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Tourisme : Lyon pourrait mettre en avant son patrimoine religieux

Interview de Jean-Michel DEWAILLY

"Considère-t-on que le tourisme est un produit de consommation comme un autre, ou s’agit-il d’un produit au service du développement culturel des individus ? Il y a nécessité à se poser la question du sens…"

Entretien avec Jean-Michel DEWAILLY, Professeur des universités - Géographe - Doyen de la Faculté GHHAT (Géographie, Histoire, Histoire de l’Art et Tourisme – Lyon2)

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Date : 29/06/2004

Depuis quand le terme de tourisme urbain est-il apparu ?

l’avènement de la ville comme destination privilégiée

La ville, en tant que destination touristique, est loin d’être une nouveauté : elle fut même à l’origine de la pratique touristique. Ce qui est nouveau en revanche, c’est l’avènement de la ville comme destination privilégiée, le plus souvent au titre de court séjour, en France comme dans l’ensemble des pays développés. Les premières assises nationales consacrées au tourisme urbain ont eu lieu en 1988, suivies en 1991 par des assises européennes. On constate toutefois que, lorsqu’on s’intéresse ne serait-ce qu’à la définition du « tourisme urbain » proposée lors de ces assises, la spécificité « urbaine » demeure plus problématique que clairement identifiante. La complexité des modes de mise en tourisme et des pratiques de tourisme en milieu urbain constitue un véritable laboratoire pour les chercheurs.

Quels en sont les enjeux aujourd’hui ?

trois moments-clés de la mise en tourisme d’une ville : la cristallisation, la diffusion et la mise en réseau

Etant géographe, c’est avant tout à travers une grille de lecture spatiale que je m’y suis intéressé, ce qui me permet, dans une réflexion menée avec ma collègue Isabelle Le fort, de distinguer trois moments-clés de la mise en tourisme d’une ville : la cristallisation, la diffusion et la mise en réseau.

Chronologiquement, l’étape de cristallisation concerne le centre historique des villes, qui sont le plus souvent les premiers types d’espaces urbains à avoir été identifiés comme susceptibles d’être vus et donc d’être mis en tourisme. Certaines villes constituent ainsi des destinations pérennes et continues depuis les origines de la pratique touristique : Paris, Venise, Florence, Bruges apparaissent comme des hauts lieux traditionnels et mondiaux du tourisme urbain, parce que leur patrimoine est depuis très longtemps reconnu comme « visitable ». En revanche, d’autres villes ont connu une cristallisation tardive, qui correspond à une stratégie de développement urbain pour laquelle l’activité touristique sert de levier à une reconversion d’image et à la construction d’une destination. C’est le cas de Prague (avec des nuances) depuis la fin du rideau de fer, de Barcelone depuis le décollage économique espagnol, et c’est bien sûr le cas de Lyon avec ses ambitions de ville européenne. Le cas lyonnais est particulièrement représentatif de cette cristallisation tardive : celle-ci se met en place à la fin des années soixante pour ne connaître en fait son plein développement que depuis le milieu des années quatre-vingt. La valorisation touristique du quartier Renaissance illustre la prise de conscience des acteurs lyonnais de la possible carte à jouer sur la scène touristique, alors que la capitale des Gaules ne jouit à l’époque que d’une image touristique très médiocre. Cette étape de cristallisation se traduit par des pratiques et des usages touristiques qui engendrent cependant des dysfonctionnements, et notamment la saturation de l’espace. Il y a les conflits d’usage avec les habitants. Il faut aussi prévoir l’accès et le stationnement des autocars, puisque beaucoup de touristes sont des personnes âgées qu’il faut bien faire accéder aux sites à visiter, les problèmes de toilettes, de déchets.... Ce qui conduit les villes à essayer de gérer et réguler les flux touristiques, en améliorant la signalétique, en aménageant des aires de stationnement et autres facilités pour déconcentrer les flux et les orienter vers les quartiers adjacents à l’hypercentre touristique.

C’est alors qu’intervient la deuxième étape, celle de la diffusion, qui concerne les quartiers péri-centraux. Pour reprendre l’exemple lyonnais, il s’agit de l’aménagement et de la mise en tourisme des quartiers de la Cité Internationale, mais aussi de l’offre en direction des quartiers de la Croix-Rousse, des Etats-Unis, de Monplaisir... L’objectif est ici de faire éclater le périmètre urbain initialement concerné.

Puis advient une troisième étape, celle de la mise en réseau. Elle traduit le besoin de rendre plus lisible et plus visible cette démultiplication de l’offre. Cette mise en réseau peut se faire thématiquement à l’intérieur de la ville, par exemple autour de la soie et de l’histoire des tissus de la Croix Rousse au quartier d’Ainay, de commune à commune (Tony Garnier à Lyon et Le Corbusier à Eveux), ou encore à une échelle régionale (Lyon, Pérouges, Beaujolais…).

Fondamentalement, on voit se dessiner derrière ce processus une logique d’ouverture : on passe d’un espace restreint à un territoire plus vaste de la ville. La mise en tourisme fait éclater l’offre touristique en même temps qu’elle la dilue au sein de l’espace urbain. L’offre touristique se structure en effet autour de thématiques qui deviennent autant de clés de lecture et de démonstration de la diversité urbaine. Cette logique d’ouverture est bien entendu liée aux politiques urbaines : la réhabilitation, la rénovation, la requalification de certains lieux ou quartiers participent à leur mise en tourisme.

Si ces mêmes processus sont à l’oeuvre dans la plupart des villes ayant à coeur de développer leur attractivité touristique, comment une ville peut-elle faire valoir ses propres spécificités ?

Une stratégie d’identification par l’atmosphère, par « l’esprit des lieux », afin de spécifier sur le marché touristique l’image de la destination et d’apporter une valeur ajoutée immatérielle

L’application de procédures similaires dans de nombreuses villes européennes débouche en effet sur une concurrence accrue. Nombre de villes, françaises ou non, sont arrivées au bout des logiques de valorisation, requalification, restructuration et rénovation. Ces villes se trouvent maintenant confrontées à la nécessité de se renouveler pour mieux traduire ce qui fait la spécificité de leur offre : leurs efforts passent à présent par la déclinaison de leur image, une politique plus volontaire pour accroître leur notoriété, et aussi par l’élaboration d’une politique d’animation. Celle-ci peut se structurer autour d’un événement, par exemple la Biennale de la danse ou le 8 décembre, ou par la valorisation du charme des jours quotidiens, par exemple en vantant la qualité et les couleurs des marchés lyonnais. Tout cela relève d’une stratégie d’identification par l’atmosphère, par « l’esprit des lieux », afin de spécifier sur le marché touristique l’image de la destination et d’apporter une valeur ajoutée immatérielle. De ce point de vue, il est assez évident que les procédures de mise en tourisme des villes les orientent à présent vers une mise en spectacle de leurs espaces…

Quelle suite peut-on imaginer à ce processus que vous décrivez ?

Un phénomène d’enclavement, d’« insularisation » de certaines activités

L’étape la plus récente que l’on observe dans certaines villes est un phénomène d’enclavement, d’« insularisation » de certaines activités. On peut le situer historiquement au début des années soixante-dix aux Etats-Unis, moment où des villes comme Baltimore, Denver, Cleveland… ont lancé, à partir de structures sportives, des équipements intégrant des musées, des centres commerciaux et des établissements de restauration. Plus récemment, les industries du spectacle et de l’entertainment investissent l’hypercentre de certaines villes, par exemple Times Square à New York ou Potsdamer Platz à Berlin, pour y implanter des zones vastes où l’on trouve des cafés, des restaurants, des musées, des commerces, des multiplexes… Dans cette perspective, les centres-villes deviennent alors des lieux de divertissement pur, dans la perspective d’une « ville festive » dont Las Vegas représente l’archétype. C’est la ville qui se met en scène elle-même, et qui relègue en coulisses tout ce qui sert à la faire vivre. Le terme d’insularisation renvoie surtout à la fermeture de ces espaces, qu’elle soit matérialisée ou symbolique. Hyper-sécurisées avec des accès contrôlés, ces zones sont des espaces totalement déterritorialisés à l’intérieur de la ville. Portés par des acteurs privés comme Disney, Heron ou Sony, ces pôles de loisirs ludico-commerciaux ne s’inscrivent pas dans la logique de valorisation du territoire que nous décrivions précédemment. Ils sont déterritorialisés dans le sens où cela pourrait se passer n’importe où. La Part-Dieu à Lyon relève un peu de ce phénomène : c’est une espèce de bunker qu’on pourrait mettre n’importe où. Si on refaisait la Part-Dieu maintenant, on y intégrerait d’ailleurs beaucoup plus de loisirs.

Ce phénomène de déterritorialisation n’entre t’il pas en contradiction avec l’identité d’une ville ?

Associer le local et le global : un des enjeux forts du tourisme urbain

On constate que le tourisme urbain intègre peu à peu des éléments déterritorialisés. Parce que cela correspond à la stratégie de firmes, et aussi parce que cela correspond à une demande à laquelle on se sent obligé de répondre pour montrer aussi qu’on est modernes (ce qui ne laisse pas, d’ailleurs, de poser la question de la privatisation plus ou moins larvée de certains espaces publics). Comment associer le local et le global ? C’est un des enjeux forts du tourisme urbain. On peut délocaliser Disneyland Paris, on ne peut pas délocaliser le quartier Saint-Jean. Encore que les Japonais ont été capables de créer chez eux, près de Nagasaki, une pseudo-ville des Pays-Bas - parc d’attractions de 152 ha, Huis Ten Bosch, qui donne au visiteur l’illusion parfaite de se promener dans une ville hollandaise.. On s’aperçoit que même des éléments d’identité territoriale peuvent être détournés de leur sens réel. Dans le contexte de concurrence internationale, il faut réussir à se vendre sans perdre son âme.

Regardez aussi ces festivals qui se mettent en place chaque été un peu partout. On pourrait pour la plupart les transposer n’importe où, on est un peu dans cette logique d’une offre déterritorialisée.

Quel lien peut-on faire entre tourisme et animation ?

Le plus difficile n’est pas de faire venir les gens, c’est de les fidéliser !

Le tourisme est déjà un facteur d’animation en soi. Il oblige certains acteurs locaux à s’extérioriser. Il peut inciter des artistes à ouvrir des galeries, des restaurants et des cafés à aménager des terrasses… On peut aussi demander au tourisme de créer des animations spécifiques : le 8 décembre à Lyon, par exemple, qui est au départ une fête locale et qui s’est mise en tourisme. On peut d’ailleurs se demander à partir de quel moment on bascule de l’authentique vers le factice. Le tourisme peut fournir bien des occasions d’animation mais à condition de bien les cibler. C’est une alchimie très subtile. Beaucoup pensent que le tourisme est seulement une manne. Mais il faut se renouveler constamment. Le plus difficile n’est pas de faire venir les gens, c’est de les fidéliser. Regardez Vulcania qui affiche aujourd’hui des résultats très honorables. Dans deux ans, il risque d’être comme les autres, le Futuroscope ou les Schtroumpfs, et même Disneyland Paris malgré son deuxième parc, qui ont du mal à trouver un second souffle et à faire revenir des visiteurs… La RTT est alors bien utile pour des courts séjours !

Qu’est-ce que le tourisme apporte à un territoire ?

Le tourisme doit s’inscrire dans une logique de développement du territoire

Le tourisme oblige à se poser des questions de fond : est-ce que l’on considère que c’est un produit de consommation comme un autre, ou est-ce que c’est par exemple un produit au service du développement culturel des individus ? Il y a nécessité à se poser la question du sens. Je cite souvent une phrase d’un auteur américain qui dit : « Un aménagement, c’est d’abord la traduction d’une philosophie. Quelle est notre philosophie ? » Le développement économique n’est pas une fin en soi. Serait-on capable par exemple d’implanter un Center parc à Miribel Jonage ? Est-ce qu’on privilégie les retombées économiques à court terme, ou est-ce qu’on prend aussi en compte la préservation des espaces naturels, la protection de Lyon contre les crues, la qualité des paysages… Le développement des stations de ski de moyenne altitude qu’on a connu il y a vingt ans est tout à fait révélateur de cette fuite en avant au nom du développement économique, qui est tout à fait légitime mais qui ne doit pas faire oublier d’autres éléments. Après deux ou trois hivers bien enneigés, les communes se sont lancées dans des investissements pour s’équiper en remontées mécaniques, parfois à mille mètres d’altitude… Le tourisme doit s’inscrire dans une logique de développement du territoire et fort heureusement, grâce à une prise de conscience écologique, on se pose aujourd’hui des questions à un peu plus long terme.

Bien sûr, le tourisme a beaucoup d’attraits pour une ville : il est un élément d’image, à la fois pour l’extérieur et aussi parce que dans le même temps il flatte la fierté de ses habitants, il permet de faire venir des gens qui ont du temps et de l’argent à dépenser, ce qui permet d’attirer des investisseurs… Prenez une ville comme Glasgow en Ecosse : déclarée capitale culturelle européenne en 1990, Glasgow a pu se développer de manière étonnante : cette reconnaissance lui a permis de décrocher des subventions énormes, de mettre en chantier des équipements, des musées, d’organiser des manifestations. Mais il y aussi le revers de la médaille, et le tourisme n’a jamais été une école de vertu : il peut par exemple entraîner l’augmentation du coût de l’immobilier, éloignant de certains quartiers les plus jeunes, les couples avec enfants… C’est aussi dans les lieux touristiques que l’on voit se développer toutes sortes d’activités illicites : les jeux, la prostitution… Les mafias ont toujours beaucoup aimé les lieux touristiques, parce qu’elles sont sûres d’y trouver des gens qui ont du temps et de l’argent à dépenser. Ce n’est pas un hasard si la mafia s’est implantée sur la Côte d’Azur !... Bien sûr, c’est aussi le processus d’urbanisation qui entraîne ces effets pervers, le tourisme n’est pas seul responsable.

Quels éléments de prospective peut-on dégager des évolutions de la manière dont les villes « se mettent en tourisme » ?

La recherche de l’authentique, du patrimoine, du terroir…

Je ne suis pas Madame Soleil ! Mais on peut voir aujourd’hui qu’on est dans une situation de concurrence mondiale, et que les tour-operators cherchent de plus en plus des niches. Il va forcément y avoir une segmentation de plus en plus fine du marché, et il y a beaucoup d’effets de mode qui peuvent brouiller l’analyse prospective. On peut toutefois imaginer des tendances lourdes, autour de la recherche de l’authentique, du patrimoine, du terroir… Par exemple, on voit bien aujourd’hui à quel point de plus en plus de gens s’intéressent à la généalogie. C’est la recherche de l’identitaire, ou plutôt du distinctif. La pratique du saut à l’élastique relève pour moi de cette recherche du distinctif et de l’émotion. L’urbain a sans doute de quoi fournir des offres qui puissent s’inscrire dans ces tendances. Il faut monter des produits et les faire vivre, se renouveler aussi, car c’est ce que veut la logique commerciale dans un contexte concurrentiel : il y a toujours nécessité de se repositionner. Mais là se trouve un paradoxe qui constitue un vrai défi : quand on est dans l’authentique, comment se renouveler ? Comment faire plus authentique que l’authentique ? L’avantage de l’urbain est qu’il permet de très nombreuses possibilités, on peut imaginer beaucoup de choses : on nous dit par exemple qu’on manque d’hôtels à Lyon pour accueillir des touristes… Pourquoi ne pas imaginer de mettre en place des gîtes urbains comme il y a des gîtes ruraux ?

Votre avis personnel sur l’attractivité touristique lyonnaise ?...

On ne valorise pas davantage le patrimoine religieux de cette ville

Je pense qu’il manque encore à Lyon une image forte, mais ce n’est pas facile à trouver, et je n’ai pas de proposition particulière à faire... Mais je m’étonne par exemple qu’on ne valorise pas davantage le patrimoine religieux de cette ville. Fourvière est par exemple un lieu de pèlerinage, mais est-ce qu’il n’est pas un peu livré à lui-même ? Moi qui ne suis pas Lyonnais et qui aime bien visiter les villes au hasard, avec un plan sous les yeux, je me suis aperçu que sur les plans de l’Office du tourisme, vous n’avez que très rarement d’indications sur l’emplacement et le nom des églises. Cherchez donc les églises sur le plan de l’Office du tourisme ! Ce sont pourtant des éléments du patrimoine, mais aussi des points de repère bien utiles dans une ville… Et puis il y a quand même encore des utilisateurs dans ces églises : comment faites-vous pour vous repérer quand vous êtes invité à un mariage, un baptême ou un enterrement si vous n’êtes pas du lieu? Là se rejoignent pourtant l’habitant et le visiteur…