temps.

 

Les personnes âgées souhaitent rester le plus longtemps possible à domicile et y vivre le mieux possible. L’âge moyen d’entrée en maison de retraite est désormais de 85 ans. La question du maintien à domicile doit-elle être une priorité ?

Certainement. Permettre aux personnes âgées de rester le plus longtemps possible, voire toujours à leur domicile, doit être une priorité des collectivités car c’est une demande forte des personnes âgées. Pour cela, il convient d’aménager parfois le domicile en conséquence et d’offrir les services de maintien à domicile en quantité et qualité. Il faut aussi répondre aux besoins temporels spécifiques des personnes âgées fragilisées : aide en continu, 365 jours/365 et 24h/24, réponses dans l’urgence pour se soigner ou trouver une chambre en maison médicalisée, liens sociaux et présence humaine face au temps qui s’étire parfois dans l’ennui et la solitude, et face au temps de la mort qui se rapproche… En matière de logement, l’expérience récente de l’OPAC du Grand-Lyon qui loue aux personnes âgées, rue de Cuire dans le 4ème arrondissement de Lyon, des logements sociaux dans un immeuble qui offre également des espaces communs de rencontre, est intéressante. Cet immeuble est aussi en plein cœur vivant du quartier, au dessus de la bibliothèque municipale et en face du Monoprix. J’espère que nous allons voir se multiplier ce type d’habitat adapté dans les prochaines années.

 

La proportion des seniors par rapport à la population d’âge actif s’accroît, il passerait de 383 seniors (60 ans et plus) pour 1000 actifs (20-59 ans) en 2000 à 782 pour 1000 en 2050. Ce fait, en lui-même, impacte l’économie nationale. Et, lorsqu’une projection raisonnable conduit à envisager un doublement des personnes dépendantes, on mesure combien le vieillissement de la population en général et la prise en charge de la perte d’autonomie (18000 bénéficiaires de l’APA dans le Rhône en 2005) vont conditionner notre avenir économique. Or, aujourd’hui et demain, les actifs vont devoir cotiser pour leurs aînés mais aussi pour s’assurer un complément à des retraites qui à termes seront plus faibles, c’est pour le sociologue Louis Chauvel et l'économiste Pierre-André Imbert, la génération de doubles payeurs. Dans ces conditions, ne risque t-on pas de voir grandir un conflit de génération ? Ne risque t-on pas comme le craint le démographe Alain Parant d’assister à l’éclatement d’une guerre des âges ? Est-ce qu’accroître la solidarité de chaque tranche d’âge et notamment envisager des transferts intragénérationnels au sein de la population âgée vous paraît une solution d’avenir ?

Il y a des façons variées de voir les choses par rapport à l’allongement de la vie. Certaines plutôt alarmistes, voire pessimistes ( le coût de la dépendance, le « pouvoir gris »… ), et d’autres plus optimistes, fondées sur les grandes capacités d’adaptation de la société, l’évolution du marché du travail... Quoi qu’il en soit et quelle que soit notre approche et même si des facteurs nous échappent, il nous faut anticiper le plus possible ces évolutions pour prévenir les conséquences économiques et éviter des tensions entre générations. Il nous faudra peut-être penser de fait à des systèmes de redistribution intragénérationnels. On est devant de grands choix de société. Et, si nous sommes face à ces choix, c’est parce que nous connaissons de grandes évolutions des temps de la vie. Nous ne sommes plus dans le cycle ternaire issu de la société industrielle : enfance/formation, adultes/activité, personnes âgées/retraite. Notre temps de vie se décompose en phases plus nombreuses et dont les frontières sont moins marquées qu’auparavant : un 1er âge qui se prolonge jusqu’à 25, voire 30 ans, un 2ème qui s’étend jusqu’à 50/55 ans et qui reste celui du travail intensif, un 3ème entre 50 et 65 ans qui correspond à une période instable entre activité salariée et inactivité, un 4ème le temps de la retraite active entre 65 et 85/90 ans s’il n’y a pas de maladie et, un 5ème, au delà de 90 ans, où les risques de dépendance sont les plus importants. Inévitablement, ces évolutions des temps de vie impactent l’organisation de la société en général et celle de la ville en particulier. C’est là tout l’intérêt de l’approche temporelle.