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Le rôle de la table dans l'histoire des idées

Interview de Michel FAUCHEUX

<< Dis moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es >>.

Michel Faucheux est maître de conférence en Littérature française et histoire des idées à l'Institut national des sciences appliquées (INSA) de Lyon. Il explique ici comment "les grands moments de l'histoire des idées sont associées à la table". 

En se référant à différents moments de l'histoire, il fait ressortir le rôle de la table "comme moyen de lecture des idées" que ce soit à Lyon ou ailleurs. De même, la nourriture préparée peut être considérée comme révélatrice de ces idées dans la mesure où "il y a toujours une dimension symbolique du repas contenu dans le lien fait entre ce qu'on mange et l'imaginaire auquel il renvoie".

L'art culinaire est donc riche d'interprétations. C'est notamment un moyen de sociabilisation et de contact entre les civilisations.

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Date : 31/08/2004

Vous êtes enseignant à l’Insa et vous travaillez sur l’histoire des idées. En quoi la cuisine vous a t-elle intéressée ?
La nourriture m’intéresse parce qu’on peut y lire l’histoire des idées. Dans mon livre, j’ai essayé de montrer que les grands moments de l’histoire des idées sont associés à la table. Il y a de très nombreux exemples : la Genèse et le fruit défendu, la cosmogonie babylonienne, dans laquelle les dieux naissent à table, la philosophie grecque et l’importance qu’elle donne au Banquet, qui renvoie au moment où l’on boit et à la stimulation de l’esprit et de la réflexion, etc. On peut aussi penser au Moyen Age et à la table ronde. La table est un lieu où s’exprime la construction des idées. Ainsi, on peut remarquer que lorsque les couverts apparaissent au 15ème siècle, c’est le signe de la naissance d’un concept nouveau : celui d’individu. Lors de la révolution française, la table est le lieu où l’on fait de la politique. Les premiers restaurants, tenus par les cuisiniers qui ont perdu leur emploi chez les aristocrates, ouvrent leurs portes et la Constitution de 1793 est rédigée dans l’un d’eux. Cela inaugure la tradition des banquets républicains qui seront longtemps des hauts lieux de la politique.

Y-a-t-il une tradition particulière à Lyon ?
Je ne suis pas lyonnais, mais il y a ici une tradition gastronomique très familiale qui veut que la table soit un lieu de convivialité et de réunion et, en tout cas, un lieu d’assemblée. C’est comme cela que je verrais la table lyonnaise ; accompagnée d’une tradition politique : Herriot, Barre, etc. C’est une tradition qui n’est pas propre à Lyon, mais sans doute la ville s’en est-elle d’autant mieux saisie qu’il y a correspondance entre cette tradition républicaine et la nourriture traditionnelle lyonnaise.

Vous avez parlé de la table comme moyen de lecture de l’histoire des idées, en comprenant davantage la « table » comme un lieu physique et moins au travers de ce qu’il y a dans l’assiette. Est-ce que ce qu’on mange et la façon dont on le mange exprime aussi ce que l’on pense ?
Oui. Il y a toujours une dimension symbolique du repas contenu dans le lien fait entre ce qu’on mange et l’imaginaire auquel il renvoie. Par exemple, dans les plats servis lors de festins médiévaux, il est souvent utilisé des épices. On peut supposer que c’est parce que c’est un produit nouveau et de luxe, mais c’est aussi parce qu’il exprime un imaginaire bien particulier. Pour l’époque médiévale, les épices sont charriées sur le Nil qui prend sa source au Paradis, donc, mettre des épices sur les plats, c’est leur donner un goût de paradis.

Est-ce que l’on retrouve la même dimension dans les interdits alimentaires juifs et musulmans ?
Oui, tout à fait. C’est vrai de ce qu’on mange comme de ce que l’on ne mange pas.

Seriez-vous d’accord pour dire que les cuisiniers qui font de la cuisine créative construisent un discours sur le monde contemporain alors que la cuisine traditionnelle joue plus sur un registre de l’imaginaire ?
On comprend le chef cuisinier comme celui qui exerce une pratique de création et d’invention. Or, c’est souvent cette pratique de création qui est à l’œuvre dans l’art contemporain, un art qui vise à innover plutôt qu’à imiter. C’est vrai de la peinture, c’est vrai aussi de la cuisine. Donc dans un sens, oui. Pour autant, ce n’est pas vrai de tous les chefs. Beaucoup maintiennent des références à la mémoire, à l’identité et respectent un équilibre scrupuleux entre mémoire et invention.

Comme pour l’art contemporain, diriez-vous que ce langage de la cuisine contemporaine est parfois difficile d’accès ?
La cuisine des chefs est parfois un peu coupée du monde et je n’ai pas l’impression que le public navigue facilement de la cuisine traditionnelle à la cuisine de chefs. C’est une cuisine qui n’est pas toujours accessible, souvent réservée à une élite financière et qui, par conséquent, circule moins que d’autres arts. Quelles est la sociologie du public des trois étoiles ? Des particuliers ? Des repas d’affaire ?

Les repas se fractionnent, on mange de moins en moins ensemble et de plus en plus rarement à table. Qu’est-ce que cela révèle ?
Cela reflète une porosité de plus en plus claire entre les temps de travail et de non-travail. La séparation entre les deux s’affaiblit, du coup, on mange au travail, en consultant ses mails, etc. C’est frappant et inquiétant car cela accompagne un phénomène beaucoup plus général qui est la disparition de la table comme lieu du repas. On mange debout, en faisant ses courses ou devant la télévision, etc. Il y une corrosion des formes de sociabilités familiales centrées autrefois sur la table.

La table comme lieu de sociabilité s’effaçant, est-ce que ça veut dire qu’on pourra de moins en moins faire le lien entre l’histoire des idées et la table ?
Paradoxalement, je pense que, en même temps que les formes traditionnelles de la table sont menacées, la nourriture devient un enjeu, non plus culinaire, mais politique. La question politique du type de société où nous sommes apparaît à travers la question des OGM, de la malbouffe, etc., qui renvoie à des enjeux politiques et notamment à la question de savoir si on doit continuer dans la voie post-industrielle qui manipule la nourriture, etc. C’est un enjeu français, mais pas simplement. Cette question traverse également la société américaine, comme le montre le film Super size me, de Morgan Spurlock. L’obésité américaine est une métaphore de l’opulence de la société américaine. C’est la métaphore d’une société puissante mais statique, et qui ne va pas bien. C’est pour cela que la nourriture est un enjeu qui dépasse le simple domaine culinaire. C’est vraiment : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es »,

Une ontologie de la cuisine !
Oui. Mais c’est surtout vrai en France où l’on a fait de la nourriture une culture. Puisqu’on a fait de la nourriture une forme d’art, alors on accepte de prendre le temps de la savourer. Nous avons une relation particulière à la nourriture, ce qui n’est pas le cas d’autres sociétés où manger, c’est subsister.

« L’art culinaire » peut-il être un point de contact entre des pays occidentaux et des pays orientaux, comme la Chine ou le Japon, qui ont également une tradition culinaire forte ?
Ce qui peut être un point de contact, c’est la dimension du plaisir esthète : la nourriture japonaise est un assemblage qui se déchiffre. Mais il y a cependant une grande différence. Dans la cuisine orientale, tout est donné d’un coup : les plats sont amenés en même temps à table et c’est à nous de composer. A l’inverse, nos repas ont un début et une fin, une entrée, un plat, un dessert. La cuisine occidentale prend place dans un temps linéaire, elle raconte une histoire.

1 Fêtes de table, Éditions du Felin, 1997.