Vous êtes ici :

Histoire des Gratte Ciel de Villeurbanne d'hier et d'aujourd'hui

Interview de Philippe VIDELIER

© Ville de Villeurbanne
Historien et chercheur au CNRS

<< Les lieux symboliques, c’est une ambition politique qui les construit >>.

Entretien avec Philippe Videlier, historien et chercheur au CNRS engagé dans la préfiguration du Centre Mémoire et Société de Villeurbanne.

Réalisée par :

Tag(s) :

Date : 14/09/2006

En quoi les Gratte Ciel sont-ils emblématiques de la ville, de son développement, en particulier de Villeurbanne ?

Les Gratte Ciel occupent d’abord aujourd’hui une fonction à Villeurbanne plus large que le logement : c’est la marque de la ville, son logo, de la même façon que, très souvent depuis le XIXe siècle, ce qui apparaît comme symbolique de Lyon, c’est la colline de Fourvière avec la double silhouette de la basilique et de la tour métallique ; c’est à dire la façon dont on stylise Lyon, l’image qui vous vient. Cela est si vrai qu’on le retrouve dans les papiers à en-tête d’entreprises. Cette fonction emblématique, qui fait reconnaître la ville avant toute chose, à Villeurbanne, ce sont les Gratte Ciel.

 

Qu’est-ce qui a fait naître les Gratte Ciel de Villeurbanne ?

Les Gratte Ciel sont nés d’une part de hasard et d’une volonté politique extrêmement forte. Ce qui relève du hasard c’est qu’au moment où la municipalité de Lazare Goujon initie le projet urbain de la ville, elle le conçoit d’abord petitement. Villeurbanne était une ville essentiellement ouvrière et industrielle, mono-classiste, si l’on peut dire, couverte d’usines. Au nombre de 120 à 130 sans qu’on sache exactement, des plus petites aux plus grandes (la plus importante étant les établissements Gillet), elles se développent autour de deux grandes activités : le textile, teintures et apprêts, et la métallurgie. Les patrons des usines villeurbannaises habitaient Lyon. La croissance s’est faite en plusieurs temps à la fin du XIXe siècle et puis avec une formidable expansion dans les années 1920, appuyée sur une croissance exponentielle de la population.

Dans cette ville, il n’y avait rien de monumental. Les transformations de Lyon de type haussmannien ont à peine touché Villeurbanne par le cours Lafayette et le long du cours Emile Zola. Le maire décide alors de construire un « Palais du Travail », salle des fêtes et de réunions, centré sur le caractère ouvrier de cette ville et son orientation socialiste. Il organise un concours, emporté par un parfait inconnu : Morice Leroux.

 

Comment s’est élaboré le projet ? Comment les Gratte Ciel sont-ils sortis de terre ?

Ce palais devait être construit grâce à une souscription, mais cela ne suffisait pas vu l’envergure du projet. Les travaux commencent, mais très vite on manque d’argent. Sur l’emplacement où nous nous trouvons, il y avait une usine la CAM (Compagnie d’Application Mécanique) ; au sud, là où se trouve aujourd’hui l’Hôtel de Ville et le palais du travail, on voit un début de bâtiment et des travaux qui s’enlisent. Comment aller au-delà ? Et c’est ici que le hasard intervient.

Lazare Goujon se lance dans une fuite en avant, un grand projet qui va attirer des investisseurs avec qui il veut se me mettre en cheville. Devant les difficultés de les mobiliser, il se tourne vers les entrepreneurs et industriels locaux du bâtiment de Villeurbanne, mais aussi de l’agglomération. Il leur propose de se rassembler dans une société de construction, la Société Villeurbannaise d’Urbanisme (SVU), dont ils sont actionnaires et toucheront les dividendes. Cela marche et l’ensemble est construit très vite, entre 1931 et 1934, sans qu’il y ait de concours pour les Gratte Ciel proprement dits. Lazare Goujon est en confiance avec Morice Leroux et lui demande de dessiner l’ensemble du projet, un ensemble absolument prodigieux qui ne sera d’ailleurs jamais réalisé dans son intégralité, arrêté par la guerre.

Il y avait un stadium géant qui faisait penser aux constructions grandioses en vogue dans les pays totalitaires (URSS, Italie, Allemagne), parce que c’était du projet symbolique. Le stadium a été commencé dans les années 30 puis détruit dans les années 60, et l’avenue qui devait se prolonger au nord avec des immeubles identiques dans une symétrie parfaite, avec une sorte de Champ de Mars, alentours, un jardin à la française, n’a pas vu le jour.

 

Est-ce que vous faites un rapprochement entre ce projet de Villeurbanne et le projet de Tony Garnier à Lyon ?

Ils ont été inaugurés presque en même temps, en présence d’Edouard Herriot, à quelques semaines de distance. Il y a cependant de grandes différences avec l’ensemble du 8e arrondissement de Tony Garnier, notamment dans l’ampleur et dans l’audace. Le projet des Gratte Ciel utilise les techniques américaines, qui habillent des poutrelles métalliques, au lieu de construire des murs porteurs. C’est le premier en France, et probablement en Europe, qui utilise cette technologie et cela correspond également à l’époque de construction des gratte ciel de même type aux Etats-Unis. Constructions privées aux Etats-Unis, ils sont conçus comme emblèmes non seulement d’une ville mais aussi de la modernité et du futur, concept également à l’origine de la construction des Gratte Ciel de Villeurbanne. Ce qui tient presque du miracle, car Morice Leroux n’a rien fait d’autre de fondamental et à ensuite «disparu de la circulation ».

Il y a une injustice dans le différentiel de réputation entre Tony Garnier et Morice Leroux, souvent présenté, à tort, comme un élève de Tony Garnier. Quand Morice Leroux gagne le concours, Lazare Goujon demande à Tony Garnier des informations sur lui. Il se renseigne et répond au maire qu’il est totalement inconnu.

 

Comment les Gratte Ciel deviennent-ils l’emblème de Villeurbanne, de la ville, de cette vie urbaine ?

Un autre paradoxe du projet des Gratte Ciel est qu’il fait perdre les élections à Lazare Goujon. Les Gratte Ciel de Villeurbanne sont inaugurés en 1934, les élections municipales ont lieu en 1935 et toute la campagne électorale se fait sur le caractère dispendieux de la municipalité, sur «ces maisons qui ne vont pas tenir debout », etc. Il perd les élections au profit du Parti Communiste. Sitôt emportée la mairie, ces derniers s’approprient les Gratte Ciel, les font visiter par les enfants des écoles de toutes les municipalités communistes, de Vénissieux, d’Oyonnax, etc. Et ils deviennent symboliques de Villeurbanne et des réalisations progressistes. Des Gratte Ciel, il est question partout dans le monde ; des courriers arrivent de personnes qui veulent faire la même chose chez eux, jusque dans la banlieue d’Alger et au Maroc En Union Soviétique, aux Etats-Unis, en France se publient un grand nombre d’articles sur ces fameux Gratte-Ciel.

C’est un vrai événement qui marque les années 30-34. Cela devient l’emblème de la ville et le reste, malgré le fait que Lazare Goujon perde les élections. Morice Leroux et Lazare Goujon sont tous deux les hommes d’une œuvre ! Lazare Goujon regagne les élections en 47, mais ne fait plus rien ; il ne termine même pas le stadium qui a été arrêté par les communistes, mais l’essentiel avait quand même été réalisé. Et puis, par négligence, par absence de conscience de leur valeur, des choses ont été dénaturées au court des années : les vitraux du Théâtre, les sculptures, la brasserie, les jardins…

 

Qu’est-ce qui a porté atteinte à la dimension emblématique des Gratte Ciel ?

Cette œuvre a été conçue comme une œuvre d’art. Avant même la construction des logements, Morice Leroux et Lazare Goujon posent une statue à l’entrée de l’avenue (« Le Répit du Travailleur »), plantent les arbres, conçoivent l’ensemble d’un point de vue esthétique. Au cours des années, on a retiré les portes d’origine, implanté des antennes TV sur les toits, etc. Il y a aussi eu, dans les années 50, des projets de privatiser les logements, alors qu’ils ont été conçus comme du logement social, en cœur de ville, ce qui est une exception.

 

Tony Garnier et Le Corbusier ont aussi fait du logement social des œuvres d’art…

Oui, mais leurs réalisations n’ont pas une telle envergure, et puis les Gratte Ciel constituent un centre ville, d’habitat, de commerce, de culture et de citoyenneté mêlés, ce qui est véritablement une exception, contrairement à d’autres réalisations qui sont soit en périphérie soit éloignées des centres.

 

Comment expliquer que ce site réintègre le patrimoine aujourd’hui ?

Parce que les gens y sont très attachés. Il y a très peu de rotation. Les gens qui sont rentrés dans les années 40, y sont restés jusqu’à leur mort. Les attributions ont été souvent faites par cooptation, d’autant que pendant longtemps la mairie y avait une voix prépondérante. Donc, c’était quelque chose de très concentré, auquel les habitants sont extrêmement liés et qui représente la ville.

C’est aussi l’arrivée de Charles Hernu qui à fait du cinquantenaire des Gratte Ciel une date importante. Il a voulu donner à Villeurbanne un poids politique indépendant, le moyen d’exister en face de Lyon, et il s’est appuyé, symboliquement, sur les Gratte Ciel. Pendant 30 ans avec Etienne Gagnaire, il y avait eu une glissade de la municipalité à droite et un lente déclin vers un rôle de «second » de Lyon ; Villeurbanne devient alors une ville installée dans le « pas grand-chose ». On lui doit cependant l'établissement de Roger Planchon au Théâtre et sa revitalisation du TNP. Avec Charles Hernu, le politique réintègre les Gratte Ciel dans le patrimoine et missionne des techniciens pour revaloriser l’image du site. Gilbert Chabroux, qui lui a succédé, a procédé à une rénovation dans les années 90. Ressurgit aussi régulièrement l’idée de «terminer » le projet initial. Ce serait une formidable ouverture sur l’avenir et c’est ce que l’on peut souhaiter le plus ardemment. Saura-t-on aujourd’hui trouver le même pouvoir décisionnel et l’envergure des moyens ?

On a dit de Lazare Goujon qu’il était mégalomane, mais c’est une « mégalomanie » sociale qui a produit un effet positif. Tout ce qui existe en France de monumental a été fait avec une certaine vision, de la République ou d’autres idéaux. Si vous n’avez pas d’ambition architecturale pour la ville, la possibilité de discussion avec les concepteurs est assez restreinte et ça ne laisse pas place à la construction du symbole. Ici on a donné du « beau » aux gens, pas seulement de la technique moderne. C’est ce que je trouve extraordinaire chez Lazare Goujon qui, par ailleurs, n’avait pas que des qualités. On ne pourra jamais lui enlever cette réalisation qui le place très haut dans l’histoire de la ville. Les lieux symboliques, c’est une ambition politique qui les construit. Il semble que la dernière période de grandeur, en France, remonte à l’époque le général De Gaulle. Qui aura à nouveau une telle volonté ?

A Lyon, depuis la guerre, on n’a rien fait d’ampleur qui soit positif et admirable dans la durée (au contraire, même, si l’on songe à Perrache, à l’annexe de l’Hôtel de Ville, au parking qui remplace les Halles, à la fin des grands magasins, au ratage de la place des Terreaux, etc.), rien qui construise le symbolique de cette ville, à l’exception de Michel Noir avec son projet de mise en lumière et en couleurs de la ville. La volonté, la compétence et un sens de l’esthétique sont fondateurs du symbolique. Et ce qui est intéressant avec les Gratte Ciel, c’est que ce quartier magnifique est fait comme un tout, et c’est cet ensemble qui fait son originalité.