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La prise en compte du patient dans la formation médicale

Interview de Guy LLORCA

<< L’enseignement dans le champ de la santé doit être obligatoirement à la fois scientifique et humaniste >>.

Guy Llorca est professeur de thérapeutique et chef de service de rhumatologie au Centre hospitalier Lyon Sud, acteur de premier plan dans la réflexion pédagogique et sur les questions de décision et d’éthique médicale. Il apporte son point de vue sur les enjeux de la formation en santé et sur certaines évolutions qui transforment l’exercice de la médecine, comme la place grandissante accordée au patient.
Parmi ses nombreuses fonctions et réalisations, Guy Llorca a créé le diplôme de pédagogie médicale à l’université Claude Bernard Lyon 1 et préside les Actualités Claude Bernard, colloque de formation continue. Il est l’un des membres fondateurs et administrateur de la Société Internationale francophone.

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Date : 11/10/2004

Quels sont les grands principes de la pédagogie dans la formation (initiale et continue) en santé ?

La pédagogie est longtemps restée traditionaliste, basée à la fois sur la transmission tutoriale d’un savoir et sur un apprentissage « sur le tas », dans les hôpitaux. Au début du XXe siècle, des études ont montré que la médecine n’était pas assez scientifique, initiant un vaste courant de rénovation dans la formation en médecine dans lequel nous vivons encore. Les réformes incessantes traduisent ce fait : il faut se réadapter continuellement au progrès. Tous les cinq ans, le savoir thérapeutique est à revoir. L’enseignement dans le champ de la santé doit donc être obligatoirement scientifique ; second principe, il doit être aussi obligatoirement humaniste, car nous traitons de l’humain. De ce fait, l’apprentissage des professionnels de santé prend aujourd’hui en compte la communication et la relation avec le patient. C’est le principe de la cascade : nous autres enseignants formons des futurs professionnels de santé qui formeront ensuite la personne malade, ou potentiellement malade. Ceci signifie qu’une personne ayant besoin de soins ne sera correctement soignée que dans la mesure où elle participe à ses soins. C’est la raison pour laquelle chaque acteur de santé doit être un peu pédagogue. Il faut amener le patient à comprendre ce qu’il faut et ce qu’il veut comprendre, de façon à ce qu’il « devienne adulte » par rapport à ses soins, y adhère vraiment. Le praticien doit aussi avoir en tête la valeur de la solidarité collective. A partir de là, on admettra que la relation médecin-malade a évolué. Elle n’est plus duelle mais trilogique : il y a des soignants d’un côté (et non un soignant : on soigne en équipe), un soigné ou usager du système de santé, et non plus un malade (la médecine de prévention prend en compte l’individu potentiellement malade), qui n’est pas seul mais vit dans un entourage social, culturel qui va participer à ses décisions, enfin la collectivité sans laquelle on ne peut accéder aux soins modernes. Notre souci en pédagogie est d’amener les professionnels de santé à faire que ces composantes soient toujours présentes dans leur décision. La loi du 4 mars 2002 contient ce principe. Pour moi, le médecin est devenu un conseiller en gestion du potentiel de santé de l’individu. Pour conseiller avec compétence, il doit prendre en compte toutes les dimensions de l’individu. La formation continue l’aide en lui permettant d’évoluer en même temps que les sensibilités du monde.

 

Cette trilogie est-elle bien prise en compte dans la réalité du monde médical ?

Au plan pédagogique, ce modèle se met en place petit à petit. On doit s’affranchir de l’approche paternaliste, dominante en Europe, qui conçoit que le médecin ou soignant sait ce qui est bon pour le malade et lui impose un traitement sans lui demander son avis. Le modèle concurrent est celui des Anglo-saxons : autonomistes, ils considèrent que c’est au patient à décider. La troisième vision, collectiviste, cherche à élever le niveau de santé pour tout le monde, sans se préoccuper de l’individu. La synthèse et le dépassement de ces trois modèles, qui ont chacun des bons et des mauvais côtés, sont réalisés par le modèle délibératif : qu’on le veuille ou non, le médecin est celui qui sait, le patient est celui qui souffre, la collectivité est celle qui peut. En pédagogie, cela se traduit par la recherche de qualité scientifique avec le paradigme de la médecine fondée sur des preuves, par la dimension humaniste avec la prise en compte du soigné dans son contexte social, enfin par la dimension de solidarité et la prise en compte du contexte économique et social dans lequel se déroule le soin : on peut enseigner la même chose à des médecins qui vont exercer à Montchat et à ceux qui vont exercer au Burkina-Faso, mais il faut montrer comment adapter ces savoirs à la réalité quotidienne. Le fait d’accorder une plus grande place au patient n’a-t-il pas des effets pervers, car on sait que le patient peut être influencé par les industries pharmaceutiques ? Effectivement, la pression des patients pose des problèmes. A mon avis, le plus important est qu’il est en train de naître une médecine de désir. Elle s’accompagne de la tendance à médicaliser tous les événements physiologiques de la vie, de la naissance à la sexualité jusqu’à la mort, en passant par l’esthétique ou le sport. Dans le domaine de la sexualité, c’est par exemple la prise de Viagra®, dans le domaine de l’apparence physique ce sera notamment la médecine esthétique. A partir de là, une question se pose, qui ne peut être résolue par les seuls professionnels de santé : cette médecine de désir doit-elle être prise en charge par la solidarité nationale ou laissée à la charge des individus, au risque de créer un système de santé à deux vitesses : les riches enlèvent leurs rides, les moins riches les gardent ? Ceux qui ne pourront accéder à cette médecine de désir pourront connaître une forme de souffrance : on parle de souffrance existentielle par rapport à la souffrance essentielle. Dans ce domaine, on va être obligé de prendre position.

 

Comment concevez-vous le rôle du pédagogue ?

Pour moi, le pédagogue est non pas celui qui remplit un vase, mais celui qui allume le feu : je cherche à susciter la motivation. Il en faut car le soignant va toute sa vie avoir à travailler par lui-même pour se former. La formation continue passe obligatoirement par l’étude personnelle. C’est d’abord une auto-formation, plus ou moins guidée. C’est ensuite le fait de rencontres et de dialogues, dans le cadre de séminaires où des experts interviennent. Les principales difficultés du soignant à se former tiennent à la surinformation : il doit choisir dans les publications les plus adaptées à ses problèmes et détecter ce qu’il ne sait pas. C’est très complexe. Notre rôle est de l’aider à découvrir ses zones d’ombres.

 

Pourquoi avoir créé un diplôme de pédagogie médicale à l’université Claude Bernard Lyon 1 ?

On s’est rendu compte qu’une dérive s’est produite : à une médecine très humaniste jusqu’au début du XXe siècle a succédé une médecine très scientifique, trop scientifique en un sens : on s’est ainsi rendu compte que les professeurs de médecine nommés dans la deuxième moitié de ce siècle n’étaient plus des cliniciens mais des chercheurs, ayant parfois peu d’aptitude à enseigner. On a confondu maîtrise de recherche et professorat. Pour injecter ou réinjecter la valence pédagogique, nous avons créé en 1997 ce diplôme de pédagogie médicale pour les futurs enseignants de l’université, mais aussi pour les professionnels de santé du secteur privé qui s’investissent dans des associations de formation continue. Ce mélange est une richesse. Chacun est obligé de prendre en compte les problématiques de l’autre car, durant l’année, on étudie les problématiques aussi bien d’un chirurgien, d’un biologiste que d’un médecin de santé publique. Chaque année, le meilleur mémoire est récompensé par un prix et les meilleurs travaux sont présentés lors d’un colloque de pédagogie médicale. Quel est le contenu délivré par cette formation (diplôme de pédagogie médicale) ? Nous essayons de balayer tous les aspects de la pédagogie. Les cours sont regroupés sur cinq mois, autour de cinq séminaires : sont abordés les principes de psycho-pédagogie, la question de l’intégration des niveaux de preuve scientifique dans l’enseignement, les méthodes pédagogiques, puis l’évaluation pédagogique : est-ce qu’on veut évaluer ce que les gens savent ou la qualité de ce qu’ils vont faire, leur aptitude à créer de bons médecins ? ; enfin comment participer à la formation continue. Les Actualités Claude Bernard est le plus important colloque de formation continue de la région en santé, destiné aux médecins généralistes.

 

Est-il possible d’évaluer l’impact de ce type d’événement sur la modification des pratiques des participants ?

Un mot d’abord sur ce colloque qui fête ses trente années d’existence. Il réunit 500 participants chaque année. Les deux principaux dispositifs de formation sont les conférences plénières et les ateliers. Les participants s’y rendent en fonction de leur intérêt. Le programme est bâti sur la base de la demande de l’année précédente : chaque participant dispose d’un livret d’évaluation. Il évalue tout et indique ce qu’il souhaite pour l’année suivante. Le comité d’organisation travaille ensuite à faire coller les bons thèmes aux bons orateurs. Les médecins nous demandent de l’actualité, par exemple l’actualité sur le traitement du SIDA. Nous choisissons l’expert le mieux à même de présenter ce thème. Après l’exposé, les participants posent des questions. La partie ateliers permet d’aborder des questions pratiques : comment lire un électrocardiogramme ? Comment réaliser une infiltration articulaire ?, etc. Durant le temps de l’atelier, le participant apprend ou réapprend une thématique. Un livre annuel vient en complément de ces dispositifs. Il faut reconnaître que l’évaluation des pratiques n’est pas possible dans ce cadre. Nous évaluons seulement le degré de satisfaction des participants concernant les orateurs et ce qu’ils pensent avoir acquis. Nous sommes conscients du fossé qui existe entre ce que le participant pense avoir acquis, ce qu’il sait et ce qu’il va utiliser. Avec des collègues, nous réfléchissons actuellement à l’évaluation de la pratique. Nous avons des méthodes, mais il manque les moyens humains et financiers. Or l’université ne s’investit pas dans ce genre d’activité. En outre, l’impact d’une formation sur la pratique est très difficile à évaluer. En pédagogie, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve : cela signifie qu’un professionnel de santé peut recevoir une information lors d’un séminaire, mais que cette même information peut aussi avoir été véhiculée par les médias. Comment être sûr qu’il l’a acquise dans le séminaire ? Ensuite, l’information peut être transmise mais pas intégrée en fonction de résistances, aux raisons multiples. Il est très difficile de démontrer qu’une action pédagogique est à l’origine d’une modification de pratique. Je ne connais personne dans le monde qui le fasse de manière systématique. L’évaluation est un procédé d’amélioration de la qualité des pratiques médicales, appliqué aussi dans le champ de la formation (évaluation des besoins, évaluation de la modification des pratiques…). Mais il semble que la pédagogie elle-même n’est jamais évaluée ? C’est une question fondamentale qui comporte au moins deux aspects. Jean-Jacques Rousseau a distingué le savoir du savoir faire et du savoir être. C’était un premier pas. Le deuxième a été franchi avec la psychologie cognitive. Elle a montré qu’il existe quatre savoirs : le savoir factuel, le savoir procédural, le savoir conceptuel et le savoir décisionnel. A l’université, nous sommes difficilement attaquables sur l’enseignement des trois premiers : « comment sont les choses », « comment marchent les choses », « comment faire les choses ». En revanche toutes les branches de l’enseignement sont déficientes sur le « comment décider de faire les choses ». On ne sait pas l’enseigner, car on enseigne bien que ce que l’on sait évaluer. Avec des collègues de Montréal, nous essayons de mettre au point des outils d’évaluation du savoir décisionnel. Nous sommes en train d’y arriver. Dès qu’on l’aura maîtrisé, on pourra l’injecter dans la formation. N’oubliez pas que la recherche pédagogique est récente. J’ai entendu encore récemment dans une réunion à la faculté que la pédagogie ne s’enseigne pas : ce serait inné.Encore une fausse idée tenace.

 

Ce type de manifestation ne devrait-il pas être organisé par l’Antenne formation continue santé de l’université Claude Bernard Lyon 1 ?

Cela a été le cas, mais c’est une instance lourde et difficile à mobiliser. Nous avons préféré depuis longtemps rapprocher l’organisation du site de la manifestation et ce sont les structures de la faculté de médecine Lyon-Sud qui nous aident. Quand nous rencontrons un problème technique, il faut réagir immédiatement, par exemple remplacer un conférencier qui prévient au dernier moment qu’il ne peut pas venir. Pour être professionnels, nous sommes obligés d’échapper aux contraintes du système administratif centralisé de l’université. C’est de cette manière que l’université doit s’ouvrir. Si demain il y a du bio terrorisme, il faut que l’on forme très vite tout le personnel santé de la région. On ne peut attendre que le service de formation continue le fasse. C’est un constat.

 

Pour revenir aux outils de la formation continue en santé, peut-on considérer que l’informatique et Internet introduisent une révolution ?

Lorsque j’ai introduit très précocement l’ordinateur dans mes cours de thérapeutique à Lyon 1, j’ai immédiatement saisi une modification dans le comportement des étudiants : quand j’enseignais, les étudiants discutaient. A partir du moment où j’ai mis les étudiants devant des écrans où ils pouvaient accéder aux mêmes cours, ils ne discutaient plus. La vérité tombait de l’ordinateur ! L’ordinateur a pour principal intérêt en formation d’être un répétiteur inlassable. Internet pour sa part ouvre des possibilités de transmission de textes et d’images, mais ne débouche pas sur une transformation radicale de nos pratiques de formation.

 

L’enseignement à distance par voie électronique ou e-learning se développe pourtant dans le champ de la santé ?

Effectivement. Nous participons actuellement à de tels enseignements. L’outil informatique permet aux participants de travailler aux heures qu’ils choisissent. Mais ils nous disent vouloir aussi de la formation en présence de formateurs et une discussion en direct, hors support numérique. Un système de formation en ligne ne peut remplacer un tutorat en prise directe avec l’étudiant. Je ne crois plus vraiment à la révolution des NTE, mais je crois à l’échange d’images et de vidéos. Par exemple, à l’issue des grands congrès, on réalise aujourd’hui des résumés de ces congrès sous formes de petites entrevues avec des leaders internationaux. En une heure, on sait ce qui s’est passé, ou on en garde un bon résumé. Cela a du succès. Vous participez au conseil d’administration du site rhône-alpin de formation continue pour les médecins, le SURA-FMC.

 

On a l’impression que ce type de site ne trouve pas son public ?

Le SURA-FMC est confronté à des difficultés : il faut que les données et évaluations soient impeccables à la fois sur le plan scientifique et dans leur mise en forme. Ce n’est pas toujours le cas, car c’est un énorme travail et cela coûte cher. Il faut que les ténors de la formation soient impliqués. Or, aujourd’hui, il n’est pas intéressant pour un expert d’écrire pour le site car il ne pourra valoriser scientifiquement cet écrit et la gratification financière, lorsqu’elle existe, est très faible. Sur le plan des choix stratégiques, les investissements considérables consentis pour le SURA me laissent pour le moins dubitatif, quand on sait que ce type d’outil a peu de chance de déboucher sur des changements notables de comportement ou de pratique, quand je pense également à la difficulté de me faire financer un vidéo projecteur et une caméra numérique par l’université pour former de futurs professeurs, ou, dans une optique moins «loco-centrée », quand on songe aux inégalités planétaires dans les systèmes de soins.

 

Pour finir cet entretien avec les questions d’éthique qui occupent une place croissante dans le débat social et vous intéressent beaucoup : comment transmettre un savoir et décider en matière d’éthique ?

L’éthique est pour moi l’ensemble normatif du jugement de valeur de la décision. C’est indissociable de la formation. Si l’on n’enseigne que des normes scientifiques, on enseigne seulement 20 % des actes d’un praticien. Pour réfléchir sur les questions éthiques, il faut de la pluridisciplinarité. Des médecins, des scientifiques, des juristes, des théologiens, anthropologues, psychologues… vont régler des problèmes complexes qui mettent les croyances et la vie en jeu, par exemple l’euthanasie. Cette pluridisciplinarité et cette réflexion n’ont pas lieu d’être pour régler des problèmes simples. Je me suis aperçu, en présidant le Comité d'éthique du C.H.U. de Lyon, que lorsque la discussion éthique est organisée sur la base de règles précises, dont la première énonce que tout rapport de force est illégitime, les gens s’écoutent et on arrive à un accord du plus grand nombre ; ce consensus m’apparaît comme la moins mauvaise solution. Un procédé approchant à été appliqué au deuxième Congrès d’éthique qui a rassemblé en juin dernier, à Lyon, près de 500 professionnels de santé, surtout des soignants : infirmièr(e)s, personnels paramédicaux, associations. Dans les ateliers, j’ai mis au point un système avec présentation de cas et réponse avec boîtier votant, comme dans certains jeux télévisés. Nous avons proposé au public des attitudes possibles par rapport aux cas présentés. Chacun vote en son âme et conscience, sans qu’il y ait d’effet de prise de pouvoir d’une personne sur le groupe, ou de timidité par rapport à son voisin. Immédiatement, on voit apparaître sur écran l’histogramme de la répartition des choix. C’est une base de discussion, où l’on parle de casuistique, de cas réels auquel nous avons été confrontés. En éthique, le problème est de définir ce qui constituera la référence : quelle est la meilleure solution possible à mettre en œuvre, et qui va l’énoncer ? Une fois que l’on respecte les données scientifiques et les données de solidarité, le reste est un choix collectif où chacun doit pouvoir s’exprimer : ce n’est pas le soignant seul ou le malade seul qui donne la réponse. La vérité est le fruit d’un consensus.