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Parcours de réinsertion professionnel d'une technicienne territoriale atteinte de cécité grâce à un chien-guide

Interview de Myriam AZZEDINE

<< La cécité, c’est pas forcément tout noir ! Perdre la vue, ça m’a ouvert les yeux sur beaucoup de choses ! >>.

Interview  de Myriam Azzedine, non-voyante, accompagnée du Chien Guide Poppy. Le parcours professionnel d'une technicienne territoriale, agent assermenté en urbanisme au Grand Lyon, frappée par la cécité et sa réinsertion grâce à son chien-guide.

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Date : 03/02/2004

Vous êtes aujourd’hui non-voyante. Cela a-t-il toujours été le cas ?
Non, j’ai perdu la vue à 29 ans, en 1996. Depuis l’âge de 5 ans, je suis diabétique insulinodépendante : durant mon enfance et mon adolescence, j’ai vécu avec de nombreux traitements pour finir par choisir la pompe à insuline. J’ai fait du sport et des études comme tout le monde ! Le diabète est une maladie chronique qui, chez moi, a du mal à être équilibrée et qui a évolué vers une rétinopathie diabétique. On m’a fait des lasers préventifs pour les yeux dès 1981. Personne ne m’a annoncé clairement que j’allais perdre la vue, mais environ quatre ans avant, j’ai compris au changement de comportement des médecins que le processus était enclenché : la dégénérescence des yeux était inéluctable mais il était apparemment difficile de se prononcer sur un délai…

 

Comment avez-vous réagi ?
En réalité, je n’y croyais pas, je ne voulais pas l’intégrer. Je me suis mise une sorte de distance de protection. Par contre, la nuit, je pleurais dans mon sommeil sans me réveiller. Le matin, j’avais le visage baigné de larmes ! Je n’ai parlé à personne de ma cécité future, à la fois parce qu’il n’y avait pas eu d’annonce officielle et parce que je ne me sentais pas de porter la douleur et l’inquiétude des autres. J’hésitais entre la panique (tout faire et tout vivre tout de suite) et l’attitude zen (qui vivra, verra). Je me suis quand même offert un voyage aux USA pour retrouver un ami d’enfance… En janvier 96, j’ai eu une hémorragie à l’oeil, déclenchée par un effort sportif. C’était le premier signe tangible. Le sport et toute pression abdominale m’ont alors été interdits pour éviter les tensions oculaires. J’ai moimême posé les clefs de la voiture : être diabétique m’a appris à être actrice de ma santé et responsable de mes actes. J’ai perdu la vue sur une période de trois mois, d’abord la vision centrale puis, en trois jours, la globalité de la vision. J’ai eu deux interventions chirurgicales, l’une pour évincer les hémorragies de l’oeil, et l’autre, pour tenter de les sauver. Je me suis immédiatement rendue compte après la dernière opération que j’étais définitivement devenue aveugle.

 

Comment avez-vous vécu ce nouvel handicap ?
En fait, j’avais fait ma période de deuil avant la perte de la vue, durant toutes ces années où je pleurais dans mon sommeil. Lorsque la cécité a été là, ma première réaction a été d’être soulagée : c’était fait, j’allais enfin pouvoir passer à autre chose... Je suis une ancienne enfant diabétique, je ne voulais pas d’acharnement thérapeutique. Ma philosophie est de se battre avec et non contre sa maladie ! Je suis tout de suite rentrée dans une démarche de reconstruction : pendant que j’étais à l’hôpital, je me suis renseignée sur les écoles de rééducation sensorielle pour adultes ayant perdu la vue. J’ai choisi celle de Nîmes. Durant les quelques mois qui ont précédé l’entrée en institution, je suis retournée vivre chez mes parents puis chez une amie en Ardèche. La douleur culpabilisée de mes proches a été lourde à porter... Ma petite sœur a mis un an pour pouvoir entendre mon prénom sans s’effondrer en larmes ! En termes d’autonomie, il a fallu tout réapprendre : lacer mes chaussures, faire la vaisselle... Au début, j’ai eu psychologiquement besoin de mettre mes lunettes comme avant ! J’ai gardé des automatismes de voyant… Et comme je n’avais plus la fonction de la vue, je n’avais plus en tête que mes globes oculaires étaient physiquement présents ! Ce n’est qu’au bout de trois ou quatre mois, en larmoyant devant un film à la télé, que j’ai réalisé qu’ils étaient toujours bien là... Ce dont j’ai beaucoup souffert pendant cette période, c’est l’appauvrissement intellectuel : je ne pouvais plus lire, je n’écrivais plus, j’avais l’impression que mon cerveau se liquéfiait et que je perdais toute la grammaire et les expressions françaises... Puis j’ai passé six mois en institution à Nîmes. Cela a été très intensif : comme j’avais un projet professionnel, j’avais négocié 28h de cours par semaine, ce qui est au-dessus de la moyenne habituelle. Locomotion, ergothérapie, psychomotricité, dactylographie, braille... Les enseignants du centre de rééducation nous ont fait comprendre qu’on n’avait perdu « que » la vue, qu’on continuait à avoir le choix pour tout le reste. J’ai pris la canne en main le jour même de mes 30 ans !

 

Quelle était votre situation professionnelle ?
Avant, j’étais technicienne territoriale, agent assermenté en urbanisme au Grand Lyon. Femme de terrain, j’étais, entre autres, chargée de dresser les procès verbaux d’infraction au code de l’urbanisme. J’étais bien épanouie dans ce travail. Il a fallu acter que je ne pourrais plus assumer ce poste. Deux ans et demi après avoir perdu la vue, après les six mois de rééducation à Nîmes, j’ai décidé d’utiliser mes connaissances techniques et mon expérience de personne handicapée pour me réinsérer professionnellement : j’ai proposé au Grand Lyon d’intégrer la Direction de la Voirie pour travailler sur l’accessibilité des aménagements urbains. Cela a été accepté : je suis désormais technicienne assistant/concepteur au bureau d’étude de la Voirie. Ce n’est pas un emploi réservé : l’approche du travail est simplement adaptée et j’ai à ma disposition une synthèse vocale sur mon poste informatique. Je travaille sur les projets de voirie des 55 communes du Grand Lyon pour l’accessibilité des personnes à mobilité réduite (handicapés et population vieillissante). Je conseille et teste les nouvelles conceptions.

 

Quel regard portent les gens sur la cécité ?
Le regard des autres, je le sens ! Avant de perdre la vue, j’avais un handicap discret et masqué, qui suscitait une grande incompréhension chez certains. Avec la cécité, j’ai eu un handicap visible, reconnu par la COTOREP ! Bizarrement, au départ, ça m’a fait du bien d’avoir quelque chose d’identifiable par tous... Face à la cécité, il y a beaucoup de maladresses : les gens intellectualisent leurs pensées ou leurs actes. Ils épurent dans leur langage tout vocabulaire se référant à la vue ! Ça donne : « tu viens écouter la télé ? »... Il y a aussi la question du déplacement : comment se déplacer avec moi ? En me tenant par la main, par le bras ? Ça ne prend pas la même signification pour une femme ou pour un homme... Au restaurant, comment ça se passe ? Faut-il me lire le menu ? Lors des premières rencontres, je n’ai pas forcément envie de parler de ma cécité, mais si je n’aborde pas le sujet, en face les gens sont complètement tétanisés. Il est nécessaire d’identifier rapidement la question : je ne vais pas pouvoir faire une bonne réunion de travail avec quelqu’un qui passe son temps à se demander comment je me brosse les dents le matin ! Après, les gens oublient. Jusqu’à mes collègues qui me mettent des post-its sur le bureau... Chez certaines personnes, je ressens de la pitié pour moi. Celles-là n’ont rien compris. D’autres me disent : « quelle leçon tu nous apporte ! ». Je n’aime pas ça, j’ai besoin d’être reconnue, comme tout le monde, mais j’ai surtout besoin d’être en paix avec mon handicap pour rester humble dans la vie.

 

Et vous, est-ce que votre regard a changé sur les autres ?
Mon approche des autres est forcément différente. Avant, je rentrais en contact visuel avec quelqu’un à 20 mètres. Maintenant, je perçois une personne à 2 mètres ! Je suis devenue très réceptive, une véritable éponge à sentiments : je suis comme absorbée par l’autre émotionnellement… Au départ, c’était même une lutte de ne pas me faire avaler par l’extérieur. Aujourd’hui, je ne vis plus à côté des autres mais avec les autres. Je trouve mon chemin en suivant un piéton dans la rue, je demande ma route à quelqu’un… Mon objectif est de donner aux valides les moyens de m’aider pour qu’ensuite on ne soit plus ennuyé avec cette question de cécité. Comme je ne porte pas de lunettes noires, je me sers de la canne pour me faire rapidement identifier comme non-voyante. La cécité, c’est pas forcément tout noir ! Perdre la vue, ça m’a ouvert les yeux sur beaucoup de choses ! Les gens imaginent que tout passe par l’image, alors que, non, pas du tout… Je suis juste confrontée à la question de la différence. Mais je suis bien intégrée socialement, je vois beaucoup de monde, et j’ai aussi besoin d’être tranquille chez moi de temps en temps ! Par contre, il y a beaucoup de gens qui n’ont que leurs statuts d’handicapés pour exister. Ils sont dans un autre scénario que moi.

 

Vous avez décidé de passer de la canne blanche au Chien Guide ?
Lorsque j’étais à Nîmes, j’ai compris que la maîtrise de la locomotion était primordiale pour ma réintégration sociale et professionnelle. J’ai appris à me déplacer à l’aide d’une canne longue. Je me suis rapidement retrouvée en butte aux clichés de mon entourage : qui dit « aveugle » dit « chien d’aveugle » et l’on me demandait sans cesse ce que j’attendais pour en prendre un ! Je n’en ressentais pas le besoin initialement… En sortant du centre, je me suis donnée 10 ans pour déterminer si, moi, j’en avais une envie réelle ou pas. C’était avant tout un choix de locomotion, mais il n’était pas question d’ « acheter les yeux d’un chien » sans pouvoir lui assurer la qualité de vie et la disponibilité dont il avait besoin. Vivant seule en appartement, je m’interrogeais sur ma capacité à l’assumer en cas de fatigue, sans personne pour prendre le relais. Je me posais aussi la question de son intégration dans mon milieu professionnel ! C’est une rencontre fortuite avec Poppy qui a tout déclenché : en 2001, je me suis rendue au Salon Handica pour présenter le Schéma Directeur d’Accessibilité du Grand Lyon. Alors que je discutais professionnellement avec les éducateurs de Chiens Guide, j’ai senti contre ma jambe le museau d’une chienne Golden Retriever croisée avec un Briard, Poppy. Ça a été une véritable rencontre, comme lorsqu’on rencontre quelqu’un ! J’ai déposé un dossier et entamé des démarches qui m’ont parues aussi longues et complexes que celles nécessaires à l’adoption d’un enfant ! Au bout de 9 mois, après un test concluant, la remise de Poppy a été programmée. Le stage de passation a duré deux semaines : la première pour bien établir la relation maître-chien, la seconde pour nous permettre de reconnaître les lieux autour de mon domicile et du bureau.

 

Avoir un Chien Guide, qu’est-ce que ça change en termes de déplacements ?
Avec une canne, les informations pour un droitier arrivent par la main et le bras droit. Avec le chien, elles arrivent par le harnais et le bras gauche. On n’aborde pas l’obstacle de la même manière, ce n’est pas la même technique… Le déplacement est plus rapide, plus fluide et nettement plus sécurisé. Le chien est capable de repérer plus d’obstacles. Il est dressé pour marquer un temps d’arrêt lors des changements de niveaux (trottoirs), pour trouver un escalier, un ascenseur, ou une poignée de porte : il met son museau dessus. Il mémorise les parcours habituels. Avec Poppy, je marche plus vite, plus longtemps et plus souvent, ne serait-ce que pour la sortir ! Sa présence est un soulagement et un support. Je me sens également moins vulnérable : c’est un gros chien… Je n’ai plus peur de rentrer seule la nuit. Au final, j’ai plus d’autonomie au quotidien. Attention, il ne faut pas croire qu’en prenant un Chien Guide j’ai retrouvé mes yeux ! Ce n’est pas vrai, je me dois de conserver ma vigilance : le chien, c’est une technique ! Au bout de quatre ans, le chien a mémorisé tous les parcours. Si je prenais l’habitude de me reposer entièrement sur lui et qu’il venait à décider, je serais perdue !

 

Quelles sont les autres implications de la présence de Poppy ?
De vivre à deux ! Je ne suis pas célibataire mais je vis seule. Avec la chienne, on est ensemble tout le temps ! Je ne me sépare de Poppy que lorsque je suis hospitalisée. Je vis au rythme de ses sorties, de ses visites chez le vétérinaire, chez le toiletteur… Un chien, c’est un être vivant dont on est responsable, qu’il faut éduquer et protéger. Cela transforme également mes relations avec les autres. Dans la rue, sa présence déclenche des questions, des conversations, facilite la communication… Je fais alors mon ¼ d’heure social : je discute avec les gens… mais il ne faut pas non plus que cela me pollue la vie ! Vis-à-vis de mon cercle d’amis, il y a aussi eu une évolution. Avec la canne, j’avais tendance à fonctionner avec ce que nous appelons la technique des « guides voyants » : je profitais des déplacements de mes proches pour faire mes courses. Aujourd’hui, je sollicite mon réseau non pas pour moi mais pour améliorer la qualité de vie de la chienne : la faire jouer dans un parc, l’aérer en dehors de la ville… La relation d’aide n’est plus directement centrée sur mon handicap, elle s’est transférée sur Poppy !

 

Comment Poppy est-elle intégrée à votre milieu professionnel ?
En tant que Chien Guide, Poppy travaille aussi ! Je l’implique et l’utilise professionnellement pour tester des parcours. Elle est dans la prise de décision du cheminement, elle a sa propre interprétation de l’équipement de la voirie ! Si elle refuse de passer par un endroit, c’est qu’elle a ses raisons. Je compare ensuite avec un déplacement à la canne et je fais remonter les informations… En terme d’intégration dans l’équipe, ça se passe très bien ! Mes collègues se sont spontanément organisés pour lui changer sa gamelle d’eau le matin et la promènent lorsque j’ai un empêchement. Sa présence fait du bien à tout le monde ! Si quelqu’un a un coup de blues, Poppy va aller lui faire un câlin, si quelqu’un a besoin de se défouler, il va aller jouer dans le couloir avec elle… Aujourd’hui, enlever Poppy de l’équipe serait réellement dommageable pour tous !